CHAPITRE QUARANTE-ET-UN




ASAL


Des ruines et le néant. Voilà ce que je découvre et ce qui m'effraie tant. Les yeux grands ouverts, je n'ose y croire... c'est impossible. Mon flux me tire vers l'avant. Il m'ordonne d'avancer mais je ne peux pas, c'est au-dessus de mes forces.

Pourquoi m'ont-ils amenée ici ? Mes mains tremblent affreusement, ma mâchoire est serrée, de grandes nausées me nouent l'estomac. Thane se place à mes côtés et pose ses mains sur ses hanches accompagné d'un léger soupir. Son attitude désinvolte, sa capacité à ne plus être choqué ou blessé par quoique ce soit me dégoute.

Mes poings se serrent sans prévenir, je vais craquer, je vais le tuer... Mes lumières s'agitent et me supplient d'aller plus loin. Je finis par céder et trouve le courage de me mettre en marche. Le sol craque sous mes semelles, je manque de trébucher sur des gravats. Je ne reconnais plus rien. Où sont les rues ? Les places ? Les parcs ? Les maisons ? L'hôtel de ville ? Le marché ? Les enfants qui jouent, les passants ? Alors ils les ont tous tués ? Je veux hurler mais aucun son ne sort, ma gorge est serrée par l'amertume, la colère et le sentiment de désespoir qui m'envahissent.

Le soldat prend de l'avance sur moi et s'aventure dans les décombres. J'ai même l'impression qu'il y prend du plaisir. Il s'attarde sur des plaques gravées, de vieux outils, sur des jouets d'enfants. Il saisit une veste abandonnée et l'examine. Je le laisse faire, je n'ai même pas la force de protester. Mon flux me tire toujours plus vers l'avant.

Nous arrivons alors devant une maison, mais je ne me pose aucune question. Je la reconnais immédiatement. Ma maison. La voir en ruine me mortifie. J'ai l'impression que c'est toute mon enfance, toute ma vie qui sont parties en fumée, mises en pièce, tout autant que la bâtisse qui m'a vue grandir. Mon énergie se fige alors. Je continue pourtant de m'avancer et j'enjambe les nombreux décombres. Elle ne ressemble plus à rien. Il n'y a plus de toit, presque tous les murs sont à terre, les escaliers menant à l'étage sont démembrés. Mes yeux sont attirés par d'anciennes photos de famille abîmées, elles sont déchirées, brulées à moitié, froissées, les cadres sont en milles morceaux... J'ai alors peur de retrouver le corps de maman, là, dans l'entrée.

Cette idée me paralyse et je me laisse tomber brutalement sur les genoux. Mes hurlements s'échappent enfin, ils résonnent dans toute la ville. Mes mains sur le sol supportent mon corps qui est devenu bien trop lourd.

J'ignore totalement les morceaux de verre et les débris qui me lacèrent la peau. Certains se glissent dans ma chair provoquant de violents picotements. Je ne cesse de crier. Mes lumières s'affolent et mon flux prend en puissance. Je sens le mouchard chauffer pour résister à sa puissance, il lutte pour me contenir, il lutte pour ne pas être détruit.

Le sang brûle dans mes veines et j'ai l'impression que mon corps tout entier se transforme en un feu puissant. Mes poumons et ma gorge s'embrasent mais je ne cesse de hurler. Je ne veux pas m'arrêter.

Ces cris se répercutent sur les restes des bâtiments, c'est comme si toute la planète tremblait. J'ai l'impression alors d'entendre les plaintes, les hurlements que mes semblables ont poussés le jour de l'attaque. Ce jour où, moi, je n'étais pas là pour les sauver... Le jour où les armées de Thumos les ont massacrés sans leur laisser une seule chance, sans laisser un seul survivant.

« Ÿahst äzçe bęakse ». Cette phrase ne cesse de se répéter dans ma tête.

Une tension trop importante s'est accumulée en moi. Je finis par exploser quand Thane me rejoint. Je me relève brusquement, les mains en sang, les yeux embués de larmes, les muscles tendus, le corps en fusion, l'esprit déchiré, presque mort.

Il n'a pas le temps de réagir que je me jette déjà sur lui. Mes mains s'accrochent fermement à sa gorge. Nous basculons tous les deux. Son bras heurte une pierre. Je vois sa mâchoire se crisper. Le soldat laisse échapper une plainte. Il attrape son couteau et le plaque contre ma gorge. Son visage vire au rouge en quelques secondes, il force pour me repousser.

Je m'acharne sur lui et pourtant il a l'air totalement détendu, ce qui me met davantage hors de moi. Cette attitude m'exaspère depuis toujours, je ne le supporte plus, je ne peux plus voir son visage. Il me rend folle. Thane exerce plus de pression sur sa lame, elle m'incendie la peau.

- Vas-y ! Tue moi ! crié-je en pleurant. Je n'ai plus rien à faire, vous m'avez détruite, anéantie, vous avez volé ma vie ! Alors tue-moi ! Fais-le !

Sa lumière s'affole, ce qui trahit son calme, il est en réalité terrifié. Mes mains se resserrent un peu plus. Mon flux me tire en arrière mais je résiste à sa puissance. Je n'en peux plus, je veux en finir pour de bon. Je veux qu'il disparaisse.

Si je n'avais pas ce mouchard, je... je... Non. Si le mouchard n'était pas présent dans mon système, je n'aurais rien fait. Je n'aurais pas eu plus d'emprise sur la situation.

Je lâche sa gorge et me recule rapidement. Je trébuche sur une souche et tombe en arrière. Je reste au sol, immobile. Je continue de pleurer de rage. Thane tousse et râle. Il se relève et époussette sa combinaison comme si rien ne venait de se passer.

Le soldat me regarde mais, pour la première fois je crois, ce n'est pas du mépris que je vois dans ses yeux, ni de la colère ou de l'orgueil mais bien de la pitié. Il finit par soupirer et laisse tomber ses bras le long de son corps.

Je remarque mon sang sur son cou et cette vision me dégoûte, mon estomac se serre. Je revois l'homme que j'ai abattu sur Thumos. Un haut-le-cœur secoue mon corps. Une douleur lancinante envahit alors mes mains et je me laisse davantage aller aux larmes. Thane vient se poster face à moi. Je me redresse pour m'asseoir. Je lève les yeux vers lui, presque insolente.

- Je ne pourrais pas te tuer Asal. Si toi tu ne peux pas le faire, pourquoi moi je le ferais ? Je ne vois aucune menace en toi, annonce-t-il froidement.

- Alors pourquoi avoir sorti un couteau ? Pourquoi avoir appuyé ta lame sur ma gorge si je ne suis pas une menace ?!

- Je savais que tu n'allais rien faire et mon couteau, je l'ai sorti par réflexe. Ce sont des automatismes que l'on adopte en entraînement. Jamais je ne t'aurais tranché la gorge. Je ne pourrais pas.

- C'est fou mais... je ne te crois absolument pas, dis-je avec mépris.

- Écoute et réfléchis. À ton avis, combien d'occasions depuis que tu es à nos côtés ai-je eu pour te tuer ?

- Je n'en sais rien, déclaré-je en évitant son regard.

- Bien plus que tu ne pourrais le compter en tout cas. Si j'avais voulu te tuer, je l'aurais fait depuis longtemps.

Je ne réagis pas de suite et sans réfléchir, je lui crache :

- Ÿahst äzçe bęakse !

Je ne sais pas vraiment comment j'ai fait pour le prononcer et surtout si je l'ai bien dit mais peu importe, j'attends sa réaction. Il me fait alors de grands yeux et son visage se referme. Son regard est devenu noir en un instant, ses poings se sont fermés et ses muscles se sont tendus. Sa pitié a disparu.

- Ne prononce plus jamais ces mots. Ne t'avise plus jamais de me dire que je suis « mortel ». C'est le plus grand affront que tu puisses me faire, la plus grande insulte que tu puisses dire à un Thumosien.

Je me relève pour lui faire face et le foudroie du regard. J'en ai assez de toujours m'incliner devant lui. Je souffle. Sa réaction face à cette attaque me donne presque un sentiment de satisfaction.

- Alors tu refuses d'être appelé « mortel » ? Pourtant c'est bien ce que tu es. Tu sèmes la mort sur chaque planète que tu foules comme ton cher père, dis-je avec insolence. Même ton propre nom trahi ce que tu es réellement.

Son front se plisse, quelques gouttes de sueur glisse le long de ses tempes. Il est sous tension. Son regard change une nouvelle fois : plus violent, plus puissant. Mon flux l'appelle encore et encore. Sa lumière suit son chemin éternel à un rythme effréné.

- Tais-toi avant qu'il ne soit trop tard. J'ai juré de ne pas te tuer, ne me fais pas regretter toutes les choses dont j'ai fait serment, rétorque-t-il d'une voix encore plus grave que la normale.

J'ai l'impression qu'il a changé d'attitude, qu'il est passé sur une nouvelle fréquence, encore plus destructrice. Aucun de nous ne détourne le regard. J'ose faire un pas en avant en cédant à la pression de mon énergie.

Thane s'avance. Je suis maintenant obligée de relever la tête pour garder mes yeux rivés dans les siens. Ses iris gris me donnent la sensation de sombrer. Il tente de m'impressionner. J'ai le sentiment que mes jambes menacent de se dérober sous mon poids. Je commence à perdre le contrôle et il l'a compris.

Nos corps sont très proches, trop proches pour que je me sente en sécurité et pourtant, mon flux continue de demander plus de contact comme si Thane était le seul à pouvoir assouvir ce besoin d'énergie. Une énergie qui serait complémentaire mais celle que Thane dégage est « mortelle ».

Nos souffles effrénés se confondent. Ses pupilles ne cessent de se contracter et de se dilater. L'atmosphère entre nous est encore plus étouffante que les fois précédentes.

Son visage se rapproche du mien. Il détourne alors lentement son regard pour observer mon visage, mes lèvres. Je me sens rougir. Sa lumière reste alors fixée sur sa tempe.

Sans prévenir, sans que je ne puisse le prévoir, il se volatilise en seulement quelques secondes. Sa démarche est rapide mais lourde, comme si ses pieds étaient ancrés profondément dans le sol. J'ai l'impression que Keraunos toute entière a tremblé sous les bottes de son destructeur.

Je me laisse retomber au sol. Sans même que j'en ai conscience, Thane a pompé toute mon énergie, il m'a vidée. Le soldat m'a une nouvelle fois dominée.

**

Mon corps tremble, encore choqué de ce qu'il vient de nous arriver, mais pas assez pour m'empêcher d'avancer à travers les ruines. J'observe les alentours et tente de reconnaître les lieux. Je n'avais jamais pensé une seconde revoir Tæna dans cet état, elle est méconnaissable et terriblement angoissante. Elle avait déjà été dévastée après la guerre mais tous les bâtiments étaient encore sur pieds. Nous n'avions seulement eu des pertes humaines. Tæna avait gardé son beau visage.

Un lourd silence règne. Quelques rapaces fouillent les gravats, sûrement à la recherche de quelques charognes. Je viens alors m'asseoir sur quelques pierres entassées, elles formaient la belle fontaine de la place principale, celle qui donnait sur la demeure de mon oncle, la place qui était le cœur de Tæna, son organe vital. Mes yeux se perdent dans tous ces décombres... Je ne peux pas retenir le flot de larmes qui vient brûler mes yeux. Je n'arrive pas à y croire. La vision de la ville de mon enfance dans cet état achève le peu de moral qu'il me restait, elle détruit tout mon être.


Mes lumières et mon flux s'affolent et je sens que le mouchard lutte contre toute cette énergie qui envahit brutalement mon corps. Je frissonne et la tension électrique me presse de me retourner.

Je n'ai plus la force de lutter et j'obéis. Avec un grand étonnement, j'aperçois Thane, statique devant le vaisseau, les poings scellés. Un flot d'angoisses s'empare de moi et me donne la sensation d'étouffer. Mon rythme cardiaque monte en flèche. Le fils de Hippias s'avance vers moi. Je remarque qu'il tient quelque chose dans sa main gauche.

L'implant dans ma nuque me brûle atrocement. Thane continue sa marche vers moi. Il vient s'arrêter à quelques mètres, trois ou quatre, pas plus. Il lève son bras gauche et serre le poing. Mon mouchard se désactive alors et toute mon énergie se dégage.

Je me redresse et toute la rage qui est en moi est évacuée quand je me mets à hurler de toutes mes forces. De puissants éclairs s'échappent de mon corps. J'ouvre les yeux. Thane me fixe. J'ai l'impression que mon flux consume ma peau, que mon sang bouillonne, qu'il menace de consumer tout mon être. Prise d'une terrible colère, je lance mes mains vers Thane pour le foudroyer. Toute mon énergie électrique se précipite sur lui et le percute en quelques millièmes de secondes.

Une puissante explosion se fait alors entendre. Le choc est tel que le soldat est propulsé une dizaine de mètres plus loin. Ma folie se stoppe brutalement. Je réalise ce que je viens de faire, ce qu'il vient de se passer. Je me précipite vers lui.

- Thane ! crié-je, espérant une réponse.


Je cours aussi vite que je le peux.

Je m'arrête soudainement.

Je regarde autour de moi, affolée. Thane n'est nulle part. Il n'y a eu aucun débordement, je ne l'ai pas foudroyé, rien de tout cela ne s'est passé.

Je tremble alors. Mon esprit me joue des tours et maintenant, impossible pour moi de discerner le faux du vrai. Je suis incapable de discerner la fiction de la réalité, incapable de reconnaître ce que mon cerveau créé de toute pièce...

Je me laisse tomber au sol, les pierres et les débris au sol éraflant mes genoux. J'entends le tissu de ma combinaison craquer.

Le vent souffle alors plus fort et des nuages se lèvent. En seulement quelques minutes le ciel se met à gronder, un gros orage prend place au-dessus de Tæna. Le temps a toujours été ainsi, très changeant. Il pouvait faire très chaud et neiger quelques minutes après. Une tempête pouvait souffler, un grand soleil pouvait apparaître quelques secondes après son départ. Mon flux est attiré par l'activité électrique des nuages noirs et lourds. Je ferme les yeux aussi fort que je le peux. Le tonnerre s'intensifie. La foudre forme de longues stries dans le ciel.

Je lève la tête vers le ciel, les yeux maintenant grands ouverts et embués de larmes. Je fixe les nombreux éclairs qui fendent les cumulus. Je sens le ciel se charger d'électricité, l'énergie dans mon corps s'excite et me tire vers le haut. Un bruit sourd se fait entendre. La foudre s'abat sur moi dans un grand fracas. Je suis projetée en arrière contre des ruines, ma tête heurte le sol.

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