Sacha trébucha quand je pris le large. Mon bras, où il appuyait une bonne partie de son poids, s'était dérobé sans qu'il ne s'y attende pendant qu'il avait les yeux fermés. Je le rattrapai in extremis. Il essaya de cacher sa gêne sous un air de reproche, me repoussant dès qu'il fut remis sur ses pieds.
- Préviens quand tu te décales ! grogna-t-il en en faisant mine d'arranger ses lacets, comme si ceux-ci avaient pu se défaire dans l'action.
Il me semblait pourtant que je venais de le prévenir.
- Désolé, fis-je, penaud.
Il me jeta un regard peu convaincu mais m'adressa un hochement de tête pour me signifier que, dans sa grande indulgence, il acceptait de me pardonner. Puis, il croisa les bras et se retourna vers le tableau, comme s'il avait tout oublié de la dernière minute, jusqu'à ma suggestion. Je réalisai alors que nous ne nous étions pas compris. Il n'avait pas saisi que je lui proposai de réellement nous rendre sur les lieux qui avaient inspirés les peintures, il s'imaginait simplement que nous fermerions les yeux et prétendrions y être.
- Tu ne voudrais pas, repris-je après un raclement de gorge, qu'on y aille pour de vrai ?
- Où ça ? demanda-t-il sans me montrer autre chose que son dos.
- Là-bas. Sur ces plages.
Je tendais vers les tableaux une main qu'il ne voyait pas et ne verrait jamais, car je laissai retomber mon bras juste avant qu'il ne fasse volte-face, me priant d'être plus précis. Je ne pus réprimer un sourire en me disant qu'il était décidément long à la détente.
- Ça ne te dirait pas d'aller tremper les pieds dans la mer, là, tout de suite ?
- Sérieusement ?
- Mais oui !
- T'es fou.
Mon compagnon ne s'était pas dit que c'était possible, il n'avait pas pensé qu'il y avait moins de cent kilomètres à faire.
- On saute dans un train et dans moins de deux heures on y est !
Il ouvrit de grands yeux, comme si ma folie se confirmait.
- Mais...
- Mais quoi ?
- Mais tu pouvais pas le dire plus tôt ?
- Je fais que ça !
Il s'éventa avec le dépliant qu'il avait pris à l'entrée. En effet, il était devenu tout rouge.
- T'es là, comme un gosse, avec tes « On va dans le tableau ? »... Qu'est-ce qu'il y a de clair là-dedans ? justifia-t-il sa confusion.
- Pas dans le tableau, levai-je les yeux au ciel. Sur les lieux où ils ont été peints.
Il n'était pas seul à s'échauffer. Sous le coup de l'impatience, je commençais à sentir la fièvre battre dans mes tempes et je déplorai qu'il n'y ait pas dans la salle un banc sur lequel me poser. Il ne me répondait plus et l'idée qui commençait à me trotter dans la tête franchit toute seule la frontière de mes lèvres, quitte à choquer sa susceptibilité :
- Sacha, tu sais qu'elles existent ces plages, hein ? Ne me dis pas que tu n'as jamais vu des photos d'Etretat ?
Il vira à l'écarlate et explosa comme je l'avais prévu :
- Tu me prends pour qui ?! Et puis même que c'est marqué sur les étiquettes en plus !
- Dans ce cas, où est le problème ?
Il baissa les yeux sur ses lacets tout frais refaits et ne dit plus rien. Je vis que ses épaules se soulevaient moins violemment. S'il y avait eu dans sa tête un problème d'ordre géographique, il avait été dépassé. Il me semblait que c'était plutôt comme si l'imaginaire et la réalité ne s'ajustaient pas dans son esprit malgré les efforts de sa raison. Ces plages, rencontrées d'abord par l'image, resteraient images avant tout, même s'il y mettait les pieds. L'image était première, la réalité un doublon.
Sentant qu'il donnait l'impression de s'être énervé pour rien, il ajouta à mi-voix :
- Deux heures ? Je voyais pas ça si près.
Il m'avait donné son assentiment.
- Tu fais souvent ça, me demanda-t-il tandis que nous nous dirigions vers la sortie, d'aller à la mer sur un coup de tête ?
- Jamais.
Ma réponse lui plut. Avec douceur, il reprit sa place contre moi, son bras passé autour de ma taille. Il régla son pas au mien et chacun de ces pas inventait avec les autres un claquement ouaté.
Des centaines de clappements résonnèrent ainsi, en sonorités variées selon que les textures se modifiaient, planchers feutrés, pavés douillets, lèvres humectées d'autres lèvres éprises. Le trajet me sembla long. Délicieusement long. Le trépignement rallongeait les secondes. A la gare, on nous demanda de choisir une destination. Nous optâmes pour le train qui arriverait en premier etconfiâmes nos corps à son bercement. A l'extérieur, le paysage se défaisait avec l'ivresse d'un tricot dont on tire sur le fil. Avec la vitesse, la chaleur s'engouffrait par les pupilles, venant gonfler en mon être chaque fibre rêveuse. Déjà je respirais comme si je sentais les embruns et que les coquelicots amarrés à leurs champs offraient leurs voiles rouges au grand large.
Pendant toute la traversée, nous ne cessâmes de parler, de bavarder, de bavasser de cet ailleurs qui se faisait désirer. Mon sac tenu contre mon ventre me donnait chaud, attisant l'envie de sauter par la fenêtre et de m'envoler dans le grand air. Le bouillonnement des phrases se précipita. Il y en avait tant à faire sortir que nous continuâmes au-delà du souffle quand, délivrés du wagon, nous descendîmes, hors d'haleine, l'interminable avenue de restaurants et d'hôtels qui, en claquant leurs drapeaux au chant des moteurs, balisaient le chemin des baigneurs jusqu'au départ du rivage. Je n'entendais qu'un mot sur deux de ce que me disait Sacha ; le reste, je le lisais sur son visage et je lui répondais sans prendre la peine de finir mes phrases.
Et soudain, je vis qu'il ne m'écoutait plus.
La mer était devant nous. Avant que j'aie pu réagir, Sacha était loin. Il avait décollé comme une tornade et, en quelques secondes, il ne fut pas plus grand qu'un bâtonnet perdu au milieu d'autres bâtonnets bronzés. Je déposai mon sac au pied du muret qui séparait la route de la plage et ôtai mes chaussures sans le lâcher des yeux, certain que je ne le retrouverais plus si je le perdais de vue : il courait toujours, de plus en plus petit à l'horizon. Il fallait au moins que je sache de quel côté il choisirait de s'arrêter pour le rejoindre ensuite. Mais Sacha ne s'arrêta pas. Tout habillé, il fonça dans les vagues. Tâchant de ne pas céder à l'effarement, je me mis en marche pour le rattraper, à la vitesse d'un escargot : le haut de la plage était infesté de galets qui me brûlaient la plante des pieds quand ils ne mordaient pas carrément dans ma chair. Il avait bien fait de garder ses chaussures. Enfin, je l'atteignis, clopin-clopant.
- Sacha ! Tes vêtements !
- On fait ce qu'on veut, Martin !
Rayonnant, il essaya de m'attirer dans l'eau avec lui mais, comme je reculai, il profita de son déséquilibre pour se courber et accueillir les vagues contre ses mains. Je ne sais pas ce qui me prit. Le voyant ainsi penché, je m'avançai vers la mer et donnai un grand coup de pied pour l'éclabousser dans une vague qui arrivait. Il recracha une gorgée pendant que je me mettais prudemment hors de portée de sa vengeance.
- On fait ce qu'on veut, n'est-ce pas ? plaidai-je.
Son nez s'était froncé, terriblement mignon sous ses cheveux mouillés.
- Viens-là, Martin, m'ordonna-t-il en pointant de l'index l'endroit à côté de lui.
- Mais... Je...
- Viens-là.
Il était inflexible. Je dus lui obéir. Il m'empoigna dès que je fus assez près pour me faire accélérer le mouvement. Mes orteils se contractèrent au contact de la mer froide. Un instant après, mes lèvres en goûtaient le sel. Celui que mes bêtises avaient mis dans la bouche de Sacha. Il me le rendait avec amour. Un bras se faufila entre nous et lutta pour remonter vers nos têtes. Je ne compris ce qu'il cherchait à faire que lorsque mes mains furent éjectées du corps de Sacha pour retomber une seconde plus tard sur sa peau dénudée. Débarrassé de son T-shirt, il envoya valser ses baskets et ses chaussettes gorgées d'eau et se mit à déboutonner son pantalon. Mes membres se mirent à trembler et mes joues arborèrent soudain les couleurs d'un coup de soleil.
- C'est pas l'endroit pour ça, on devrait pas, enfin... bafouillai-je à mi-voix.
Bien sûr, j'en avais envie, mais...
- Tiens, tu peux ramener ça au sec ?
Et, sans me laisser le temps de répondre, il me fourra dans les bras son paquet d'habits et plongea dans la Manche sans plus s'occuper de moi. Je restai un moment planté sur place à digérer ma déconvenue, mort de honte pour moi-même. Est-ce que je ne pensais vraiment qu'à ça ?! Je remontai la plage, me prenant les doigts de pied dans des algues et hurlant dans ma tête : « Repends-toi de tes pensées impures ! »
- C'est lamentable, laissai-je même échapper à haute voix en déposant mon fardeau près de mon sac.
En me retournant, je vis que j'avais fait tomber une chaussette en route, pauvre chose que déjà le vent tyrannisait comme un chat s'amuse avec une souris. J'allai la récupérer en soupirant. Quand enfin elle fut coincée avec sa jumelle dans une chaussure, je me permis de goûter à l'insouciance de Sacha.
La main en visière, je le repérai nageant sur le dos, les pieds battant la mer comme s'il faisait du pédalo. J'étais heureux de voir qu'il s'amusait autant. Gagné par son entrain, je me mis à mon tour en sous-vêtement et repris le chemin de la mer. J'eus la surprise de voir Sacha venir à ma rencontre : je le croyais exilé dans un autre monde. Or, il souhaitait apparemment que j'y sois avec lui.
Nous chahutâmes pendant près d'une heure, nous poursuivant dans les flots. Seule la fatigue nous rejeta sur la grève. Sacha découvrit la difficulté de circuler sur les galets. Je lui offris mon bras pour le soutenir en me moquant gentiment.
Il était impossible de se rhabiller tout de suite. L'eau avait inondé chaque parcelle de nos corps, je me sentais le cœur délavé, les idées rafraîchies et les sinus débouchés. Sacha s'assit sur le muret au-dessus de nos affaires. Ses jambes ensablées suspendues dans le vide avaient l'apparence d'une sculpture pailletée. Sous les rayons du soleil, elles m'évoquaient le désir d'une boisson fraîche, tout autant suscité par le miroitement des rochers et le velouté des dunes que je voyais au loin. Je me retins d'y faire courir mes doigts quand je me hissai à ses côtés, mais il se colla si fort contre moi que je me laissai aller à la tentation. Il observa son tibia qui avait l'air de s'effriter sous mes mains, jusqu'à ce que les petits diamants cessent d'en entraîner d'autres dans leur chute, laissant un sillon lisse dans la couverture granuleuse. Puis, il se détourna, me glissa un baiser dans le cou et frotta sa tête contre mon épaule. Il cherchait les câlins.
- T'es complètement fou, dit-il tandis que je l'entourais de mon bras.
- Quoi ? sursautai-je.
Les mots de Sacha, étrangement posés, avaient vibré dans l'air tel un clairon. Il me sembla que je ne l'entendais vraiment que maintenant, comme si depuis le matin nous n'avions fait que crier dans la tempête.
- Merci d'être assez cinglé pour me permettre de vivre des journées comme celle-ci, poursuivit-il.
- C'est un compliment, alors ?
- Si t'avais pas été un type un peu dérangé, tu m'aurais jamais laissé vivre avec toi.
- Je serais passé sans le savoir à côté du bonheur.
Il se redressa et serra ma main dans la sienne en demandant soudain :
- T'es heureux comme ça ?
Je le regardai comme s'il était tombé sur la tête.
- Ça paraît pas évident ?
Tranquillisé, il retomba doucement contre moi en chuchotant « Je t'aime. »
L'âme en joie, je lançai mes regards vers l'horizon d'où commençaient à grimper des nuages bleu nuit. La soirée s'esquissait, mais les nuages étaient loin et il faisait encore grand jour.
- Je suis désolé d'être resté si froid quand t'as annoncé que t'étais reçu au concours.
Sacha m'avait une nouvelle fois tiré de mes pensées. Je tournai vers lui mon attention, pas certain de comprendre. Lui s'était remis à jouer avec le sable sur sa peau, il n'osait pas me regarder.
- Je me suis senti jaloux, expliqua-t-il, et je m'en suis voulu pour ça. Tu sais, je suis quand même vraiment content pour toi. Pour nous. Mais je voudrais tellement réussir quelque chose moi aussi. Ou au moins avoir quelque chose à réussir.
- Je suis fier de toi, le fis-je taire.
- Je vois pas pourquoi...
Il était devenu morose et se transformait peu à peu en bernard-l'hermite.
- Eh, l'appelai-je en le forçant à tourner son menton vers moi, comment tu peux avoir l'impression d'avoir rien fait cette année ? On a commencé à vivre ensemble, tu es venu à la fac de temps en temps, tu as vu des expos... Et puis surtout tu as vécu des aventures avec les chevaux, au refuge !
- Mais oui, je sais, je me suis senti vivant ! répliqua-t-il d'un ton brusque qu'il accompagna d'un mouvement instable de la tête, essayant de cacher le serrement de sa gorge. J'étais vivant à ce moment-là. Mais, depuis ça, j'ai la sensation de plus rien faire. D'être bloqué comme un disque rayé. De me fossiliser avant l'heure...
Son découragement se transmettait à moi. Je sombrais dans le noir de ses iris. Et subitement, une lueur se ralluma dans son regard au moment où il était le plus sombre.
- Aujourd'hui, j'ai eu l'impression que ça revenait un peu, murmura-t-il.
- Quoi donc ?
- La vie.
La conclusion de Sacha résonna pleinement avec la vision de la terre finissante, à l'orée de l'océan. Nous avions eu besoin de nous éclipser aujourd'hui, d'échapper à un quotidien étriqué, et nous étions allés le plus loin qu'il avait été possible. Là, Sacha avait trouvé un peu de sérénité. Alors, pour entretenir la flamme, il suffisait de rester sur ce bord de mer. Toute la soirée. Toute la nuit.
A mon tour je me blottis contre lui pour contempler, protégé de la brise, la fin de la journée. Les restaurants s'animaient dans notre dos et les groupes de vacanciers se préparaient à s'y rendre, déterrant les parasols, rassemblant leurs enfants. Une compagnie de gens à cheval passa au galop au ras des vagues. Je m'interrogeai sur ce qu'ils fuyaient ainsi quand je remarquai que la mer montait graduellement. Une bonne partie de la plage avait déjà été engloutie. Je me demandai si l'eau allait monter jusqu'à nos affaires, mais un vol de goélands, détournant mon attention, m'empêcha de creuser la question.
Mes pensées voguaient très loin dans le ciel quand les vibrations de mon téléphone me ramenèrent sur terre. Je bataillai pour le retrouver au fond du sac ; Sacha, me prêtant main forte, l'extirpa de la pochette extérieure. Je décrochai pile avant que l'appel ne se coupe.
- On va bientôt passer à table, m'annonça mon père au bout du fil.
Cela ne m'étonnait guère mais, pour une fois, je devais avouer que l'idée n'était pas mauvaise.
- C'est vrai que j'ai un petit creux, répondis-je.
- Où est-ce que vous êtes ?
Je le lui dis. Deux fois : il m'avait fait répéter.
- C'est une plaisanterie ?! s'affola-t-il tout en sachant pertinemment que ça n'en était pas une. Mais qu'est-ce que... Mais... Oh, Martin...
Après un silence, il parvint à se reprendre :
- Vous avez encore des trains pour rentrer ?
- Aucune idée.
Je n'avais même pas regardé l'heure. Le cou tendu, Sacha suivait avec un intérêt un peu inquiet ce qui se disait à mon oreille.
- Oooh... gémit mon père de plus bel. Bon, ne bougez pas, je vous envoie un taxi.
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