CHAPITRE VINGT-ET-UN
ASAL
Je cours dans une prairie verdoyante et couverte de fleurs, poursuivie par mon père. Nous rions aux éclats. Il finit par me rattraper et me dépose sur ses épaules. Il marche encore de longue minutes jusqu'à ce que nous trouvions un magnifique chêne centenaires - les colons les ont importés de Terre. Mon père me fait asseoir sur une branche puissante et robuste puis se place à mes côtés. Nous regardons l'horizon. Il me prend tendrement la main et commence à fredonner l'une des chansons des soldats de Keraunos, il finit par chanter :
- Entends-tu le chant de la victoire ? Sonneras-tu le cors pour tes frères ?
Les années de labeur sont derrière nous. Entends-tu le chant de la victoire ?
Les hommes courageux reviennent délivrer leurs semblables. Le vent souffle dans les feuilles du vieux chêne. Sonneras-tu le cors pour tes frères ?
Qu'il résonne dans la galaxie. Que tout le monde sache qu'ils ont vaincu le mal, qu'ils sont victorieux. Les ombres poursuivent leurs âmes, cherchant à se venger.
Chanteras-tu le chant de la victoire ? Feras-tu fuir le mal ? Sonneras-tu le cors pour tes frères ?
Je ferme les yeux, bercée par sa voix. Cette chanson est symbolique pour nous ici. « Les hommes courageux » sont nos soldats victorieux de la guerre contre Thumos, ceux qui se sont battus corps et âmes pour nous protéger, pour nous sauver. « Leur frères » sont les habitants de Keraunos, tous ceux qui les ont encouragés, soutenus dans cette longue bataille. Mais cette chanson veut également nous prévenir de grands dangers. « Les ombres » sont les soldats au service d'Hippias. Elles poursuivent les hommes de Keraunos et veulent se venger... Ces hommes obscurs veulent anéantir leurs ennemis pour avoir osé leur faire front.
Un hymne plein de sens et de sentiments que chaque habitant connaît sur le bout des doigts. On l'apprenait dans les cours de musique à l'école, elle était diffusée pendant les funérailles de nos chers disparus. Mais comment la connaît-il ? Elle a été produite et enregistrée après sa mort... Mon père se remet à fredonner et j'ouvre les yeux pour l'observer. Nos regards se croisent et il me prend doucement contre lui et me serre. Je glisse mon bras autour de son buste.
Je le sens alors disparaître. Je panique. Il s'efface devant moi. Sa main dans la mienne s'évapore tout comme le reste de son corps. Il semble horrifié, son visage se dissout dans la brise et disparaît avec le vent. Je me mets à lui crier de revenir, de ne pas me laisser une nouvelle fois. Un gouffre se forme autour de l'arbre. Je me laisse tomber en arrière.
**
J'émerge de mon sommeil dans un sursaut violent. Mon cœur s'emballe et je me laisse aller aux larmes. Je replie mes jambes contre mon buste et mes bras viennent les entourer. Je veux me calmer mais mon esprit n'y parvient pas, trop secoué par des sanglots et des frissons. Je me lève et m'approche du mur vitré. Je regarde le domaine éclairé par nos deux lunes Pnevma 4 et Pnevma 6.
Il est surprenant. De puissants éclairages nous font apercevoir au loin de grandes statues à l'effigie du gouverneur de Thumos. De petites lumières ornent chaque arbre mais tout reste simple et harmonieux. Cela donne presque au jardin un air enchanté et paisible. De petites fontaines projettent de nombreux jets d'eau en suivant une chorégraphie stricte. Je prends place face à la vitre et je soupire en regardant les étoiles. Je paierais cher, très cher pour rejoindre mes parents, mon frère ou retrouver Iremia et mon oncle.
J'espère d'ailleurs qu'il remue la galaxie pour me retrouver, qu'il parviendra à m'aider, qu'il me sortira de ce cauchemars.
Mes yeux soudain s'alourdissent. Je finis par m'endormir, allongée sur le parquet, la tête tournée vers deux étoiles très proches. L'une était celle de mon père d'après ma mère avant qu'elle ne meurt. Peut-être avait-elle raison alors ? Nous rejoignons les étoiles quand nous perdons la vie ?
Je l'espère et maintenant j'y crois. Je regrette d'avoir critiqué ma mère à ce sujet. Je regrette de m'y accrocher seulement dans les moments de détresse.
**
Je reprends mes esprits sur une chaise en métal glacée, placée au milieu d'une pièce. Mes poignets et mes jambes sont accrochés à mon siège avec des cordes serrées. Elles me cisaillent la peau. Je regarde autour de moi. La salle est uniquement faite de béton, seule une vitre recouvre la moitié d'un mur. Je sens alors quelque chose serrer mes tempes. Je lève les yeux et m'aperçois dans le reflet de la vitre en face de moi.
Un casque est placé sur ma tête et des centaines de câbles s'en échappent. Ces derniers se rejoignent dans le plafond et se dispersent à nouveau de part et d'autre de la pièce. Je remarque plusieurs silhouettes derrière la vitre. Je reconnais Hippias et je m'agite alors. Des lumières dansent sous ma peau. Il semble fasciné par cela. Il sourit. La tension électrique s'intensifie rapidement et la chaise commence à se réchauffer. La plupart des personnes présentes avec Hippias prennent des notes, pianotent sur des claviers d'ordinateurs, règlent des machines, semblent acquiescer les paroles de leur roi que je ne peux pas discerner. Leur voix sont étouffées par la glace... Il saisit alors un micro et le tapote avec son doigt. Des bruits stridents résonnent alors dans toute la pièce jusqu'à qu'il prenne la parole.
- Asal, quel bonheur de te revoir. J'ai appris que durant l'entraînement d'hier, tu avais été... disons assez farouche. Je suis surpris par ton intelligence et ton esprit de rébellion mais ne t'en fais pas. Tu sais, je ne veux pas mettre en péril la vie de ma famille ou de mon personnel, alors j'ai trouvé d'autres tests à te faire passer. Je voudrais juste connaître la puissance de ton don. J'aimerais admirer ta force, enfin, celle de ton énergie électrique.
Sa voix me dégoûte, me répugne, son personnage est affreux. Tout son discours sonne faux, je suis convaincue qu'il serait prêt à livrer, tuer tous les êtres vivants de notre galaxie pour accomplir son projet. C'est une bête sans cœur, sans foi, qui détruit et qui manipule. Je serre les poings. Je ne peux pas m'empêcher d'exploser, encore sous le choc de toutes ces catastrophes qui me sont arrivées en l'espace de quelques semaines... Je suis en colère, triste, j'éprouve de la haine envers Thumos toute entière. Je veux détruire cet homme, je veux l'éradiquer. Je veux qu'il cesse de torturer de pauvres innocents, de réduire notre galaxie à feu et à sang.
Je lâche alors toute mon énergie en hurlant de rage. De grands faisceaux lumineux s'échappent de mon corps avec une grande puissance. Mon flux électrique gagne en force et j'augmente sa tension. Je ne souhaite qu'une seule chose : faire exploser cette demeure. Le casque sur ma tête sonne et une alarme retentit. Mes flux sont soudainement coupés. Ma tête retombe et je me sens totalement vide, dépourvue de force comme si mon flux avait absorbé toute l'énergie de mon corps. Je respire fort, mon cœur s'emballe, des gouttes de sueur perlent sur mon front et viennent s'écraser sur mes jambes.
Comment ? Comment ont-ils fait ? En pleine puissance, ils ont réussi à bloquer mon énergie. Les lumières s'agitent sous ma peau et me brûlent. Je n'arrive pas à comprendre. Je tourne mon regard vers Hippias et je le vois visiblement très satisfait. Il saisit une nouvelle fois son micro, provoquant de nouveaux sifflements stridents qui percent mes tympans. Je ne peux réprimer une grimace.
- Merci pour ce spectacle. Tu me vois ravi de constater que notre nouveau mouchard est opérationnel et plus performant, dit-il avant de faire une pause. Ah oui ! N'essaye pas de l'enlever. Je ne te le conseille pas.
Je le vois sortir de sa petite salle annexe. Des androïdes s'affairent pour ranger et faire le point, ils gribouillent sur de grands cahiers, se concertent avant de déserter à leur tour. C'est alors Skepsi qui vient me chercher et me détacher. Je la foudroie du regard. Elle baisse les yeux, honteuse et se contente de faire son travail. Une fois dans le couloir toutes les deux, je me mets à lui hurler dessus.
- Pourquoi tu ne les as pas empêchés ?! Pourquoi tu les as laissé me poser un nouveau mouchard qui bloque tout ce qui me restait de ma planète ?!
- Je n'avais pas le choix, me chuchote-t-elle, je n'ai aucun pouvoir sur eux ma grande... Crois-moi, si j'avais pu faire quelque chose, je l'aurais fait sans hésiter...
Je ne réponds rien, trop en colère. Je crains de dire des choses que je ne pense pas vraiment. Elle me raccompagne jusqu'à ma chambre. Je lui claque la porte au nez sans même lui adresser un autre regard. Mon premier réflexe est d'aller me coucher, j'ai besoin de dormir.
**
Ce n'est que le soir, à la tombée de la nuit, que Skepsi revient me voir. Elle m'apporte un plateau repas avec une soupe. Je lève les yeux vers elle. L'androïde se contente de souffler en s'asseyant à mes côtés. Elle pose le plateau sur ma table de chevet.
- Asal, je t'en prie. Crois-moi. Je n'ai rien pu faire... tente-elle.
- Je peux te poser une question ? lui demandé-je, souhaitant changer de sujet.
- Vas-y, je t'écoute.
- Tu as toujours été une androïde ? Enfin je veux dire... On t'a créée où on t'as transformée ?
- Et bien, non. J'avais une famille, m'avoue-t-elle en se tripotant les mains. J'habitais sur une planète très éloignée d'ici, à quelques années lumières, elle se nommait Arclas. J'étais mariée, j'avais quatre adorables garçons. Et... Hippias est arrivé et a ravagé notre planète. Ils ont tué chaque hommes et garçons et ont kidnappés les femmes pour les rendre en « esclavage ». Si tu préfères, les transformer en androïdes mais il ne s'est pas contenté de nous faire souffrir. Il a réduit en miettes notre planète, nos terres...
Je me remémore alors un après-midi où toute la population de Tæna était regroupée sur la place publique. Un écran géant avait été suspendu pour nous diffusé en direct les ravages d'Hippias et nous tenir informé de son avancée dans la galaxie. Toute la population était sous le choc quand une immense explosion a réduit Arclas au néant, laissant un gigantesque trou noir derrière elle. J'étais très jeune, je me souviens de maman me couvrant les yeux juste après.
- Mais ils t'ont laissé ces souvenirs... Pourquoi ? la questionné-je.
- Pour nous faire souffrir, pour nous rappeler que nous ne sommes rien, pour que nous n'oublions jamais ce que nous a coûté notre rébellion mais aussi pour que nous restions soumis parce que nous avons été témoins des actes atroces qu'il est capable de commettre. J'aimerais pleurer les miens mais c'est impossible. Je n'en suis plus capable. Les androïdes ne sont pas comme les autres. Je m'en veux de ne pas les regretter... J'ai l'impression d'être un monstre. C'était son but, après tout, en nous transformant en machine...
- Pardonne-moi, dis-je en la prenant dans mes bras, pardonne-moi de me comporter aussi injustement avec toi. Merci d'être là et de t'occuper de moi comme il se doit.
Le contact de l'androïde avec ma peau est froid, très désagréable. Son corps est secoué par de légères vibrations et quelques sifflements s'en échappent. Un frisson me parcourt. Je comprends alors pourquoi elle déteste ce corps, cette armure qui l'emprisonne et l'empêche de vivre une vie « d'humaine », une vie dont elle aurait dû profiter jusqu'à sa mort. Comment se sentir vivant dans une machine ?
Skepsi reste alors silencieuse et me repousse doucement avant de m'accorder un faible sourire. Elle se lève et s'éclipse de ma chambre. J'attends qu'elle ait fermé la porte pour retourner me coucher.
Je passe la nuit à imaginer Skepsi et sa famille, son ancienne vie, ses mouvements naturels et ses expressions. Comment serait sa vie, nos vies, si Hippias n'avait jamais vu le jour ? J'aurais rêvé la connaître avant qu'elle ne subisse tous ces changements, toutes ces barbaries. Je suis certaine que nous nous serions entendues, que nous serions devenues de bonnes amies.
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