Chapitre 19 - Confidence
Je suppose que je vais repartir..., pensa Eigishi, le cœur dans la gorge. Croiser Tsukishima relevait du miracle, et elle s'en voyait bien allégée, mais la tension régnant ici l'étouffait trop. Alors elle baissa le menton, pour se diriger dans une direction toute aussi aléatoire que la précédente. Un portable, ça se rachetait toujours...
— Naturellement, traîna soudain Tsukishima. Sa Majesté ne s'occupe pas des affaires des péons. Je vous en prie, continuez votre course.
— Ah ? cracha Kageyama. Je viens de lui dire que son portable était tombé. Qu'est-ce que tu balances, maintenant ?
Eigishi cessa lentement sa marche. Espérer se transformer en souris pour passer inaperçue, était-ce trop demander au Père Noël ?
— Il doit être en train de se noyer à l'heure actuelle, le railla l'autre. Où sont passés tes réflexes bestiaux ? Il ne t'es même plus possible de t'accroupir pour attraper un pauvre objet tombé trente centimètres plus bas ? Son Altesse a mal dormi cette nuit ?
Kageyama avança vers lui à grandes enjambées, hors de ses gonds ; mais Tsukishima se contenta de le contourner, et s'accroupit avec légèreté face à la bouche d'évacuation où avait chuté le portable d'Eigishi. Si sa figure conservait son rictus insupportable, son poing, derrière son dos, se contractait légèrement.
Il étudia la grille d'un œil plissé. Puis, il y glissa ses doigts sans la moindre difficulté et le ressortit couvert de neige.
— Sa Majesté est donc aussi un abruti, songea-t-il, un sourcil arqué. Ce ne sont pas les égouts, mais une ligne d'évacuation d'eau de pluie.
— Je n'ai jamais dit que c'était les égouts, jeta Kageyama.
Eigishi étudia le premier le gratifier d'un petit sourire hautain, et le second serrer les dents. Chien contre chat. Abruti numéro un contre abruti numéro deux. Duel ridicule de mâles zêta. Au moins, elle avait croisé Tsukishima, mais elle ne le voyait décidément pas au top de sa sympathie. Et une telle tension électrique l'irritait au plus haut point – ses nerfs étaient déjà à fleur de peau, ils n'allaient pas exacerber son agacement !
— Kei.
Il se tourna d'un bond vers elle – cette fois-ci, pour de bon éberlué. Elle-même fournit un gros effort pour ne pas que son visage crame. Mais en tant que cousine, l'appeler par son nom de famille aurait été suspect.
— Merci pour mon téléphone, s'exclama-t-elle à la place avec joie. Tu m'as surprise, à l'instant. Je ne pensais pas que tu allais sortir faire du sport, aujourd'hui.
Rappelle-toi qu'on est « cousins », idiot... !
— Oh. Ah. Je veux dire, sortit-il enfin, on va éviter que l'oncle et la tante te paient un portable pour Noël.
— Ils ont déjà dépensé trop d'argent, confirma-t-elle.
Elle se tourna vers Kageyama pour le saluer une seconde fois.
— Navrée pour cet incident. Quel est ton nom ?
Le regard interdit de Tsukishima pesai lourdement sur ses épaules. Même du coin de l'oeil, elle savait qu'il pensait très, très fort « tu causes vraiment à ce type ?! ». Mais le type en question lui fit face bien plus poliment.
— Tobio Kageyama.
— Enchantée. Je crois que je t'avais déjà croisé, lorsque j'ai attendu... Kei à l'entrée du lycée ?
Il y réfléchit un instant, le nez froncé ; Tsukishima, de son côté, se releva en s'époussetant les genoux.
— Son cerveau n'est composé que de muscles, commenta-t-il platement. S'il se souvient de toi, c'est un miracle.
— Je sais que c'est ta cousine, siffla l'intéressé.
— Oh, on t'a offert des points de QI à Noël ?
Eigishi s'avança vers lui et lui tapota gentiment le dos.
— Kei, voyons, insista-t-elle dans un sourire acide.
Il se tendit derechef : elle abrégea donc son échange avec Kageyama.
— Je te souhaite de bonnes fêtes de fin d'année, le salua-t-elle.
— Merci.
Il repartit au petit trot, non sans une dernière œillade noire envers le blond. Une fois hors de leur vue, celui-ci s'écarta de trois bons pas, éberlué.
— Comment tu en es arrivée à laisser ton portable glisser là-dedans ? laissa-t-il tomber. Non, non – qu'est-ce que tu fais dehors tout court ? Il n'y a personne avec toi ?
— Maintenant que je suis seule, non, soupira-t-elle.
— « Maintenant que je suis seule » ? répéta-t-il...
Pour s'étrangler la seconde d'après. Son air passa peu à peu de stupéfait à interdit, puis d'interdit à grave.
— Évite de malmener ton smartphone comme ça, dit-il simplement. Je te raccompagne chez toi, je suppose. Enfin, au coin de ta rue, car il ne faut surtout pas qu'on se croise.
Son trait d'ironie mourut aussi vite qu'il était apparu. Eigishi reprit son pauvre téléphone, en essuya la neige puis passa une paume glacée sur son front.
— Tsukishima-kun, balança-t-elle de but en blanc. Je n'aime pas couper les ponts.
— Ça fait trois heures.
— Ce délai importe vraiment ?
— Tu m'as fait une frayeur.
À elle de se raidir, l'œil rond. Non seulement était-il passé du coq à l'âne, mais en plus, son ton tournait au sérieux mortel. Elle détendit avec labeur sa trachée nouée comme pas deux. Préviens avant de dire un truc pareil, s'affola-t-elle. Surtout que faire des frayeurs aux gens, c'est pas mon dada !
— Navrée pour ça...
— Pourrais-tu arrêter de t'excuser ? l'arrêta-t-il. Aux dernières nouvelles, tu n'as pas choisi de te faire suivre. Simplement, apprendre que ce type, Tsukamura, était un vrai taré... Je suppose que ça en bousculerait plus d'un. J'espère juste qu'il y a des gens derrière ton dos au cas où, conclut-il dans un bref soupir.
— Il y a... ma famille ? grimaça-t-elle.
Il posa pour de bon ses iris sur elle.
— Akiteru m'a en effet dit que ton entourage n'était pas bien fourni.
— Tsukishima-kun, souffla-t-elle. Tu manques un petit peu de tact, maintenant qu'on ne « peut plus se causer ».
Et l'intéressé de remonter ses lunettes de sport pour se pincer l'arête du nez. Un peu plus, et elle aurait juré qu'il se tapait un sale mal de crâne.
— ... Tu as un impératif, là tout de suite ?
— Hein ? s'étouffa-t-elle.
— « Est-ce que tu dois rentrer dans dix minutes piles » ou je ne sais quoi.
— Ah ! Ah. Non, je ne pense pas...
— Dans ce cas, est-ce qu'on peut causer autre part que dans une rue ouverte à des crétins comme Kageyama ?
Elle acquiesça simplement, prise de court. Qu'allait-il encore lui sortir ? Elle envoya un rapide message à sa sœur, effaça le « Kana ? » de Julie et le suivit jusqu'au prochain espace vert – non sans remarquer qu'il avait évité celui où elle s'était confrontée avec Tsukamura. Elle reconnut le banc sur lequel ils avaient fait un ô magistral tournoi de chi-fou-mi : ils s'y assirent en silence.
En face, le givre entravait la balançoire vide du coin. Pas un chat ne traînait ici ; et seuls des arbres à nu, frémissant sous le froid de Noël, daignaient apporter un peu de vie ici.
Le lycéen posa ses coudes sur ses genoux musclés. Aucun malaise ni pas la moindre teinte sauvage de rose ne tachaient sa face. Seule une profonde gravité, plus inquiétante que toutes les paniques du monde.
— Je n'ai pas effacé ton contact, posa-t-il de but en blanc. Mais m'opposer à ma mère est puéril.
Elle ne trouva rien à répondre. Il n'énonçait que des faits, et cette discussion la perturbait déjà assez pour la museler. Le moindre mot qu'elle pouvait sortir n'allait que parasiter leur échange.
— Je n'ai pas su quoi faire, ce matin, continua-t-il. Je n'aurais pas dû sauter ainsi d'une décision à l'autre. Même sans compter la gravité de la situation dans laquelle tu te retrouves, c'était purement et simplement irrespectueux. Je pense que je l'ai réalisé dès que j'ai mis fin à notre appel. Alors lorsque ta tante a expliqué ce qu'avait déniché la gendarmerie... j'ai eu peur.
Cette dernière phrase la heurta en plein bide. Elle s'en était doutée, au vu de la tête que Tsukishima avait tirée ; toutefois, l'entendre l'avouer parvint à la bouleverser. Il paraissait si calme que l'imaginer paniquer ou que savait-elle lui était impossible. Alors avoir peur...
— Maintenant, exhala-t-il, j'ai d'autant moins envie d'arrêter nos discussions. « M'opposer à ma mère est puéril », et je déteste la situation dans laquelle je me retrouve...
— C'est comme tu veux, murmura-t-elle.
— Dans ce cas, est-ce qu'on peut continuer d'échanger ?
— Hein ?
Il passa une main sur son front.
— « Je peux toujours t'envoyer des messages », « tu acceptes de me parler encore » ? traduisit-il, mi-agacé, mi-fatigué.
Elle contourna son ton abrupt sans mal aucun.
— Oui. Je veux dire, il est plus ou moins admis que je tiens à toi – et je suis un poil trop fatiguée pour tourner autour du pot.
— N'est-ce pas...
Court silence. Un oiseau sauvage gazouilla, un enfant clama que savait-elle dans un jardin, Tsukishima recula d'un bond. Ses yeux manquaient de sortir de leurs orbites.
— Hein ?!
— Quoi, « hein » ? paniqua-t-elle.
— Tu sais ce que c'est, le tact ?! enchaîna-t-il, les poings serrés. C'est ton séjour en France qui t'a rendue aussi directe ? Comment tu balances un truc comme ça aussi facilement ? Tu as de la fièvre ? Je pensais que t'étais une tsundere, tu pourrais retrouver ton état normal ?!
— J'ai mentionné que j'étais fatiguée : l'infime partie de tsundere m'habitant s'est réduite en miettes. Et dixit, soit dit en passant. Sinon, pour la France...
— Ne change pas de sujet comme ça !
— Qu'est-ce que je suis censée faire, alors ? soupira-t-elle.
Il remit sa monture sur son nez, le visage fuyant.
— Aucune idée.
— Donc...
— C'était une confession ? questionna-t-il abruptement.
— Oui ?
— De même.
— Ah.
Et un oiseau sauvage gazouilla, et un enfant clama que savait-elle dans un jardin...
— Quoi ?! s'affola-t-elle à son tour.
— Ne me refile pas une réaction à retardement ! siffla-t-il.
— Excuse-moi d'être un poil hébétée face à un aveu aussi abrupt qu'une droite de la part de The Rock... !
Il marqua une pause, elle serra légèrement les dents.
— Qui est « The Rock » ?
— Ce n'est... vraiment pas important. Navrée, je me suis emportée.
Ils soupirèrent en chœur, pour braquer leur regard sur le tourniquet en face d'eux.
— Pas un mot à Akiteru, grommela-t-il ensuite.
— Je suis muette comme une tombe. Je veux dire, je n'ai pas grand-monde à qui parler. Du reste, si tu mentionnes ça à quelqu'un, peu m'importe.
— Je n'ai pas non plus de personnes à qui...
— Oh, Tsukki !
Tous deux sursautèrent derechef, l'œil rond.
La voix à l'enthousiasme d'outre-tombe de Yamaguchi vrilla les tympans d'Eigishi. Elle enfonça derechef son nez rouge dans son écharpe, le cœur battant à tout rompre. Se faire petite, elle devait se faire petite. Me sacrifier pour l'aise de Tsukishima-kun : comme je suis généreuse !
En réalité, elle mourait d'envie s'enterrer six pieds sous terre. Leur situation venait de prendre un tournant si embarrassant qu'elle frôlait l'infarctus. Et merde, et merde, et merde...
Du coin de l'œil, elle remarqua que le lycéen s'étouffait avec sa salive, et toussait désormais en se tapant le plexus.
— C'est un geste peu efficace, déballa-t-elle. Pour cesser une toux...
— Laisse-moi paniquer, s'étrangla-t-il.
Il prit enfin une longue inspiration : son air tourna de stupéfait à neutre – tronche qu'il servit à son camarade se rapprochant à petit trop. La jeune fille n'osa pas lui jeter une œillade.
— Yamaguchi. Ne crie pas mon prénom comme ça.
— Désolé, Tsukki ! Oh, Eigishi-san, salua-t-il ensuite.
Elle se raidit de pied en cap, un sourire crispé aux lèvres. Lui sait que Tsukishima-kun n'est pas mon cousin, et le numéro atomique du Baryum est cinquante-six, dériva-t-elle bien vite. Il posséderait six isotopes stables : cent trente-deux, cent trente-quatre, cent trente-cinq, cent trente-six, cent trente-sept et cent trente-huit ; il fait partie du bloc « s », sa structure électronique est extrêmement simple...
— Comment tu vas ?
— ... et il est dans la période six ! débita-t-elle aussitôt.
— Hein ?
— Bon sang..., exhala Tsukishima.
Lorsqu'elle croisa son regard mi-blasé, mi-timide, elle pria pour de bon de crever sur place. Est-ce je devrais les laisser ? Oui, je devrais les laisser. Elle commença donc à se lever, mais on la retint légèrement par la manche de son blouson. Tsukishima, qui récupéra ses doigts tout aussi vite.
Geste rapide, discret : « tu es censée rentrer accompagnée ». Yamaguchi, à côté, les étudia un petit instant avec surprise – puis, il se mit légèrement en retrait. Il n'avait certainement pas vu son ami retenir Eigishi, et celle-ci espérait qu'il ne se doutait de rien. Même s'ils ne semblaient pas avoir grand-chose à craindre, avec ce bougre-ci.
— Yamaguchi, reprit Tsukishima, Eigishi-san n'était pas censée sortir de chez elle aujourd'hui.
Il rejette la faute sur moi ?!
— Donc tu peux garder ça pour toi ? Ça serait problématique pour elle.
— Pourquoi je le mentionnerais ? s'étonna-t-on.
— Je ne sais pas. Il faudrait la raccompagner aussi. De loin.
« Ne te pose pas de question » : ce sous-texte, Yamaguchi le comprit sans mal aucun. Là-dessus la raccompagnèrent-ils « de loin » ; ils auraient ressemblé à de vrais suiveurs, s'ils ne discutaient pas de choses et d'autres avec fluidité. Puis, elle atteignit le fameux coin de sa rue, et se souvint de l'étreinte encore fraîche qu'elle et Tsukishima s'étaient offerts. Simplissime, et pourtant bien explicite.
Elle lui jeta un œil : il leva une main en guise d'au-revoir. Une expression bien compliquée passa sur sa face, pour disparaître dans l'instant. Elle ne le connaissait pas encore assez. Elle ne parvint pas à la décrypter. Alors, elle ne lui répondit que par un sourire qu'elle sentit brillant, puis fit volte-face aussi sec. La maison de son oncle et sa tante, elle y pénétra dans le plus profond des silences... vite brisé par une simple vibration de son téléphone.
« Tsukishima-kun, 15:11 : Je ne pourrai pas échanger avec toi aussi souvent qu'avant, ou ma mère me trouvera suspicieux. Mais puisque les Nationales sont au tournant, prétexter des joggings est possible. »
Ce n'était pas la dernière fois qu'ils allaient se voir, aussi longtemps allait-elle rester dans ce village paumé... C'était-à-dire, jusqu'au nouvel an. Il restait cinq jours avant que leurs contacts ne s'amaigrissent drastiquement – elle fut soulagée que leurs discussions reprennent.
Mais ce délai si court, il lui laissa un goût bien amer dans la bouche ; et il n'allait pas la quitter avant un moment.
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