Chapitre 15
JUSTIN
J'emplis mes poumons du parfum d'humus et de terre mouillée qui imprégnaient l'air, les yeux rivés sur le corps de ferme qui se trouvait juste en face. Assis sur l'herbe humide, je surveillais de loin la maison des Barjac.
- J'étais certain de te trouver ici, me lança Jean-Pierre en s'approchant pour s'adosser à quelques centimètres de moi contre le tronc rugueux d'un petit chêne.
- Je réfléchissais.
Je ne savais même pas à quoi, exactement. Mes pensées étaient embrouillées. J'avais rejoint Nico chez lui, quelques minutes après qu'il soit parti du pré comme un dératé, mais il avait refusé que je l'accompagne chercher le cheval. Il attendait son "ami", le vétérinaire. Celui qui allumait des étincelles à la seconde où il approchait de la propriété et contre lequel il m'avait mis en garde. Et là, il me faisait comprendre que je serais de trop ? Cela semblait être une guerre qui n'attendait que d'exploser entre eux, mais quand ça l'arrangeait, il semblait avoir moins de défauts le Julien, tiens !
Sans répondre, j'étais rentré chez moi, dépité. Il avait peut-être raison après tout, je n'étais qu'une pièce rapportée dans ce coin. Après la douche qui me débarrassa de la boue qui maculait mes vêtements, je m'étais couché sur le canapé, sans parvenir à dormir. Alors j'étais venu m'asseoir là, à quelques mètres de chez lui, me gelant les cacahuètes comme un imbécile, espérant les voir rentrer avec l'étalon.
Jean-Pierre suivit la direction de mes yeux en soupirant.
- À Nico ?
- Entre autres, répondis-je.
Je pensais surtout aux paroles qu'il m'avait lancées dans le pré avant de partir en courant.
"Ne t'approche plus des animaux, tu es stupide !"
Ces paroles lancées sous le coup de la colère m'avaient fait beaucoup de mal, réveillant sournoisement les pires moments que j'avais vécus. Ils s'étaient incrusté dans ma tête avec force, et les douleurs qui m'avaient poursuivi et isolé à Paris avaient refait surface.
Celles qui avaient fait de moi un solitaire. Un agoraphobe.
Celles qui m'avaient perdu à un point que personne ne peut imaginer.
Seuls ceux qui ont vécu la même chose pourraient me comprendre. Moi qui avais subi dans ma chair et dans mon cœur une violence inimaginable, ici, j'avais retrouvé la paix qui m'avait tant fait défaut ces dernières années. Une sorte de tranquillité en côtoyant Lionel et Sylvain. Ils étaient devenus, sinon des amis, du moins des personnes pleines de gentillesse et de respect. Jean-Pierre qui venait me voir souvent après sa sortie du travail pour prendre un café avec moi. Nelly, la boulangère. Des personnes qui me connaissaient à peine, mais qui semblaient sincères et m'acceptaient tel que j'étais. Avec mes maladresses, mes réparties, et plus que tout, avec ce physique androgyne et ce visage qui attirait systématiquement les regards. Des regards curieux d'abord, mais qui devenaient vite incisifs et gênants quand les gens comprenaient que j'étais bien un garçon et non pas une fille habillée en garçon.
Ça me mettait mal à l'aise.
Et Zoé, qui depuis quelques jours semblait se souvenir que j'existais et qui s'enfuyait de chez les Barjac pour venir chez moi chercher quelques caresses et une friandise.
J'étais à l'endroit qui m'était destiné, celui où j'aurais dû vivre depuis toujours et dans lequel je me sentais enfin chez moi.
Nico avait réveillé les peurs qui sommeillaient en moi.
J'avais travaillé dur pour rendre ma maison propre et accueillante, même si tout était vieux à l'intérieur. Et il y avait les animaux de pépé Barjac que j'adorais. La nature à perte de vue. Et le silence. Je regardais autour de moi quand je me levais le matin, écoutant le bruissement des feuilles quand elles tombaient des arbres poussées par la brise. C'était apaisant. Je n'avais rien sacrifié en quittant la Capitale, au contraire. J'avais tout abandonné pour vivre ici, laissant derrière moi quelques peines, et une vie qui n'en était plus une.
Et je redoutais d'être contraint de repartir à cause des conneries que j'accumulais. Parce que, qui me ferait confiance pour me confier un travail ? Et si Nico me disait qu'il n'avait plus besoin de moi ?
Tant pis. Ce n'était pas le seul employeur de la région après tout. Je ferais sans lui.
- Tu es inquiet pour le cheval.
Il ne me demandait pas, il affirmait. J'acquiesçai en fronçant les sourcils. Il m'était difficile de remettre mes idées en place. Comment expliquer la détresse que j'avais perçue dans les yeux de ce cheval ? Peut-être parce que je savais ce que l'on pouvait ressentir quand le monde s'écroulait autour de vous. Quand le traumatisme que vous aviez subi prenait toute la place, balayant sur son passage tout ce qui pouvait vous rendre l'ombre d'un sourire. Oui, je savais que deux être blessés pouvaient connecter au point d'apaiser mutuellement leurs angoisses. Même avec un animal qui ne parlerait ni ne répondrait jamais. Il n'y avait pas besoin de mots parfois. Son regard avait été le miroir de mon âme, et ça m'avait suffi.
- Je crains qu'il ne se blesse. Et ce sera de ma faute.
- Ils vont le trouver. Nico est parti le chercher avec Julien, m'affirma-t-il en passant un bras autour de mes épaules. Ils le cherchent depuis des heures, et tant qu'il ne le trouveront pas, ils ne rentreront pas.
Je savais qu'il avait raison, mais même comme ça, je ne parvenais pas à me défaire de l'angoisse qui comprimait ma poitrine.
- Je voulais le chercher aussi. Je ne comprends pas pourquoi il a refusé que je les accompagne, protestai-je.
- Tu ne connais pas ces forêts aussi bien qu'eux, au lieu d'aider, tu aurais été une gêne, m'expliqua-t-il.
- Je sais... J'admets être de mauvaise foi, mais j'ai du mal à rester ici sans rien faire.
- Prends ton mal en patience, me demanda-t-il en me regardant avec un sourire. Nico est déjà assez énervé comme ça.
Nico...
Cet homme aussi beau qu'invivable, qui se prenait pour le roi de la vérité absolue et qui, par sa seule présence, avait le don de me sortir de mes gonds en réveillant ce que j'avais de pire en moi. Pour mon plus grand malheur, et pour une raison que je ne comprenais pas non plus, tout le monde semblait l'adorer. Et comme c'était le patron, il vivait avec ses grands airs, constamment.
Il m'attirait comme un aimant, et c'était ça le problème. Bref, j'avais du mal à encaisser ses humeurs, mais quand je l'apercevais, même de loin, mon cœur faisait des saltos dans ma poitrine, mes mains devenaient moites et des milliers de papillons grouillaient dans mon ventre.
Et j'étais jaloux de ce Julien... Oui, c'était le mot. Jaloux. Mais jaloux de quoi ? Nico ne s'intéressait pas à moi. J'étais certainement très loin du genre d'homme qui lui plaisait. J'avais reçu des compliments, mais toujours venant de garçons avec un physique similaire au mien. Les gays avaient des codes depuis longtemps. Il y avait beaucoup de discriminations envers ceux qu'ils appelaient "les folles" et dont, d'après leurs critères, je faisais partie, ainsi que pour les trans. Nous étions la honte de la communauté gay. Des parias.
Je pliai les jambes et les encerclai de mes bras, reposant ma joue sur mes genoux. Le matin se levait et mes paupières se fermaient toutes seules
- Je ne sais pas ce qu'il m'est arrivé en voyant ce cheval, tentai-je d'expliquer. Quand je me suis approché de lui, j'ai senti un truc spécial. C'était comme si... Comme si pour une fois, quelqu'un avait vraiment besoin de moi.
Je regardai Jean-Pierre, observant sa réaction. Il devait me prendre pour un fou, je le savais, mais contrairement à ce que j'attendais, il ne se moqua pas, se contentant de tourner la tête vers moi pour me sourire.
- Ça te semble idiot, hein, soupirai-je en secouant la tête avant de baisser les yeux.
- Eh ! me dit-il en me poussant d'un coup d'épaule. Rien de ce que tu ressens n'est une connerie. Je commence à te connaître. Tu ressembles à quelqu'un qui est complètement à côté de la plaque, mais pas tant que ça.
Je mis les yeux en blanc, souriant malgré tout.
- Quand tu t'emportes avec Nico, je sais qu'il ne s'agit que d'une façade derrière laquelle se cache une personne trop gentille. Tu as un cœur qui déborde de ta poitrine tant il est gros et une sensibilité unique. Mais ta tête est aussi dure qu'un mur de béton ! s'esclaffa-t-il. Tu es quelqu'un de spécial, Justin. Ce qu'il y a au fond de toi te rend spécial. Et ce cheval l'est aussi, alors je ne suis pas étonné que vous ayez connecté tous les deux.
Je le regardai, étonné qu'il puisse me comprendre. Je m'apprêtais à le lui demander, lorsque j'entendis Lionel arriver en courant, essoufflé, suivi de près par Zoé qui manqua le faire trébucher.
- Julien et Nico viennent d'arriver, nous lança-t-il, la voix entrecoupée.
Il se pencha, posa les mains sur les cuisses, tentant de récupérer son souffle.
- Je ne les ai pas vus !
- Ils sont passés par l'autre entrée et...
Je ne lui laissai pas le temps d'en dire plus, je me levai et commençai à courir en direction de la maison, le cœur au bord des lèvres, priant pour que l'animal n'ait rien. Je poussai la porte sans frapper et déboulai dans la cuisine ou Julien et Nico étaient attablés devant un café. Je stoppai net, en voyant leurs regards surpris. Après la guerre, il semblait que les tensions s'étaient apaisées. Ils étaient trempés et l'épuisement transparaissait sur leurs visages.
- Vous l'avez trouvé ? Murmurai-je en frottant mes mains gelées contre mon jean humide.
- Oui, répondit Nico. Il était dans un sentier qui conduit chez les Dubois, à quelques kilomètres d'ici.
Je l'écoutai attentivement, soulagé tout à coup. J'avançai et tirai l'une des chaises sans attendre qu'on m'invite à m'asseoir. Mes jambes flageolaient et ne me tenaient plus. Je me laissai tomber sur l'assise et fermai les yeux en rejetant ma tête en arrière, tentant de faire retomber la tension que j'avais accumulée ces dernières heures.
- Heureusement, soupirai-je en me massant ma nuque.
- Une chance qu'il ne se soit pas éloigné plus que ça. S'il était entré dans la forêt, ça aurait été plus compliqué de lui mettre le grappin dessus, commenta Nico en se frottant les yeux.
- Bizarrement ça a été plus facile de le ramener que de le retrouver. J'ai dû lui injecter un tranquillisant, affirma Julien d'un air préoccupé.
J'ouvris brusquement les yeux et le regardai fixement.
- Tu lui as injecté un tranquillisant ? L'accusai-je, en le pointant du doigt, incrédule.
Mes yeux allaient de l'un à l'autre.
- Nous n'avons pas eu le choix, assura Nico d'un ton sec. Il est devenu hors de contrôle quand il nous a vu approcher.
Et il se justifiait en plus !
- Il a eu peur, murmurai-je en me levant. Il était perdu, et s'est senti acculé. Vous vous attendiez à quoi ?
- Si je te dis que nous n'avons pas eu le choix, c'est comme ça ! cracha Nico.
Son ton était dur comme de l'acier.
Je le regardai fixement. Ses yeux d'un noir aussi profond qu'un ciel orageux devinrent froids et un frisson dévala mon échine quand ils plongèrent dans les miens. Sa colère grandissait. La mienne aussi.
- Ils y a toujours d'autres solutions !
- Non, je ne crois pas, affirma Julien. Ce que dit Nico est vrai. Quand on essayait d'approcher de quelques pas, il s'agitait et s'échappait. Nous pensions ne jamais y arriver. Finalement, nous avons réussi à le calmer et le faire entrer dans la remorque, mais il est devenu encore plus violent. Il a commencé à frapper contre les parois et je l'ai piqué pour éviter qu'il ne se blesse.
Les images que Julien me décrivait se projetaient dans mon esprit au ralenti. Je l'imaginais, frappant contre la tôle. Je me sentais encore plus en colère, plus impuissant et, même si je ne comptais pas l'admettre à voix haute... Plus coupable.
- Justin !
Julien prononça mon nom en me regardant avec sérieux.
- Je suis vétérinaire, mon travail est de sauver tous les animaux en général, et ce cheval en particulier, et si pour y arriver, je dois faire des choses qui me sont désagréables, je prends sur moi et je le fais !
Il semblait furieux de ma réaction, et je me sentis vraiment mal.
- J'ai épuisé toutes les options possibles. Il a même donné un coup de sabot à Nico sur la cuisse en essayant de le calmer, s'exclama-t-il en désignant la jambe de son "ami" qui le regarda d'un air mauvais.
Il était évident que Nico ne comptait pas divulguer l'information. Julien haussa les épaules.
Là, j'avoue que je me sentis encore pire. Ça m'embêtait d'avoir dérangé le vétérinaire à cause de ma bêtise, mais en voyant Nico mettre les yeux en blanc d'un air condescendant, ma mauvaise humeur remonta d'un cran.
Je me laissai tomber à nouveau sur la chaise, et comme chaque fois qu'il était à côté de moi, ma langue fut plus rapide que mon cerveau et je lançai sans réfléchir :
- Dommage que le sabot n'ait pas atterri sur ta tête, ça t'aurais remis les idées en place !
Ils se tournèrent tous vers moi, me lançant un regard d'avertissement que j'ignorai, évidemment.
- Ça recommence, soupira Jean-Pierre, résigné, en s'installant auprès de moi. Lionnel qui était arrivé en même temps que lui porta la main à sa bouche en ricanant, déviant son regard vers Nico, en attente d'une réaction qui n'allait pas se faire attendre.
- Tu as dit quoi ? Grimaça Nico en serrant la mâchoire.
Je compris, que là, il fallait que je me taise, mais j'étais bien incapable de le faire.
- T'as bien entendu, ne me dis pas qu'en plus de tes autres vertus tu es dur de la feuille ! Répondis-je avec ironie.
Ses yeux se rétrécirent se transformant en une fine et dangereuse ligne noire.
- Pas du tout, beauté, répondit-il, en appuyant sur le surnom qu'il savait que je détestais et qu'il utilisait chaque fois qu'il voulait m'emmerder. J'entends parfaitement, mais seulement ce qui m'intéresse, et ni toi ni les stupidités qui sortent de ta bouche n'en font partie.
Il frappa du plat de la main sur la table.
-Tu me traites de stupide ? Je gueulai, sentant mes joues brûler.
- Juge par toi-même, il ne faut pas être très intelligent pour savoir que quand on entre dans un enclos où il y a un animal, il faut refermer derrière soi !
Ses paroles me frappèrent. Je crispai les poings avec force, sentant mes ongles se planter dans mes paumes. C'était de ma faute, j'en étais conscient.
- Nico, je crois que ça suffit ! Intervint Lionel.
Mais c'était inutile, ce serait comme tenter de séparer deux chiens enragés se disputant un os.
- Non ! Ce n'est pas suffisant ! C'est un comble ! Par sa faute le cheval s'est enfui et nous avons passé la nuit à le chercher. J'ai pris un coup de sabot, et au lieu de fermer sa grande bouche, cet espèce de... de... Je ne suis pas disposé à me taire, alors soit il la ferme, soit il dégage, maintenant !
- Il était tranquille avec moi, c'est quand tu t'es approché qu'il est devenu hystérique, murmurai-je, tétanisé par la violence de ses paroles.
Il croisa les bras sur sa poitrine, soutenant mon regard et son expression se durcit encore plus. Le pire, c'est qu'il avait raison. J'étais stupide.
- Je me suis approché parce que je te croyais en danger et j'ai voulu t'aider ! m'informa-t-il en en se levant et s'avancer de quelques pas. Va-t'en avant que je m'énerve pour de bon !
Une alarme s'éveilla dans ma tête, m'obligeant à me lever brusquement. Ma chaise se renversa, mais mes jambes refusaient de reculer.
J'avalai ma salive.
Et il avait le culot de dire que le cheval était dangereux. Lui, oui, était dangereux, parce que chaque fois qu'il était dans les parages, je me transformais en bombe prête à exploser. Dangereux, parce qu'il réveillait en moi des choses inconnues que je ne comprenais pas, et dangereux, parce que tout en moi perdait le contrôle à la seconde où il apparaissait.
Je devenais une autre personne, entrant en auto-défense.
Je le regardai furtivement. Ses cheveux étaient complètement décoiffés, des cernes noirs bordaient ses paupières. Ses vêtements étaient sales, son visage et ses yeux semblaient lancer des flammes. Même comme ça, c'était l'homme le plus beau que j'avais eu la malchance de croiser. Chaque molécule de son grand corps musculeux criait au danger. Il me faisait peur.
- Je n'ai pas demandé ton aide, répliquai-je avec une assurance que j'étais loin de ressentir. À partir de maintenant, occupe-toi de tes affaires, je sais très bien me débrouiller.
- Peut-être, mais il se trouve que ce cheval est mon problème, pas le tien, répondit-il avec arrogance.
Ses paroles m'affectèrent plus que je ne l'imaginais. Incapable de répliquer, je hochai la tête et opérai un demi-tour pour sortir de la pièce. La voix de Julien me parvint avant de passer la porte d'entrée.
- Justin, ne pars pas, il a besoin de ton aide avec ce cheval.
Je crispai la mâchoire et répondis sans me retourner.
- Comme Nico vient de le dire, ce n'est pas mon problème ! De plus, il m'a demandé de ne plus m'approcher des animaux. J'ai attendu, parce que j'étais inquiet, mais je suis certain que vous y arriverez seuls. À quoi pourrait vous servir quelqu'un d'aussi stupide que moi ?
- Heureusement que tu devais mesurer tes paroles, gueula Lionel en s'adressant à Nico.
Du moins, je le supposai.
- Je te jure que j'ai essayé, mais il me fait perdre le contrôle, râla-t-il.
Je soufflai, et refermai la porte derrière moi. Je me dirigeai vers la bande d'arbres pour rejoindre mon chez moi, tentant de contrôler mes tremblements.
Il m'avait demandé de partir...
Je m'étalai sur le canapé en arrivant, tentant de retrouver un semblant de calme. Je ne sais pas combien de temps je restai là, laissant mon esprit dériver très loin et les souvenirs inonder tout le reste.
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