2.
La curiosité, la curiosité est plus forte. Même enfoncé dans la pénombre, même si profondément enfoncé dans la mélasse sableuse, le temps continue de l'empresser. Comme un enfant excité qui lui répète en boucle :
"Ait une vision ! Ait une autre vision !"
Il secoue sa tête, le temps est toujours là. Il se concentre sur sa respiration, le temps est toujours là. Il se redresse, le temps l'enlace et lui intime d'utiliser son don.
Bruno s'assoit, se concentre. Tandis que ses yeux s'illuminent d'un vert éclatant, ce vert éclatant qui terrifie les gens, il ouvre la paume de ses mains, et offre son corps comme pont vers le futur. Le sable s'élève.
Lentement, les grains, agités par la magie, s'assemblent et se désassemblent. Des formes, qui deviennent corps, qui redeviennent sable. Il voit une jeune fille danser. Il voit des enfants courir. Il voit un arbre, au tronc tortueux et abîmé. Des formes, aussi, qui remuent à son pied. Mais cet arbre, cet arbre fait vibrer sa magie, fait vibrer son don. Le sable se condense, devient plaquette.
Bruno fait tourner la plaquette de verre entre ses mains, sans la comprendre. Il fronce les sourcil, troublé. Cette vision n'avait absolument aucun sens. C'est vraiment ça qui était si important ?
Il respire attentivement, tapote du bout des doigts le verre. Un arbre, hein ? Où se trouve un arbre pareil ?
Bon, peut-être qu'il est temps qu'il sorte un peu de sa grotte.
Un magnifique arc-en-ciel illumine le ciel dès que Pepa le voit s'approcher. Julieta se décale pour laisser à son frère une place sur le rocher où elle est assise.
-Alors, monsieur s'est décidé à nous bénir de sa présence ? s'amuse Julieta. Ton repos a été bien court !
-En fait, j'ai eu une vision, et comme elle était un peu bizarre, je voulais-
-Tut tut tut, on a dit quoi ? On ne parle pas des dons quand on joue ! le reprend Pepa.
Il lève les yeux au ciel :
-Pepa, tu as littéralement un arc-en-ciel au dessus de la tête.
Julieta éclate de rire, Pepa pouffe.
-Je n'y peux rien, je ne contrôle pas. Je suis heureuse qu'on soit tous les trois, comme quand on était petits ! Alors, j'arc-en-cielle. Sois content que ça ne soit pas un ouragan de colère parce que tu t'isole quand tu ne te sens pas bien !
Il décide délibérément de complètement passer à côté de la dernière phrase.
-Et bien, voilà, tu ne contrôles pas, je ne contrôle pas non plus. J'ai eu une vision. Et une vision bizarre en plus.
-Et elle disait quoi ? l'interroge Julieta.
-Hum... et bien, j'ai vu... des gens ? Et... un arbre ? (devant l'air dubitatif de ses sœurs, il ajoute) Je vous l'avais bien dit, elle est bizarre ! J'y ai rien compris, moi non plus. Et pourtant, je veux dire, normalement il y a rien à comprendre, c'est des visions, pas des énigmes.
Julieta passe un bras autour des épaules.
-T'embête pas trop avec tout ça... reste plutôt discuter avec nous ! Pepa était en train de me raconter à quel point le garçon qui l'a aidée à arroser les champs tout à l'heure était mignon.
La rousse cache son visage tandis qu'un nuage brumeux commence à la cacher. Ses jumeaux éclatent de rire.
-Grhmbl... oui, il était mignon. Et attentionné. Mais on pourrait aussi parler de tous ceux qui te tournent autour, Julieta ! Tu as du succès. Mais... (elle se rapproche, et affiche un immense sourire intéressé) est-ce que l'un d'entre eux t'intéresse vraiment ?
La brune soupire avec un sourire.
-Noooon... pas pour le moment...
Pepa lui saute dessus :
-Tu mens ! Tu mens ! Dis-nous, alors, c'est qui ? Adriano ? José ? Agustín ?
Immédiatement, Julieta détourne sur son frère.
-Et toi, Bruno, une fille qui t'intéresse ? Ou un garçon peut-être ?
Devant l'air intéressé de ses deux sœurs, il se réfugie dans sa capuche, gêné.
-Non, personne. Je ne connais personne de toute façon.
Elles se regardent, et sourient ensembles. D'une seule voix, elles s'exclament :
-On peut s'arranger avec ça !
Ses sœurs sont un trésor inestimable. Il se le dit à chaque fois, qu'il devrait vraiment passer plus de temps avec elles, surtout quand il ne se sent pas bien. Qu'il n'est pas assez bien pour elles, aussi, parfois.
C'est un bon après-midi, pour Bruno. Parce que le passer avec ses sœurs lui avait manqué, que ce sont des moments précieux. Des moments où il se sent plus à sa place.
Mais le temps est inarrêtable, et tout a une fin. L'obscurité remplace la lumière. Après ses trente minutes de marches (vraiment, quelle idée, d'avoir généré une chambre aussi... impraticable !) il arrive enfin dans sa grotte. Un espace silencieux. Sa compagnie : les rats, qui se tapissent dans les recoins en attendant une bonne opportunité. Il se dit souvent qu'il devrait en domestiquer quelques uns, que ça pourrait être marrant.
La nuit s'installe, mais le sommeil est introuvable.
Insomnie totale. L'image de l'arbre qu'il a vu dans sa vision lui rempli complètement la tête. L'arbre, des idées, des pensées. Des pensées qui dévorent, des pensées qui grouillent. Il a beau se tourner, se retourner, la blancheur plâtrée d'un repos qui ne vient pas reste collée dans son crâne.
Comme souvent. Il aura des cernes encore un peu plus prononcées, demain. Il repense à ses sœurs, à sa mère. Il a eu un pincement au cœur, en entendant Pepa et Julieta parler de leurs relations, de ceux qui les attirent, ou qu'elles attirent. Lui, a-t-il déjà seulement attiré quelqu'un ? Il ne fait que repousser.
Il est plutôt repoussant, c'est vrai, il ressemble à un sans-abris qui aurait passé les 72 dernières heures sans dormir, sa chambre est infestée de rats, de poussière, de sable, et il n'est pas franchement à l'aise avec les autres êtres humains. Et tout ça sans compter son don. Les gens, c'est difficile à gérer. Encore plus quand on est Bruno le mystérieux, Bruno le terrifiant, qui fait arriver les mauvaises choses, comme le méchant d'une histoire pour enfant.
Le pire, c'est qu'il pourrait aider, il le sait ! Il se le répète souvent. Que son don est utile. Ça le rassure, sur le fait que tout n'est pas perdu. Même si, mêmes si il continue de penser que son don aurait dû être autre chose. Peut-être, peut-être un truc en lien avec la comédie, il adore la comédie. Changer d'apparence, par exemple ? Il aurait pu faire plein de choses, avec ça, plein de choses mieux que prédire la mort d'un poisson ou l'arrivée d'une calvitie.
- Qu'est-ce que tu es ?
Il sait que s'adresser au temps n'a aucun sens.
- C'est quoi, notre lien ?
Il le sait, oui. Ce n'est qu'une notion, un concept, pas une créature capable de lui répondre.
- Qui est-ce que que je serais, sans toi ?
Le son étouffé du sable qui tombe, au fond de la cavité dans laquelle il mène ses visions.
Sa voix est devenue plus grave, avec le temps qui est passé. Son corps change, son corps grandit. Il n'est pas un enfant, il n'est pas non plus un adulte. Est-il seulement capable d'être adulte ? Sera-t-il adulte un jour ? Pepa et Julieta grandissent, elles ne sont plus les enfant qu'ils étaient, tous les trois. Elles s'éloignent, il s'éloigne aussi. Elles s'intéressent aux autres, aux garçons, qui s'intéressent aussi à elles. Bon, ce n'est pas si nouveau que ça, mais à chaque fois qu'il en entend parler ça lui fait un pincement au cœur. Il n'est plus l'homme de ses sœurs. Il est toujours leur frère, mais la famille, pour elles, semble être en train de s'élargir.
Pourquoi pas pour lui ?
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