Arrivé en bas de chez lui, Lukas rentra son motoglisseur dans le box du rez-de-chaussée et monta directement vers le dernier étage, où se trouvait l'appartement légué par sa mère. Parfois, il se disait qu'il n'aurait jamais dû quitter l'internat de son collège, mais à l'époque, le choix de déménager ici lui avait paru évident.
Sa mère et lui n'avaient jamais été proches : elle l'avait très tôt confié aux bons soins de domestiques puis envoyé dans une pension destinée à l'élite de Stellae. Ils ne se retrouvaient que quelques semaines par an, pour passer des vacances ensemble dans diverses villégiatures du Croissant Intérieur, comme Diamond ou Cristalia. Jada Pratz ne l'avait jamais vraiment traité en enfant, encore moins comme son fils, mais plus comme un vague neveu dont elle aurait eu la charge occasionnelle.
Dans ces enclaves où l'environnement de la Terre avait été recréé, il avait appris à connaître sa personnalité superficielle et fragile et, surtout, sa haine pour Cyrga. Mais envers et contre tout, elle restait sa mère, celle qui l'avait mis au monde. Son décès brutal, d'une attaque cérébrale que personne n'avait vue venir en dépit du suivi médical approfondi dont bénéficiaient tous les citoyens de Stellae, l'avait privé de sa seule parente.
Cette perte avait profondément affecté Lukas, mais elle n'avait pas changé les fondements de sa vie. Il avait élu domicile dans l'appartement de Jada, sous la tutelle de monsieur Bel, le fondé de pouvoir de la famille Pratz. Étrangement, il se sentait plus proche de jada que de son vivant.
Il s'arrêta à l'entrée pour promener son regard sur l'espace vert amande, rythmé par un mobilier de bois terrien aux teintes claires. Ôtant sa veste, il l'envoya sur le fauteuil le plus proche. Sa mère n'avait jamais été très ordonnée, mais il l'était encore moins. Vêtements et gadgets technologiques traînaient un peu partout dans l'appartement. Peu décidé à ranger quoi que ce soit, il se dirigea vers le réfrigérateur pour prendre un soda : la réserve était toujours garnie, grâce au module de suivi des stocks intégré dans l'appareil.
Lukas s'effondra dans le sofa et commanda l'allumage de l'holoTV. Aucun programme des dix chaînes de Stellae ne retint son attention. Il n'avait pas envie de parcourir le catalogue mis en mémoire. En s'aventurant sur les réseaux annexes, destinés à la population de la ville extérieure, il tomba sur un documentaire qui présentait les activités d'Aurora, la plus grande société de prospection et d'exploitation d'argentium de Cyrga. Ses énormes barges sur répulseurs sillonnaient Margarita, pour se fixer au-dessus des gisements. Le reportage expliquait que lors des opérations de pompage, il n'était pas rare que des fuites de « sang d'argent » aient lieu : comme une drogue puissante, la substance attirait les créatures de l'Océan, sous leur forme la plus gigantesque et la plus dangereuse.
Lukas s'était redressé, frappé par les images qui défilaient devant ses yeux. Il ne pouvait s'empêcher de songer à la réaction de sa mère, si elle l'avait surpris ainsi :
« Arrête de regarder ces âneries... Cette planète est dangereuse et toxique ! Ne te laisse pas séduire par ces côtés exotiques qu'on essaye de te faire miroiter, ou sinon, tu vas tout perdre ! Tout, tu m'entends ? »
Bien souvent, il s'était interrogé sur les causes de la colère de sa mère contre Cyrga : la planète lui avait-elle pris quelque chose de précieux pour qu'elle haïsse autant l'endroit où elle vivait, où lui était né ? Pour qu'elle ne voie rien de sa beauté ?
Sur l'écran, une énorme créature surgit devant la barge. Elle ressemblait à une raie manta avec de longs tentacules buccaux terminés en pinces redoutables , ses trois yeux luisaient d'avidité et de folie...
L'image de l'holoTV se brouilla subitement, coupant la retransmission. Malgré tous ses efforts, Lukas ne parvint pas à ranimer le canal 27 ; en désespoir de cause, il ordonna à l'appareil de s'éteindre et se dirigea vers son lit, même s'il n'avait pas cours le lendemain. Il savait qu'il recevrait sans doute une quinzaine d'invitations différentes – le prix de la popularité – mais il était bien décidé à faire le mort. Une journée de révision lui serait plus que bénéfique, s'il voulait préserver son niveau scolaire et préparer sa future position à Stellae.
Sans prendre la peine de se déshabiller complètement, il rampa sous les draps et commanda à son réveil de se déconnecter, laissant le sommeil l'emporter. Demain serait un autre jour.
* * *
Une énorme créature surgit des profondeurs de Margarita, sinueuse et serpentine, avec des yeux pédonculés et une longue frange de tentacules de chaque côté de son corps. Elle ouvrit une gueule démesurée, prête à engloutir d'une seule bouchée le garçon et son motoglisseur ; un bruit assourdissant s'échappait du fin fond des entrailles du monstre...
... celui d'un carillon ?
Lukas souleva une paupière ensablée par le sommeil et parvint, péniblement, à se mettre sur son séant : son réveil affichait huit heures. Il fut tenté de replonger et d'oublier le son horripilant, mais un petit éclair de lucidité lui fit comprendre que si quelqu'un sonnait de si bon matin à sa porte un jour de repos, c'était probablement pour une raison sérieuse. Il avait dormi dans son uniforme, une sale habitude dont il aurait dû se départir voilà bien longtemps. Au moins, il n'aurait pas trop de peine à se rendre décent. Il s'extirpa de son lit, enfila ses bottes et sa veste et déverrouilla serrure.
Il ouvrit de grands yeux en découvrant un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux argentés soigneusement coiffés : monsieur Bel, le fondé de pouvoir de sa mère. La gravité de son expression n'augurait rien de bon.
« Monsieur Pratz... Je pensais bien vous trouver chez vous. Puis-je entrer ? »
Lukas passa une main dans ses cheveux embroussaillés en bafouillant :
« Bien... bien sûr, si vous voulez... »
Il s'effaça pour laisser le visiteur pénétrer dans l'appartement, puis le suivit jusqu'au salon, conscient qu'il connaissait les lieux sans doute aussi bien que lui.
« Est-ce que vous souhaitez quelque chose à boire ? » demanda-t-il, se souvenant vaguement de ses manières.
« Non merci, ça ne sera pas la peine. Puis-je m'asseoir ? »
Lukas hocha la tête. Il n'aimait pas le regard que monsieur Bel posait sur lui : il contenait de la pitié et une certaine appréhension. Il savait au moins qu'il n'était pas venu lui annoncer la mort d'un proche, vu qu'il n'en avait plus aucun. Le visiteur s'installa d'un air emprunté et attendit que le garçon soit assis à son tour pour commencer :
« Monsieur Pratz, comme vous le savez, la succession de votre mère a mis un certain temps à être totalement réglée. Certains de ses placements concernaient des entreprises très éloignées de Stellae et il a été un peu difficile de démêler tout ça... »
Lukas hocha la tête : Jada était native de la Terre ; elle était arrivée sur Cyrga parmi les tout derniers immigrants ; elle venait juste de terminer ses études et pensait qu'elle trouverait de meilleures perspectives loin de son monde d'origine, même sur une planète qui n'était joignable que toutes les trois ou quatre décennies. Le destin ne l'avait pas trahie sur ce point : elle avait d'emblée intégré la haute administration, avec un salaire conséquent ; elle avait pu investir dans divers domaines qui lui avaient rapporté pas mal de profits. Elle avait cependant continué à travailler, essentiellement pour s'occuper l'esprit. Elle sortait souvent le soir avec ses amis et ses relations ; sa vie était devenue irrégulière, tandis qu'elle s'efforçait de remplir chaque instant de son existence à travers son métier et ses loisirs. Elle s'était finalement éclipsée, en laissant Lukas derrière elle, comme un bagage oublié.
« En explorant plus avant, nous avons découvert qu'elle avait subi des pertes importantes dans plusieurs de ces secteurs, et que ces pertes n'avaient pas été prises en compte jusqu'à présent dans le calcul de la succession. Malheureusement, il apparaît que le montant total de vos avoirs n'est pas assez important pour les combler. »
Il marqua une pause, dans un silence assourdissant. Lukas attendait qu'il termine : il soupçonnait déjà ce que monsieur Bel allait lui annoncer, mais il gardait toujours l'infime espoir d'avoir mal compris.
« Monsieur Pratz, je suis au regret de vous annoncer que... qu'il ne vous reste plus rien. Mais ce n'est pas tout : vous allez devoir trouver un moyen de combler les dettes que votre mère a accumulées. »
Il releva la tête et regarda le garçon droit dans les yeux. Lukas se dit qu'il devait être en train de rêver : certains songes semblaient étrangement proches de la réalité. Mais aussi, parfois, la réalité paraissait bizarrement illusoire... Un peu comme quand il avait eu son seul et unique accident de motoglisseur, un an et demi plus tôt. Il s'était retrouvé brièvement suspendu dans les airs, avant d'atterrir brutalement sur le sol. Par miracle, il s'en était tiré sans blessures graves.
Mais cette fois, le choc était plus violent encore : il ne s'en sortirait pas avec deux jours d'hôpital et la recommandation de ne pas utiliser son motoglisseur pendant une semaine.
Celle fois, il lui serait bien plus dur de se relever.
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