Chapitre 9 - Appel parasite

22 décembre – J-15

Eigishi frissonna quand une bourrasque glacée secoua ses boucles brunes. Elle se tenait devant la porte des Tsukishima depuis trois bonnes minutes ; sa main allait et venait entre la poche de son épais manteau et la sonnette de l'habitation.

Son pouls s'affolait trop. Sa vue ne se réduisait qu'au battant de bois en face d'elle. Son cerveau tournait à plein régime. Allait-elle recroiser la mère de Tsukishima et s'endormir de nouveau sur le bureau de celui-ci et créer d'éternels quiproquos et repartir à dix-huit heures ?

Elle secoua vivement la tête. Non. Cette fois-ci, je ne prendrai qu'un...

— Qu'est-ce que tu fais plantée là ?

... thé.

Elle releva lentement la tête vers Tsukishima même : il venait d'ouvrir la porte, et la dévisageait désormais. Depuis combien de temps lui était-il « resté planté là » ? Elle ne l'avait pas même entendu – et son expression passait tout juste de stupéfaite à... habituellement neutre.

Tsundere, va, ragea-t-elle.

— Navré, rit-elle avec nervosité. Perdue dans mes pensées.

Il la fixa d'un air peu convaincu. Crame-moi donc. Tu n'es pas mieux. Je vois encore ton choc, ton choc !

— ... Entre ? proposa-t-il, sourcils froncés.

— Oui. Bonjour.

Elle pénétra leur entrée là-dessus. L'atmosphère chaude de celle-ci rougit ses joues gelées sous l'hiver ; Tsukishima s'avança avant elle, les mains dans les poches de son pantalon.

— Akiteru, ta chère amie est arrivée, appuya-t-il.

— Oh, Eigishi ? s'exclama-t-on.

Grands Dieux, la mère de Tsukishima-san ! Quel est son prénom, déjà ? Elle m'avait fait une frayeur. Je ne m'en souviens plus ! Elle salua la quadragénaire dès que celle-ci posa les yeux sur elle.

— Bonjour, débita-t-elle. Merci d'avoir gardé mon vélo, je m'excuse pour le dérangement.

— Bonjour. Ne t'en fais pas, c'est la moindre des choses ! Un thé ?

Bien évidemment, un thé... Elle la remercia d'un sourire. À l'instant où on retourna dans le salon-cuisine, Tsukishima se pencha vers elle : elle se raidit en silence, les lèvres tremblotantes. Quoi ? Quoi, il veut quoi ?!

— Sachiko Tsukishima, lui rappela-t-il tout bas.

Elle releva aussitôt le menton, pour se maudire bien vite. Quatorze virgule soixante-dix-sept centimètres séparaient leurs visages, et elle aurait dû le prévoir. Tous deux bloquèrent un instant comme des imbéciles : Eigishi eut tout le loisir d'étudier, de plus en plus secouée, ses petits iris noisette et son nez pointu et ses fins sourcils blonds s'étant haussés et sa fine bouche qui s'entrouvrait désormais à cause d'elle ne savait quelle émotion.

Puis, il se releva et lui tourna le dos en une fraction de seconde. Elle se frotta la nuque avec embarras ; mais derrière ses lèvres, ses dents se serraient dans un mélange de frustration et de culpabilité.

Hétéro panic, check, pesta-t-elle.

— Il y a les mêmes chaussons qu'hier, balaya-t-il. Tu n'as plus qu'à suivre les indications de ma mère.

— Merci.

Ils rejoignirent la pièce à vivre là-dessus. Eigishi s'installa à côté d'Akiteru en silence ; Tsukishima, lui, continua d'éviter son regard, à poser son menton sur sa main dans une tranquillité faussée. L'adolescente se serait arrachée les cheveux, s'il n'y avait ni leur aîné, ni Sachiko. Ne pas se rapprocher de lui, se répéta-t-elle. Il ne faut pas se rapprocher de lui. Akiteru est grand et me connaît depuis le collège, mais Tsukishima-san n'a rien demandé !

— Tiens, Eigishi, proposa-t-on alors.

Si la mère de famille la tira brutalement de ses soucis, elle parvint à la gratifier d'un énième air affable. En face d'elle reposait désormais la même tasse de thé que la veille ; et, puisqu'Eigishi n'était pas assommée par la fatigue, elle étudia enfin d'une brève œillade la pièce à vivre des Tsukishima.

Murs simples et clairs ; plancher de bois ; baie vitrée donnant sur un petit terrain herbeux. Seuls une télévision, une table basse et un sofa habitaient le côté salon de la salle. Du reste régnaient des placards blancs et la haute table à laquelle eux quatre étaient installés.

— Donc, posa Sachiko. Kana Eigishi, c'est ça ? Tu étudies aussi à Karasuno ?

Elle secoua la tête dans un petit sourire.

— Je suis au lycée de Shiratorizawa.

— Oh ! Ça, c'est inattendu ! Pourquoi avoir choisi cette école ?

— Mes parents m'ont encouragée à m'y inscrire car elle est réputée, expliqua-t-elle. Elle pourra m'ouvrir des portes pour mes études supérieures.

— Tu sais déjà ce que tu veux faire ? s'étonna-t-on.

— Je souhaite partir en chimie. Si je réussis, bien entendu, rit-elle avec nervosité.

Ainsi coula leur premier réel échange. Projets, fratrie, loisirs, autres buts, travail de ses parents. Eigishi le savait, cela se résumait à une présentation générale ; mais comment blâmer Sachiko ? Elle découvrait que son fils – que ce soit Akiteru ou Tsukishima – fréquentait une fille. Une telle conversation relevait de la convention.

Puis, ce fut au tour de Tsukishima d'y passer, et il n'en parut pas ravi le moins du monde.

— Kei, lui, a aussi de bonnes notes, s'enthousiasmait petit à petit sa mère. Lui et Akiteru se ressemblent beaucoup là-dessus : volleyball compris.

Un simple mot, et Tsukishima comme son aîné se raidirent imperceptiblement. Si Eigishi fut incapable de savoir ce qu'il se passait dans la tête du premier, elle devinait que le second cachait de quelconques mauvais souvenirs sous un masque modeste. Sachiko le remarqua tout autant, car elle présenta un troisième sucre à Eigishi.

— Dans tous les cas, je suis fière d'eux.

« Auprès duquel te rapproches-tu ? Lequel je dois vendre ? » Puisque ces réponses ne vinrent jamais, car la jeune fille souhaitait n'en mettre aucun dans l'embarras, la quadragénaire n'insista pas. Je pense qu'elle a au moins deviné qu'il n'y a rien entre Akiteru et moi... Non ? Non ?! Elle jeta un bref regard à celui-ci : il se réfugiait dans son thé... manifestement sur le point de rire. Sérieusement ?! Tsukishima-san, je t'en supplie... Mais lui profitait de ce trou dans leur blabla pour se lever.

— Ma tasse est vide.

Ressers-toi du thé ?

— Je vais monter...

— Kei, gronda doucement Sachiko. Tu ne vas pas laisser Eigishi seule.

Il haussa un sourcil, pour pointer Akiteru du pouce.

— Je veux dire, c'est sa connaissance à lui, pas la mienne.

... Aïe ?

— Allez donc vous promener, proposa-t-elle de nouveau. Il ne neige pas, aujourd'hui.

— Akiteru, ne me dis pas que tu es blessé, brocarda Tsukishima. Tu marchais très bien, il y a une heure.

— Je parle de toi, contra sa mère. Allez hop, ton manteau !

Jusqu'à son manteau, elle l'y poussa. Il protesta une poignée de fois – néanmoins, il avait sa mère en face. Si ça avait été Akiteru, il lui aurait fait un chassé à la place... Quoique, je le vois mal en venir aux poings, réfléchit Eigishi. Toujours est-il que la mère Tsukishima-san est persistante. Non pas que ça m'étonne... Elle se leva lorsqu'on l'invita avec joie dans l'entrée.

Je veux dire, le taux de naissance n'a de cesse de chuter, ces dernières décennies. On était à un virgule trente-neuf naissances par femme l'année dernière. Or, les parents veulent des petits-enfants. Donc les mères encouragent leurs garçons à interagir avec des filles quand l'occasion se présente...

Belle raison pour laquelle on les mit à la porte.

Ils restèrent immobiles un instant, muets comme des tombes. La bise glaciale d'hiver fit trembloter les branches des quelques arbres du coin ; une voiture passa en grondant, un chien aboya plus loin. Le ciel froid les surplombait tant qu'Eigishi s'en sentit écrasée. Elle serra discrètement le poing.

— ... Je ne connais pas le coin.

— Ah.

— Je te suis.

Il parut réfléchir un instant : elle toussota donc.

— Des endroits à éviter, c'est ça ? J'ai dit à tout le monde que j'étais ta cousine.

— Ce... n'est pas le problème, s'étrangla-t-il.

— Oh, pardon.

Tsundere. Qu'est-ce que je vais faire de lui ? Ça tombait bien : rien du tout. Il finit par partir dans elle ne sut quelle allée, et elle marcha derrière sans poser la moindre question. Quelques minutes et autres rues désertes s'enchaînèrent avant qu'il ne s'arrête et tourne la tête vers elle.

— Pourquoi marcher derrière ? demanda-t-il.

— Ah – je pourrais me perdre.

— Je dépasse les murets, fit-il remarquer. Tu devrais au moins repérer ma tête.

Je ne les dépasse pas, marmonna-t-elle. Il y a l'excuse de parc du coin, sinon, non ?

Il lui fit pour de bon face, un sourcil arqué.

— Tu connais donc ce patelin, glissa-t-il. Ça aurait facilité la tâche.

Son cœur remonta dans sa gorge : elle fixa ses chaussures, les joues rougies sous le froid. Toujours le froid, car il faisait froid, puisque l'hiver était froid. Désormais, elle sentait Tsukishima la fixer dans l'attente d'une réponse. Sa panique monta d'un cran.

— C'était une phrase mécanique et spontanée résultant de la soudaine proposition de ta mère pour se retrouver à déambuler seuls dans ton pâté de maisons alors que je n'étais venue que pour mon vélo et que tu souhaitais simplement retourner dans ta chambre.

Lourd silence. Eigishi se rendit compte qu'elle avait débité cette phrase en un éclair, s'émerveilla de ne pas avoir bafouillé, puis se maudit en analysant ses dernières paroles. Elle fourra le nez dans son écharpe dans l'espoir de cacher le mitige modelant ses traits.

— Respire ? suggéra Tsukishima.

Elle leva le pouce avec assurance.

— J'ai respiré. Désormais, je vais mieux !

— Félicitations. Tu veux donc rentrer, posa-t-il alors, puisque tu n'es là que pour ton vélo. Navré pour ma mère.

— Non ! débita-t-elle illico. Elle est très sympathique, et c'est agréable de prendre un bol d'air... pour le moins... frais, grimaça-t-elle.

Elle le vit froncer le nez.

— C'est un euphémisme...

Nickel, il pense que je m'ennuie à mourir. C'est bien, mais c'est déplaisant. Mais c'est bien. Mais merde ! Elle n'eut pas le temps de répondre : la sonnerie de son téléphone lui coupa l'herbe sous le pied. Elle jeta une œillade hésitante à Tsukishima, qui se contenta de s'appuyer contre un mur saupoudré de névé.

Elle sortit donc son portable, pour manquer de le lâcher dès qu'elle lut le contact tentant de l'appeler. Elle se retourna d'un bond avec affolement : au bout de la rue, derrière les buissons, dans une voiture... Il n'y avait personne. Mais elle ne put se résoudre à raccrocher au nez du gugusse la contactant.

Ça aurait été un plaisir, si Tsukishima n'était pas en train de la dévisager, surpris par ses réactions en chaîne. Grands Dieux de putain de merde et que sais-je ! Elle répondit à contre-cœur, et posa, la main tremblotante, son téléphone à son oreille.

Oh, Kana-chan ! s'exclama un jeune homme. Tu es à Sendai ? Je voulais venir te voir.

— ... Non. Je n'y suis pas.

Oh ! Où, alors ?

Est-ce que je peux appeler ma sœur en parallèle ? s'affola-t-elle. Cette foutue voix, c'est le gars qui en a après ma participation au séminaire !

— Je suis juste sortie de chez moi, déglutit-elle.

Tu es libre, alors ?

Ne pas impliquer Tsukishima-san, ne pas impliquer Akiteru, il faut juste ma sœur... mais elle n'est pas là !

— Non plus, navrée.

Je pensais que tu ne révisais que le matin. Étrange. Qu'est-ce que tu fais ?

Et là sa trachée refusa-t-elle de sortir tout son. Si elle répondait quoi que ce soit d'autre que « je traîne avec un ami », Tsukishima allait sentir le pot aux roses ; toutefois, si elle disait « je traîne avec un ami », on n'allait avoir de cesse d'enchaîner question sur question. La seule idée de se retrouver retranchée dans un échange sans fin, à déposer des bribes d'information pouvant se retourner contre elle, la terrifiait au plus haut point.

Kana-chan, quelque chose ne va pas ?

— Oh, non, tout va bien ! Je suis dans un patelin à côté, je ne peux pas rester au téléphone.

Yes, j'ai réussi. Discussion détournée, je vais pouvoir raccrocher...

Tu évites le sujet, songea-t-on tristement. Qu'est-ce que tu fais, encore ?

Saloperie ! ragea-t-elle. Son cerveau carbura tant qu'elle n'entendit pas l'adolescent s'approcher. Pire : elle frétilla en étouffant un cri lorsqu'il posa sa main sur son épaule. Son téléphone glissa entre ses doigts ; elle le rattrapa de justesse, car ses réflexes ne la quittaient pas, et que les Dieux en étaient loués. Mais l'expression dubitative de Tsukishima, elle, balayait l'excuse de reste de positivité qu'elle avait vainement tenté de construire.

Frère, si tu joues au prince charmant, je te mets une balayette !

— Tu..., commença-t-il.

Elle plaqua derechef sa paume contre sa bouche.

— Si tu parles, siffla-t-elle le plus bas possible, mon... frère va être méfiant et insupportable.

Allô ? persista-t-on, à l'autre bout du fil.

Tsukishima écarta son poignet sans effort aucun : de ses lèvres se libéra un nuage de vapeur. Elle sentit les doigts du lycéen hésiter à la lâcher, pour se crisper légèrement sur son omoplate, et retrouver leur force initiale. C'était-à-dire, se poser simplement sur son manteau... sans briser ce pauvre contact. Le murmure suivant se résuma à un soupir, car il comprit peut-être en partie qu'il ne devait pas être entendu.

— Tu as dit que tu n'avais pas de frère.

Une lourde culpabilité s'écroula sur elle ; elle alla jusqu'à courber le dos en guise d'excuse. S'il sursauta sous la surprise, il finit par lever une main. « Ne t'embête pas », crut-elle comprendre – du moins, s'il parlait le langage « Akiteru ». Sur ce, il recula un peu mais pas trop, et dévia son regard un peu mais pas trop, et... Et tu me mets la pression, bon sang !

Kana-chan ? continua-t-on.

— Je suis là. Pardon, mon téléphone était tombé. Je suis dans un patelin à côté de Sendai, avec des connaissances de ma famille.

Oh ! Je dois te déranger, alors.

Elle déglutit avec difficulté, dans le vain espoir de dessécher sa gorge ; rien n'y fit. Elle pouvait toujours jouer sa carte Joker. Néanmoins, Tsukishima allait la griller... Et tant pis. Je n'ai pas le choix. Je lui dois déjà des explications pour mon mensonge de basse classe.

— Je leur expliquais mes projets d'études d'histoire.

Naturellement, l'adolescent lui servit un air stupéfait. Il devait croire halluciner, lui qui ne la connaissait que par le spectre de la chimie, l'avait entendue dire qu'elle comptait travailler dans la chimie, et avait assisté à sa participation à une conférence de chimie.

Mais au moins, on la laissa enfin tranquille, de l'autre côté.

D'accord ! Très bien. À bientôt, Kana-chan, et bon courage !

« Tu t'es enfin faite une raison, mes félicitations. » Elle laissa ses cheveux glisser devant ses traits sombres lorsqu'il raccrocha. En face, le lycéen se contentait d'attendre : elle s'inclina une seconde fois, avec bien plus de lenteur.

— Je m'excuse, souffla-t-elle. Akiteru t'a certainement dit que j'avais quelques soucis. Je ne souhaiterais pas t'y mêler, et ai tenté de cacher l'identité de mon interlocuteur. Cependant, cela ne justifie pas un mensonge. Je suis désolée.

Et ainsi étudia-t-elle le béton de l'allée, et ses bottes brunes blanchies par la neige. De longues secondes battirent à ses tempes : elle se crispa d'autant plus en entendant Tsukishima se mouvoir. Où allait-il ? Que faisait-il ? Elle n'était pas même capable de se redresser...

— Relève-toi juste, posa-t-il alors.

... mais elle le fit tout de même. Il s'était appuyé contre un muret, ses mains éternellement fourrées dans ses poches. Cette fois-ci, ses iris se posaient sur elle sans la fuir un pauvre instant.

— Mmh, acquiesça-t-il. Ce ne sont pas mes affaires.

Dieu merci...

— Cela dit, cet échange n'avait pas l'air très salubre. Si tu es toujours dans l'obligation d'envoyer des « Aurais-tu l'amabilité de cesser de me suivre ? », j'espère que tu as des personnes derrière toi pour t'épauler.

— Tu veux dire « ne la joue pas solo face à des stalkers » ?

Il se figea un instant en grimaçant. Mince, c'était dans le mille. Je pensais que mon résumé était hyperbolique.

— Ne t'inquiète pas, je suis censée – j'ai même mis le numéro de la gendarmerie en favori. Win ! l'assura-t-elle énergiquement.

— « Win »..., soupira-t-il en se pinçant l'arête du nez.

Derrière sa paume, elle le vit contracter brièvement les mâchoires. Je suis la championne, lorsqu'il s'agit de casser l'ambiance, se maudit-elle. Elle balaya du mieux qu'elle le put la singularité, chez Tsukishima, de ce bout d'expression. L'avait-elle irrité ? Perturbé ? Toujours fut-il qu'il afficha un sourire flegmatique.

— De toute façon, je ne suis d'aucune aide. Akiteru s'en charge, n'est-ce pas ?

Elle l'étudia, prise de court, tourner les talons pour se diriger vers le bout de la rue.

— Tu as mentionné le parc. En retrouver le chemin est au moins à ma portée.

Puisqu'il ne se retournait plus, elle le suivit en silence.

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