CHAPITRE VINGT-TROIS




ASAL


Impossible de dormir encore cette nuit-là. Je finis par me lever. Je frissonne quand mes pieds nus effleurent le parquet trop froid de la chambre. J'avance pour me retrouver face à cette grande baie vitrée qui donne une vue imprenable sur le domaine.

Je l'observe silencieusement. Mes yeux sont alors attirés par le bracelet que Skepsi m'a donné. J'inspire profondément. Je veux sortir d'ici, prendre l'air et m'évader quelques instants. Je me dirige alors vers ma grande armoire et y saisit une longue veste beige en laine. J'enfile des chaussures en cuir. Mes vêtements sont totalement dépareillés mais honnêtement, cela représente le dernier de mes problèmes. Je sors doucement de la chambre en veillant à ne pas faire de bruit.

Je mets du temps avant de trouver des escaliers pour me mener à la sortie menant au le jardin. Je me place alors face à un capteur et fais glisser lentement mon bracelet face à ce dernier. Une petite lumière verte se met à clignoter et les portes s'ouvrent. Je ne peux m'empêcher de sourire amèrement.

- Merci, mille mercis mon amie, dis-je doucement.

Je m'avance alors sur la grande terrasse où trône en son centre une immense fontaine. Elle même surmontée par la statue en pierre d'un lion rugissant. Ses yeux sont symbolisés par de grands cristaux rouges. Une patte fièrement levée, il est prêt à l'attaque, montrant aux ennemis qu'il possède et règne sur ce territoire, qu'il détruira et dévorera tout sur son passage.

Un travail minutieux que j'observe longuement. Je continue de découvrir ce grand jardin. J'explore prudemment les alentours et je remarque au loin une immense clôture de barbelés, des dizaines de caméras. Une immense frontière se dresse entre le maître et ses milliers d'esclaves. Je comprends alors pourquoi j'y ai accès, ils savent que je ne peux pas m'enfuir. J'arrive alors dans un champ magnifique, verdoyant. Le sol est couvert de fleurs en tout genre et de toutes les couleurs : rouges, jaunes, violettes, roses, certaines sont même bleues ou encore blanches. J'aperçois même un groupe d'antilopes se reposant sous les nombreux acacias. Les animaux semblent tranquilles. Je poursuis ma marche dans le domaine. Sur mon chemin, je croise d'immenses arbres centenaires au feuillage fourni. Toutes ces couleurs donnent un ensemble presque chaleureux, presque magique.

L'air commence à se rafraîchir et pourtant je viens m'asseoir sur l'herbe humide. Je lève la tête vers le ciel. Les lunes et les étoiles scintillent avec puissance. J'aime les observer, les contempler et imaginer une vie meilleure. Je cherche les deux étoiles de mes parents mais je ne les trouve pas ce soir. Je cède à la fatigue et m'allonge en fermant les yeux.

**

C'est en fin de matinée que je retrouve Thane à table pour un petit déjeuner tardif. J'ai bien du mal à manger en sa présence. Je suis totalement tendue. Des androïdes m'ont dit ce matin qu'Hippias préparait son voyage, qu'il allait partir plus tôt que prévu. Ils m'ont informée que le gouverneur de Thumos emmènerait une centaine de soldats avec lui parce que la mission allait être plus délicate qu'il ne le pensait.

Je devrais peut-être penser à agir pendant ce temps, il ne resterait que le fils. Le temps que son père revienne ici j'aurais peut-être l'occasion de m'enfuir. Je dois y réfléchir.

Je repousse mon assiette presque intacte. Je croise les bras et je fixe à présent Thane. Je me demande comment il a vécu la mort de sa famille, comment il vit à présent la cruauté de son père ? Comment fait-il pour ne pas voir toutes ces choses ? Je lève les yeux au ciel.

Je ne sais même pas pourquoi je me pose ces questions. Il est très heureux, il est le second au pouvoir. Il peut faire mourir une personne qu'il juge dangereuse en un claquement de doigt. Il sera peut-être plus difficile à tuer que je ne le pensais... D'autres centaines de soldats doivent sûrement rester ici pour protéger le domaine... Hippias n'est pas assez naïf pour laisser Thumos sans une seule présence militaire. Je serre les dents avant d'ordonner au prince assis en face de moi :

- Amène-moi dehors.

Il lève les yeux vers moi et reste un moment à me fixer. Il fronce les sourcils avant de prendre appui sur la table en croisant les bras sur le plateau de cette dernière. Le bois craque, j'ai l'impression qu'il va céder sous la pression du prince qui semble insoutenable.

- Et pourquoi devrais-je t'emmener dehors ? Il me semble que tu n'as aucun ordre à me donner. Dois-je ajouter le fait que si tu es ici c'est pour t'entraîner, pas pour faire des sorties et t'amuser ? me répond-il sèchement.

- Je pense que c'est une demande tout à fait légitime pour tout ce que vous me faites subir toi et ton père, me garder en cage ici ne me fera pas progresser, dis-je.

- Je...

Il semble réfléchir

- ... très bien. Je t'accompagne en ville, tu pourras montrer aux habitants de Thumos ta puissance. Ce sera un bon exercice finalement. Rendez-vous dans quelques minutes ici, habille-toi en conséquence.

Thane finit sur ces mots et s'éclipse. Je me presse alors vers ma chambre et enfile une combinaison que Skepsi m'avait apportée quelques jours avant son exécution. Je ne sais pas si elle se doutait qu'elle allait mourir. Je ne peux m'empêcher de m'en vouloir, c'est moi qui l'ai forcé à me dire toutes ces choses, toutes ces révélations qui lui ont coûté la vie. Peut-être a-t-elle accepté de me livrer ces informations pour que la situation avance... que quelqu'un prenne totalement conscience de tout ce qu'il se passe ici.

Je souffle et me regarde dans le miroir face à mon lit. La combinaison est noire avec des coutures argentées, je ressemble aux soldats de Thumos. Il ne me manque plus que le casque, des armes, des grenades et un air féroce. Je ferme mes mains avec force et comme je m'y attendais, de petites lames tranchantes se déploient sous mes poignets. Un sourire vient étirer mes lèvres.

Je relâche mes mains et les lames disparaissent. J'enfile ensuite des bottes en cuir noires et une écharpe en laine grise que je noue soigneusement autour de mon cou. Je rassemble mes cheveux en une queue de cheval et je sors rejoindre le soldat qui m'attend déjà, les bras croisés sur son torse. Il semble agacé.

- Heureusement que j'avais dis quelques minutes, crache-t-il, j'ai failli t'attendre.

Je reste silencieuse et me contente de le suivre jusqu'à la sortie. Pourrais-je sortir seule ? Non, les portes s'ouvrent en reconnaissant le visage de Thane. Il me sera impossible de sortir par là. Nous passons à travers de nombreuses pièces avant d'enfin rejoindre l'extérieur.

L'air chaud brûle mes poumons et j'ai du mal à comprendre comment les nuits peuvent être aussi fraîches alors que les journées sont d'une chaleur étouffante. Je regrette d'avoir enfiler cette longue écharpe. C'est un climat totalement différent de Keraunos qui est plus tempéré. Nous n'avons pas de saisons comme autrefois sur Terre. Les années se divisent en deux parties que l'on nomme solstices, solstice chaud et solstice froid. Cette planète me fait penser à un vaste désert.

Nous avançons à pied avec le prince, mes chaussures s'enfoncent dans le sable profond. Le rythme de marche que Thane impose est davantage épuisant. Je me rends compte que la demeure d'Hippias est très éloignée de la petite ville qui l'héberge mais aussi que la plupart des richesses du gouverneur servent à entretenir les jardins. Je n'imagine même pas le temps que passent les androïdes à essayer de garder cette pelouse, ces arbres verdoyants dans un désert aussi inhospitalier. Je ne sais pas pourquoi ils ont choisi de construire leur domaine ici et pas dans la capitale, Ares.

Mon père m'avait déjà parlé de cette ville une fois, il m'avait dit qu'elle était immense, qu'elle faisait froid dans le dos et que ses habitants avaient une haine profonde de l'étranger. De grands buildings bordent apparemment les rues et viennent côtoyer le ciel et ses nuages. Le ciment et le béton recouvrent le sol. Quelques arbres se démènent et luttent pour purifier l'air.

Aucun animal, aucune vie, cette capitale est froide tout comme son dictateur. Une ville à l'image de son roi. Nous arrivons au village. C'est la petite mairie qui nous accueille en premier. Thane me fait signe de le suivre et je remarque qu'il joue avec la télécommande qui bloque mes flux. Mon corps me fait souffrir depuis plusieurs jours et ils essayent de me gaver de médicaments pour me soulager mais malgré leurs progrès en médecine, impossible de trouver un remède contre la souffrance.

C'est pourtant tellement simple : laissez-moi libre de diriger mon énergie. Je ne veux pas me plaindre, j'en ai gardé l'habitude, mon père détestait cela. Il nous réprimandait à chaque fois que l'on exprimait notre mécontentement ou notre souffrance. Papa voulait simplement que nous soyons plus forts, plus optimistes. Je le remercie finalement d'avoir fait cela même si autrefois je trouvais ce comportement trop strict pour des enfants de notre âge.

Je continue de suivre le fils d'Hippias et ce que je vois maintenant me laisse sous le choc. Une ville désolée, délabrée et sale. Les routes sont poussiéreuses et couvertes de déchets. Des chiens errants fouillent les poubelles des maisons presque détruites, des fenêtres rapiécées avec des morceaux de bois et cartons, des tags sur les murs... Une odeur immonde flotte dans l'air. Un mélange de crasse, de poussière, d'urine, de déchets. C'est répugnant. Beaucoup de gens font la manche et gémissent. Cette ville respire le désespoir et la souffrance. Des nausées me nouent l'estomac.

Thane continue d'avancer et je remarque que tout le monde le supplie de plus de nourriture, de bonté et de compassion. Ils s'agenouillent et certains prient leurs Dieux invisibles. Certains me dévisagent et je peux entendre un grand nombre de messes basses, impossible de les déchiffrer mais cela m'impressionne et me plonge dans un profond malaise.

Nous croisons beaucoup de soldats armés qui tournent dans les rues. À quoi cela sert-il ? Ces gens sont incapables de se révolter, ils tiennent à peine debout. Un vieil homme m'interpelle, il est assis contre une poubelle. Il a une longue barbe grise et des cheveux crasseux, de vieux vêtements déchirés dont une chemise à carreaux délavée et des chaussures trouées. Il lui manque des dents et ses rides sont très prononcées, son visage est couvert de poussière.

Je le fixe un moment avant de m'approcher et de m'agenouiller face à lui, ignorant le jeune soldat qui s'éloigne.

- Qui es-tu ? me demande le vieillard.

- Je m'appelle Asal, lui dis-je, je viens de Keraunos.

- Qu'est ce qu'une jolie jeune fille comme toi vient faire ici ?

- Hippias est venu me chercher pour l'aider à faire plier les rebelles. Il veut se servir de moi comme une arme pour soumettre la galaxie et prendre le pouvoir sur toutes les civilisations.

- As-tu une alliance avec ce chien galeux ?

Il tousse avant de cracher par terre.

- Non, répondé-je prise d'un haut le cœur. Je suis prisonnière ici à cause de mon pouvoir.

Le vieil homme me regarde un moment avant de soupirer. Sa main vient trouver la mienne et je me retiens de la chasser. Elle est rugueuse et terriblement sèche. Ses ongles sont couverts de crasse. Une larme coule à présent sur sa joue, formant un sillon dans la poussière.

- La fille de la foudre... Tu es notre dernier espoir Asal... Sauve-nous... murmure-t-il.

La fille de la foudre ? Je secoue lentement la tête pour chasser cette pensée de mon esprit avant de serrer sa main en guise de réponse et de lui sourire. L'odeur de la poubelle me donne la nausée et je fais l'effort de le quitter le plus naturellement possible, sans me précipiter. Je rattrape Thane qui s'est arrêté au coin d'une rue. Il ne me fait aucune réflexion alors qu'il a clairement vu la scène. Je reste alors moi aussi silencieuse et nous poursuivons notre visite. J'ai du mal à supporter la vision de ce village martyre... Je regarde le prince à mes côtés, n'a-t-il aucun cœur ? Pourquoi laisse-t-ils ces pauvres gens souffrir et mourir de faim ?

Des enfants attirent mon attention, ils s'amusent avec un bout de corde, celui qui tirera le plus fort. Je souris amèrement. Quel est l'avenir de ces enfants ? De mourir ? D'être réduits en esclavage ? Je baisse la tête et continue d'avancer. Je sens le regard de Thane sur moi.

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