Samedi trente juillet. Deux semaines après la fin de mon périple en Italie, le jour de ma fameuse cérémonie de retour est enfin arrivé.
Ma coupe de champagne à la main, je suis adossé à la grande arche qui sépare le salon de la cuisine. La chemise cintrée blanche que je porte, ornée d'un nœud papillon bleu marine, me donne des airs de garçon de café. Ce n'est pas tous les jours que je m'habille élégamment mais, aujourd'hui, j'avais envie de marquer le coup.
Je ne suis d'ailleurs pas le seul : la maison, parée de ses plus belles décorations, semble elle aussi sur son trente-et-un. La grande pièce à vivre, emplie d'un joyeux brouhaha, me fait réaliser que ce n'est pas tous les jours qu'il y a autant de monde ici. Le fait de me dire qu'ils se sont tous rassemblés pour célébrer l'aboutissement de mon voyage me donne le vertige. Au-dessus de la table du buffet, une grande guirlande suspend toute une ribambelle de drapeaux, témoins des voyages réalisés par les autres Quintero avant moi : la France, la Norvège, l'Espagne, l'ex-Tchécoslovaquie... Bientôt, ce sera à moi d'y ajouter celui de l'Italie.
Tour à tour, j'observe Daniela, ma sœur cadette, en pleine discussion avec mes cousines et deux tantes. Vêtue d'une longue robe jaune, elle ponctue son discours de gestes posés et d'un regard plus assuré. Depuis mes trois semaines d'absence, où elle a assuré avec brio son rôle de grande sœur protectrice, elle paraît encore plus mature qu'elle ne l'était déjà.
Dans un coin de la salle, Camilo et Agustín, mes deux frères, chuchotent quelque chose à l'oreille de María Celeste, qui se met à pouffer de rire. Ces trois-là se sont visiblement rapprochés pendant mon absence... J'espère que les deux pitres ne vont pas entraîner ma pechichona dans leurs farces et leurs plans tordus.
Au centre de la pièce, près du buffet, mes parents discutent avec mes grands-parents paternels. Ma mère, coiffée de sa capeline préférée, semble plutôt sur la réserve, tandis que mon père, fidèle à lui-même, fait voler ses bras dans de grands gestes enflammés. Le voir me renvoie une fois de plus à l'une de mes missions du jour.
En dernier, je croise le regard d'abuela Dionisia, assise sur le canapé. Comme elle n'est sortie de l'hôpital qu'avant-hier, elle semble encore affaiblie, mais la voir ici est tout de même une bouffée d'air frais. Si j'ai attendu deux semaines avant de donner cette fameuse cérémonie, c'était évidemment pour qu'elle puisse être parmi nous. Lorsqu'elle m'aperçoit, elle me lance un regard complice. Si nous étions déjà proches, la conversation que nous avons eue à mon retour et les jours qui ont suivi nous ont d'autant plus soudés . À cet instant précis, je sais que, comme moi, elle est en train d'observer et d'analyser tout ce qui se passe.
Pris d'un élan de spontanéité et d'audace, j'attrape une petite cuillère et élève ma coupe de cristal dans les airs en tapant plusieurs fois dessus. Le tintement clair qui s'élève dans les airs perce à travers les discussions ambiantes et, aussitôt, tous les regards se tournent vers moi.
Pendant de longues secondes, nos convives me fixent sans bouger. Surpris par ce regain d'attention soudain, je me racle la gorge.
— Notre Sasa voudrait-il nous faire un discours ? s'exclame soudain mon oncle d'un air enjoué.
— Non, désolé, j'ai juste toujours rêvé de faire ça, rétorqué-je.
Ma réponse suscite déjà quelques protestations dans l'assemblée.
— Oh, allez, maintenant qu'on y est, vas-y, non ?
— Euh... Je sais pas trop...
Tous les regards sont toujours braqués sur moi. Nerveux, je tire sur l'un des pans de ma chemise, qui me semble soudain bien trop rigide et inconfortable.
Puis, là, je croise les yeux de ma grand-mère. Un petit sourire flottant sur le coin des lèvres, elle me scrute avec attention. Elle n'a même pas besoin de parler. Un simple regard de sa part et un signe de la tête suffit à m'encourager à sauter le pas.
Alors, les mains moites, je crispe mes doigts sur ma flute pour décharger mon stress, avant de prendre une grande inspiration.
— Bon, très bien.
Je demeure silencieux quelques instants, avant de me lancer :
— Je ne vais pas vous mentir, j'ai beaucoup réfléchi à ce que j'allais bien pouvoir vous dire aujourd'hui. Je crois que je suis censé vous partager des leçons, des choses que j'ai apprises... Mais j'avais beau le tourner dans tous les sens, je ne me voyais pas trop philosopher sur le moment où j'ai dansé la Tarantelle avec une troupe de napolitains du troisième âge, ou celui où j'ai bravé mes peurs les plus ancrées pour pisser en pleine nuit, en tête à tête avec un chat empaillé.
Mes phrases soulèvent des rires parmi les convives, ce qui me détend un peu.
— Alors, pour tenter de trouver un sens à cette aventure sans queue ni tête, j'ai décidé de lui trouver un titre. C'était un processus long et complexe qui m'a torturé pendant des jours, si bien que j'ai fini par regretter ma propre idée. Puis, un beau jour, j'ai réalisé que le plus marquant de ce voyage resterait les lieux et les situations dans lesquels il m'avait projeté. Tous ces scénarios auxquels je n'aurais jamais pensé être confronté. Et parmi eux, je peux compter un paquet d'aléas qui, sur le coup, m'ont complètement pris au dépourvu. J'ai alors repensé à une conversation complètement inattendue que j'ai eue un soir, en rencontrant par hasard un français dans un bar, Quentin. Lorsque je lui ai partagé ma vision de la vie, que je voyais comme une partition logique où chaque instrument avait sa propre feuille de route, lui a pris le contrepied en me disant que les variations, les envolées inattendues, donnaient justement tout son charme à un morceau. Si, sur le coup, ses paroles m'ont laissé sceptique, je crois que j'en réalise toute la portée aujourd'hui.
Je marque une pause, durant lequel mon regard croise celui de ma grand-mère. La fierté qui y transparaît gonfle mon cœur d'un sentiment d'invincibilité grisant.
— Vous me connaissez, je n'ai jamais été un grand improvisateur... Et pourtant, maintenant que je peux regarder en arrière, je réalise que les difficultés rencontrées en chemin n'ont rien enlevé à la mélodie de ce voyage. C'est pour cette raison que j'ai décidé de l'appeler « l'air de l'incertain ». Parce qu'il m'a appris à apprécier la musicalité des imprévus, de toutes ces choses inattendues qui font de la vie ce qu'elle est... Et aussi parce que j'aime y voir l'homophonie du mot « air ». Parce qu'après tout, ce voyage marque aussi une nouvelle ère, une nouvelle étape dans ma vie. Alors, rien que pour ça, j'espère que cette tradition continuera d'être perpétuée encore longtemps au sein de notre famille...
Je termine mon discours dans un sourire reconnaissant, avant de saisir le drapeau de l'Italie qui m'attend sur le buffet. Je le soulève d'une main un peu tremblante, avant de l'épingler sur le fil de la guirlande aux cotés de tous les autres. Un geste qui termine de concrétiser ce projet fou que je suis finalement parvenu à mener à bout.
Mes yeux balayant la foule, je lève ma flute d'un geste triomphant.
— Merci à tous d'être venus aujourd'hui pour partager ce moment avec moi. Longue vie à Eusevio, longue vie aux Quintero !
Mes paroles sont acclamées par des cris et des applaudissements qui me font chaud au cœur. Je découvre même des larmes dans certains regards, ce qui ne manque pas de me surprendre. Si j'avais su que je serai un jour capable de susciter de telles émotions dans un discours !
Le temps de me remettre de ce moment fort, je décide de me servir une part de gâteau. Je n'ai même pas le temps d'y planter ma fourchette que je suis déjà alpagué par une tape dans mon dos.
— Beau discours, hijo. Je suis fier de toi... Et Diego l'aurait été aussi.
En entendant ces mots, je me fige net. La voix ténébreuse que je reconnais s'est si peu adressée à moi ainsi que je ne peux pas m'empêcher de me méfier. Lentement, je dépose mon assiette pour me retourner et lui faire face.
— Merci, papa, déclaré-je en soutenant son regard.
À ses côtés se tient ma mère, silencieuse mais attentive. Un court silence flotte entre nous, avant que je n'ajoute :
— Vous savez que ce voyage m'a fait reconsidérer le fait de porter son prénom ?
Mes paroles captent aussitôt l'attention de mon père. Les yeux parés d'une lueur nouvelle, il m'interroge sans attendre :
— Ah oui ? Et alors, qu'as-tu décidé ?
— Je vais continuer à me faire appeler Samuel.
Mon verdict avale d'une traite les espoirs de mon père, qui se drape aussitôt dans cet air sévère que je ne lui connais que trop bien. Sauf que, cette fois-ci, je ne le laisse pas m'atteindre.
— Les choses sont différentes, à présent. Si je le fais, ce n'est pas parce que je suis persuadé de ne pas être à la hauteur... Non, si j'en ai décidé ainsi, c'est parce que je ne suis pas Diego. Je suis Samuel. Un type peut-être un brin trouillard et casanier, mais qui est tout de même capable d'être sacrément courageux quand il le faut. Quelqu'un qui est désormais prêt à tout pour atteindre ce à quoi il aspire. À vivre sa vie et pas celle d'un autre.
Un silence plane sur ma déclaration, avant que mon père n'intervienne :
— Vivre ta vie, tu ne sembles avoir que ce mot-là à la bouche... Pourrais-je au moins savoir quelle est cette nouvelle étape dont tu nous as tant parlé dans ton discours ?
Sa question matérialise un moment crucial pour moi. Tout en m'efforçant de taire mon anxiété, je prends une longue inspiration :
— Je vais étudier l'archéologie.
Si mon père semblait jusque-là plutôt mécontent, ces nouveaux aveux le plongent dans une incrédulité des plus totales.
— L'archéologie ? répète-t-il comme s'il s'agissait d'une insulte.
— Oui, affirmé-je. Tout ce que j'ai pu découvrir à ce sujet en Italie m'a ouvert les yeux. Je veux étudier et travailler dans ce domaine.
— Mais enfin, comment peut-on vouloir étudier de vieux fossiles sans intérêt ?
Peu surpris par sa réaction, je lâche un soupir. Voilà pourquoi cette décision avait été si difficile à prendre. Et voilà pourquoi je n'avais cessé de repousser cette discussion à plus tard.
— Ce n'est pas parce que ça ne t'intéresse pas que c'est le cas de tout le monde, papa.
Mon père hausse les épaules, comme s'il s'efforçait d'obtempérer.
— Si ces choses t'intéressent, tant mieux... Mais enfin, ouvre les yeux, Diego, cette lubie passagère n'est qu'un hobby, rien de plus ! Il n'y a pas de débouché là-dedans, tu n'arriveras jamais à gagner ta vie avec ça ! La médecine, voilà ce qui est réellement utile et fera de toi quelqu'un de respectable !
Je prends sur moi pour masquer au mieux mon exaspération et entreprends de me masser les tempes.
— Écoute, papa, je te remercie de te soucier de mon futur statut social, mais ce n'est pas vraiment ma priorité aujourd'hui. J'estime m'être déjà beaucoup plié à vos attentes, à maman et toi, mais là, je refuse de le faire pour un choix aussi crucial. Je veux étudier l'archéologie pour commencer, qui sait où cette voie me mènera ensuite ! Laissez-moi suivre mon propre chemin, c'est tout ce que je vous demande.
Mon père inspire lentement avant de détourner le regard tout en marmonnant quelque chose d'indéchiffrable. Lorsqu'il se tourne de nouveau vers moi, il m'interroge d'un air plus posé :
— Et où souhaites-tu le faire ? Parce que si tu t'attends à retrouver la même richesse archéologique ici, tu vas être déçu. La Colombie, ce n'est pas l'Italie...
— Je sais. C'est pour cette raison que j'aimerais étudier en France.
Deuxième bombe. Cette fois-ci, c'est ma mère qui s'étrangle en premier :
— Pardon ? Samuel, tu es tombé sur la tête, ou quoi ? Tu ne parles pas un mot de français !
— Et alors ? Une langue, ça s'apprend. Ce n'est tout de même pas ça qui va m'empêcher d'y aller...
— Mais enfin, d'où te vient cette idée ? Tu ne nous en as jamais parlé avant !
— Si mon voyage m'a appris une chose, c'est à déceler les signes. Une part de mon intérêt pour la France a été réveillée par deux personnes avec lesquelles j'ai tissé un lien très fort et qui m'ont partagé leur vécu dans ce pays. L'autre relève de quelque chose de plus difficile à décrire. C'est comme si mon intuition me soufflait que mes prochaines aventures devraient être là-bas. Puis, il ne faut pas oublier que c'était aussi les terres de prédilection d'Eusevio...
Loin de convaincre ma mère, mes paroles ne font qu'attiser son anxiété :
— Raison de plus pour ne pas aller t'y aventurer ! Pourquoi veux-tu tenter le diable, Samuel ?
Je soupire. Tout comme le jugement sévère de mon père, je m'étais préparé à la déferlante de craintes de ma mère. Ces angoisses qui avaient bercé mon enfance et alimenté une paralysie constante, m'engluant dans une vie qui, je le réalisais à présent, n'était pas réellement la mienne.
Après l'effet libérateur qu'avait eu ce voyage sur moi, je décelais plus nettement que jamais toutes ces emprises qui m'avaient si longtemps empêché d'être moi. Et il était grand temps que je m'en défasse.
— Sans compter que cela t'obligerait à abandonner ta famille...
Si les derniers arguments n'avaient eu que peu d'effet sur moi, ce dernier argument de ma mère s'abat sur mon cœur comme un coup de massue. Comme toujours, ses paroles viennent titiller des sentiments et un sens du devoir ancrés en moi depuis bien longtemps.
Rassemblant tout mon courage, je prends une grande inspiration avant de déclarer :
— Ne crois pas que ça ne me fait pas de peine, maman. J'y ai déjà beaucoup pensé, et je crois que c'était la partie la plus difficile à trancher dans cette décision... Mais, malgré tout, j'estime avoir le droit de construire une vie à l'image de ce à quoi j'aspire.
Les yeux rivés au sol sous sa capeline beige, ma mère ne répond rien. Étonnamment, mon père ne dit pas grand-chose non plus. Les bras croisés, il se contente de me fixer d'un air concentré, comme s'il tentait de résoudre une énigme impossible.
Comprenant qu'il est temps de faire un pas vers eux, je prends la main de ma mère et la presse fort. Ce geste d'affection lui fait enfin relever la tête et, une fois l'attention de mes parents rivée sur moi, j'ancre mon regard dans le leur avant de sceller d'un ton assuré :
— Je vous promets que vous serez fiers et que je vous rendrais tout ce que vous avez fait pour moi... Mais à ma manière, et en suivant mon propre chemin.
Et j'expire, terminant d'évacuer toutes ces tensions, ces doutes et ces craintes. Ma décision est prise désormais et, peu importe l'accueil qu'on lui réservera, dans le fond, je sais que j'ai fait le plus important : j'ai partagé ce que je ressens, enfin. Je suis en vérité avec moi-même.
Ce constat fait palpiter mon cœur d'une fierté nouvelle et, instinctivement, mes yeux trouvent ceux d'abuela Dionisia qui, toujours immobile à l'autre bout de la pièce, me scrute d'un air analytique. Comme si elle savait ce qui venait de se jouer, elle acquiesce lentement la tête tout en esquissant un sourire serein.
Je l'observe encore lorsqu'une silhouette furtive apparaît dans l'embrasure de la fenêtre juste derrière elle. Je n'ai même pas besoin de porter mon regard sur elle pour savoir qu'il s'agit de la fameuse taranga azuleja qui m'a guidé tout au long de mon voyage.
L'espace d'un instant, le temps s'arrête. J'observe le petit oiseau pendant qu'il me fixe d'un air curieux en penchant la tête. Il ne bouge pas, comme s'il semblait attendre quelque chose de ma part. Je baisse alors les yeux et découvre le morceau de tissu sur lequel il s'est perché.
De tous les drapeaux suspendus sur la fameuse guirlande familiale, c'est celui de la France que mon guide a choisi. Si les paroles de mes parents avaient ravivé en moi la dangereuse flamme du doute, ce nouveau clin d'œil du destin l'engloutit aussitôt.
C'est décidé, j'irai là-bas.
Cette affirmation étire spontanément mes lèvres en un sourire léger, presque enfantin. En voyant l'oiseau déployer ses ailes pour s'envoler, disparaissant à travers l'embrasure de la fenêtre aussi vite qu'il est arrivé, je sais que j'ai pris la bonne décision.
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