5.
Ce n'est que parce que la vision était positive. C'est complètement stupide, de s'enticher aussi vite. Il ne devrait pas rejouer en boucle cette journée, il ne devrait pas, mais il ne peut pas s'en empêcher.
Si la vision s'était mal passé, elle l'aurait détesté, comme les autres. Il aurait été tenu responsable de la mort de son arbre.
Il fait glisser les grains entre ses doigts, pour se détendre.
Il se le dit souvent, qu'il ne devrait certainement pas autant s'attacher. Mais il n'y peut rien, il aime, c'est comme ça, il aime sa famille, il aime les autres. Et il a tant désiré être aimé en retour. Mais il reçoit plus d'attentes et de pression vis-à-vis de son don que d'amour.
Elle sourit, en brossant son épaisse chevelure bouclée. C'est étrange, d'être marquée comme ça. Il faut croire que ce garçon est exactement son genre. Pensant ainsi, elle lâche un petit rire. Elle a déjà été attirée, cette fois est singulière. Un garçon timide et solitaire, couvert de sable et les cheveux en bataille : que peut-elle espérer de mieux ?
Elle fait des grimaces dans son miroir. Secoue la tête, fait virevolter ses cheveux, fait quelques pas de danse, s'écroule dans son lit. Elle réfléchit. Et silencieusement, elle a hâte de retourner voir les Madrigal pour la leçon de cuisine de Julieta.
Une seule journée, une seule journée, bon sang ! Il a suffit d'une seule journée. Et même maintenant, presque une semaine après, impossible de se sortir tout ça de la tête. C'était une journée trop singulière, trop différente, trop lumineuse.
Bruno se redresse. Il soupire, l'air chaud et sec de l'extérieur-intérieur de sa chambre commence à être pénible, quand le soleil est trop fort. Même au fond de sa grotte. Il a donné un peu de nourriture aux rats qui trottinent en rasant les murs pour commencer à les domestiquer et se changer les idées. Au moins une compagnie qui ne demande pas de vision, qui ne donne pas d'avis négatif, qui ne se moque pas. Une compagnie idéale. Est-ce que Catalina serait idéale ?
- Alors, frangin, tu rumines ?
Il sursaute et pousse un petit cri très peu viril. Il n'a pas du tout entendu Pepa se glisser jusqu'ici.
- Je... réfléchis ?
Elle hausse un sourcil et sourit.
- A propos de quoi ? glisse-t-elle avec un ton amusé.
- Heu, de rien. Des rats. Je me demandais ce qu'il préfèreraient manger. Tu penses qu'ils aimeraient plus des arepas ou des biscuits ?
La rousse cligne plusieurs fois des yeux et éclate de rire, tandis qu'un rayon radieux l'illumine et éblouit son frère, qui se cache les yeux sous un pan de son poncho avec un gémissement plaintif.
- Bruno, j'en sais fichtre rien (elle essuie une larme) et franchement je sais pas si quelqu'un sur terre sait. Teste les deux !
- Tu as raison ! s'exclame-t-il avec un sourire gêné mais content d'avoir si habilement contourné la réalité. Je ferai ça.
- Aussi, quelle idée de vouloir nourrir des bestioles pareilles.
Il hausse les épaules.
- On se ressemble, eux et moi.
Et le fou rire de Pepa repart.
- Tu es de bonne humeur aujourd'hui, fait remarquer son frère.
- Oui, un ami est venu m'offrir des fleurs.
- Qui ? Felix ?
Elle rougit et cache son visage avec ses cheveux.
- Co-comment tu... Hm, Julieta, bien sûr. Oui, c'est lui. Mais ça ne veut rien dire, hein !
- Bien sûr, bien sûr...
- D'ailleurs, je venais te voir ("et j'ai parcouru pour ça beaucoup trop d'escaliers" murmure-t-elle) pour te prévenir que ton "amie" (elle appuie fort dessus) Catalina est là. J'ai supposé que tu voudrais certainement aller la saluer.
Il déglutit.
- Oui, certainement. Certainement.
Durant tout le trajet vers la sortie de la chambre, Pepa charrie Bruno. Il répond à peine, l'air troublé et gêné d'avance. Bon sang, que les rapports humains c'est compliqué. Il n'a pas besoin d'y être pour savoir déjà qu'il va probablement tout foutre en l'air avec une seule phrase mal placée, pas pertinente, pas demandée, comme d'habitude.
Si seulement il était possible d'apprendre à lire dans les pensées, pour ne pas avoir de soucis. Tiens, ça aurait dû être ça, son don. Quoique, non, en fait, il aurait sûrement lu plein de mauvaises choses qui lui auraient été douloureuses. Pas bon plan.
Plongé dans ses pensées, Bruno ne remarque presque pas que Pepa le double pour dévaler plus vite les escaliers. Heureusement que sa chambre n'est pas aussi lointaine que sa cave à visions, sinon il n'aurait jamais la force d'aller jusque là-bas et dormirait dans le sable, devant la porte. Ce qui ne changerait pas grand chose, vu qu'il dort déjà entouré de sable.
Sans s'en rendre compte, entraîné pas sa sœur, il grimpe la dune et passe le rideau délicat qui l'isole du monde. A travers les couloirs, il commence à paniquer. Qu'est-ce qu'il est censé dire ?? Faire ?! Trop tard pour réfléchir, il est déjà dans la cuisine.
Julieta, un boudin de pâte dans les mains, rigole aux éclats face à la boule collante avec laquelle se débat Catalina. Ses cheveux noirs couverts de farine, ses yeux bleus rieurs et les doigts couverts de pâte qui s'accroche partout. Il déglutit. Il ne devrait pas avoir le droit d'assister à un moment aussi solaire, il va probablement tout gâcher. Mais c'est trop tard, Catalina l'a vu.
- Oh, Bruno ! Bonjour, comment tu vas ?
Ok, question facile. Ne réfléchis pas trop. Il n'y a pas de mauvaise réponse.
- Comment je vais ? Ah ah, je vais, je vais bien !
Elle sourit. Bien joué, Bruno, tu t'en est sorti. C'était pas gagné, mais tu l'as fait.
Pepa, radieuse, ajoute :
- Catalina, Bruno voudrait savoir si tu es disponible cet après-midi.
Il s'étouffe avec sa salive. La jeune fille aux cheveux noirs penche sa tête sur le côté.
- Bien sûr, je n'ai rien de spécial de prévu.
- Parfait, s'exclame la rousse.
Et elle affiche un air réjouit de réussite. Son frangin ne passera pas, pour une fois, son après-midi seul.
Un trajet calme, sans discussion compliquée. Enfin, le brun peut relâcher un peu de la pression de ne pas savoir quoi dire.
Ils finissent par arriver, au détour d'un sentier et proche des montagnes bordant l'encanto, devant une parcelle où la terre a été récemment retournée. Une minuscule brindille sombre de quelques centimètres de haut pointe le bout de son nez hors de l'humus. Bruno s'accroupit :
- Hmm... ça fait un peu bizarre, de la voir petite, alors que c'est un arbre qu'on a vu dans la vision. C'est un peu comme si on voyageait dans le temps, et qu'on était revenu dans le passé.
- C'est vrai (elle sourit) ça fait bizarre. Mais j'ai hâte de la voir grandir. J'aime bien me dire que le temps réserve encore un avenir pour chacun. J'aime bien ne pas savoir qui étaient les gens devant l'arbre. Peut-être que c'était dans un futur lointain, d'autres personnes qui continuent d'en prendre soin. Peut-être que c'était nous ? Qui sait.
Bruno rougit, cache légèrement son visage sous son poncho.
- Je peux essayer d'avoir une vision là-dessus, si tu veux.
- Non, non merci. Je préfère laisser le temps faire.
Il laisse échapper un petit rire nerveux :
- Ça ne te fais pas peur, de ne pas savoir ?
Catalina le dévisage. Ses yeux bleus observent doucement les traits fatigués du visage du garçon, avant de se tourner vers le ciel. Elle a beaucoup pensé, à ça.
- L'être humain ne peut pas s'empêcher de vouloir savoir. C'est normal, il est curieux, et c'est tant mieux parce que ça lui permet de comprendre son univers et d'évoluer. Mais le fait de vouloir à tout prix savoir peut être stupide. Et l'homme est parfois (souvent, même) une créature stupide, esclave de ses désirs. Alors même si ça le brise, la tentation de vouloir connaître le futur est plus forte.
Elle fait une pause, se redresse. D'une main tendue, elle appelle Bruno à en faire de même. Doucement, elle prend ses mains entre les siennes et effleure de son pouce les paumes du garçon.
- Évidemment que ça me fait peur, de ne pas savoir. De rester dans l'imprévu, de me dire que peut-être, je vais mourir demain. Mais en même temps ainsi, je vis chaque nouvelle étape avec surprise, et je continue de croire bêtement que je peux décider de mon futur.
Troublé, il n'arrive pas à détacher son regard de leurs mains entrelacées. C'est la première fois que quelqu'un touche ses mains aussi délicatement. La première fois, qu'il ressent ces palpitations qui remuent son cœur et ses tripes.
- Tu sais, Bruno (et le miracle sait qu'entendre son nom prononcé par cette voix le fait vibrer), quand tu as fait la vision, pour l'arbre, tu m'as dit que tu ne voulais pas que je sois en colère. J'y ai réfléchi, et je pense que les gens à qui tu montres de mauvais présages ne sont pas en colère. Ils sont frustrés, ils subissent une désillusion. C'est cette désillusion, plutôt que la prédilection, qui est douloureuse. On leur jette à la figure leur impuissance face au temps et face au destin. Et c'est peut-être un peu stupide ou un peu lâche, mais je préfère rester dans l'inconnu que faire face à la désillusion et me condamner à vivre en sachant que mon destin est déjà écrit, et que je ne peux rien y changer. J'ai peur de ne pas savoir, mais j'ai encore plus peur de devoir vivre en sachant que je ne peux rien faire face au temps tout-puissant.
Il ouvre la bouche, la referme. Il ne sait pas quoi dire. Pas quoi répondre. Les mots qu'il vient d'entendre à la fois le remplissent de soulagement et l'aident à respirer une nouvelle fois, et en même temps le troublent. Comme quand quelqu'un trouve les bons mots pour expliquer quelque chose que l'on ne comprenait pas. Il serre un peu les dents, fini par rétorquer :
- N-non, ce n'est pas ça (sa voix tremble), je fais arriver les mauvaises choses. Peut-être que les choses n'arriveraient pas si je ne les prédisaient pas et-
Et elle lui envoi une pichenette sur le front qu'il reçoit avec un couinement surpris.
- Bruno, ne me dis pas que tu as commencé à croire ce que les gens racontent ?
- Mais, et si ils ont raison ? répond-il en se frottant le front.
Elle hausse les épaules.
- Ils ont tord. Les choses arrivent, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Quand c'est imprévu, on ne peut rejeter la faute que sur soi, et ça c'est pénible. Personne n'aime être responsable de ses propres fautes. Alors, quand c'est prédit, c'est tellement plus simple de rejeter la faute sur la personne qui a eu la vision.
Avec un sourire gêné, elle passe sa main dans ses cheveux noirs.
- Désolée, je parle beaucoup. Pour dire des choses un peu trop philosophiques, en plus.
Un moment de flottement, de silence. Bruno fixe le sol, Catalina le regarde lui. Ils finissent par s'assoir l'un à côté de l'autre.
- C'est bon.
Elle est surprise, que Bruno prenne spontanément la parole.
- Ça, ça ne me dérange pas, que tu parles. Moi je ne parle pas beaucoup, et toujours pour dire n'importe quoi.
- Moi j'aime bien quand tu parles. Je suis curieuse à propos de toi.
Il rougit et cache son visage.
- Il n'y a rien à savoir, répond-il d'une voix étouffée par le tissu.
- Tu rigoles ? Il y a tout ! s'exclame-t-elle avec un éclat de rire. Tu es mystérieux, ajoute-t-elle en exagérant son intonation. Le mystérieux Bruno Madrigal que personne ne connait vraiment, hors de sa famille.
Il hausse les épaules :
- Même dans ma famille...
- Raison de plus pour que j'apprenne à te connaître !
Il se recroqueville. Il n'a pas l'habitude d'être au centre de l'attention. Enfin, si, seulement il n'a pas l'habitude que ça finisse bien. Mais petit à petit, il se détend. La voix de Catalina l'apaise, il ne se sent pas en danger. Pepa a bien fait, peut-être, de le pousser à sortir.
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Ouais, longue attente (pas tant que ça, si ? Je ne me rends pas compte) (en fait si)
Deux raisons : la première c'est un syndrome inattendu de la page blanche, la seconde c'est une semaine hardcore de partiels sur lesquels se jouait mon année d'étude, avec enchainé un stage pour finir mon BAFA (hallelujah je l'ai eu), into toujours plus de partiels :D
Donc, heu, me revoilà ? En espérant que vous m'avez pas oubliée :D
Btw je me fais de l'auto-pub mais j'ai créé un nouveau livre d'anecdote et de pensées sur les soins infirmiers, si vous avez 5mn et que vous pouvez aller y jeter un coup d'œil, ça me tient à cœur... 🥺🥺 (oui je mets même un visage mignon pour vous attendrir je suis une personne horrible)
Melo :)
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