Chapitre 1
27 mai 2011
Le paysage défile à vive allure. Mon regard se perd vers l'horizon, de nombreuses infrastructures urbaines se dressent devant moi et je me sens nauséeuse face à l'immensité de la ville dans laquelle je vais désormais vivre. Un nouvel environnement. Une nouvelle vie.
Hier encore, tout était différent. Après avoir été baladée de foyers en foyers durant près de dix ans, mon heure est venue. C'est mon tour. J'ai été choisie par un couple que je dois à présent appeler « parents ». Pour la première fois depuis que ma mère a quitté ce monde, je vais avoir une vie stable, encadrée. Plus d'incertitude. Je ne déménagerai pas dans quelques semaines. C'est terminé.
L'agglomération dans laquelle je vais résider est très différente de tout ce que j'ai connu jusqu'à maintenant. Loin de la campagne, loin des quartiers malfamés, me voilà face à ce que tout le monde nomme « la grande ville ». Plusieurs milliers d'habitants, des moyens de transport disponibles au coin de chaque rue, des supermarchés à tout bout de champ et surtout, la foule sur les trottoirs ainsi que les embouteillages. Où sont passés les arbres ? Les fleurs ? Les animaux ? Tout cela me semble déjà bien loin.
Perdue dans mes pensées, je ne réalise même pas que nous venons d'arriver à destination. C'est Héléna qui ouvre ma portière tandis que Samuel s'affaire déjà à récupérer ma valise dans le coffre. Mes nouveaux... parents sont aux petits soins avec moi. Ils ont essayé de faire la conversation, mais je me suis murée dans le silence et ils ont rapidement compris qu'il n'était pas nécessaire de poser davantage de questions. Je ne suis pas prête.
Héléna est blonde, plutôt grande, les yeux gris. Elle doit avoir une trentaine d'années. En toute objectivité, elle est sublime et tout le monde aimerait avoir une mère aussi jolie qu'elle. Sauf moi. Elle pourrait être Rihanna ou Alicia Keys, cela ne changerait rien. Je m'en fiche parce qu'un simple coup d'œil dans notre direction et n'importe qui se rendra compte que nous n'avons aucun lien de parenté. Je déteste déjà cette situation.
Samuel, quant à lui, est châtain, des yeux marron clair et il doit avoir environ le même âge que sa femme. Ils portent tous deux une bague à leur annulaire gauche, j'en ai donc déduit qu'ils étaient déjà mariés.
Je n'ai aucun point commun ni avec l'un, ni avec l'autre. Je me sens déjà comme une intruse. Je n'ai rien à faire ici.
D'un sourire chaleureux, que je suis incapable de lui rendre, Héléna m'invite à quitter le véhicule. Des dizaines de sentiments contradictoires se déchaînent en moi. Des centaines de questions se bousculent dans ma tête. Des milliers de pensées viennent embrumer mon esprit. Est-il possible de revenir en arrière ? De me ramener là où j'étais il y a encore quelques heures ?
D'une main tremblante, je détache ma ceinture. Je descends de la voiture et lève la tête vers la maison en béton, sur deux niveaux, prête à m'accueillir. Ma nouvelle maison. Ma poitrine se comprime en pénétrant à l'intérieur, j'éprouve une certaine difficulté à respirer, mais j'en fais abstraction et suis mes tuteurs qui déambulent d'une pièce à l'autre. Je les écoute à peine, me contentant de hocher la tête et d'observer le bout de mes chaussures. Pourquoi suis-je ici ?
Nous terminons la visite par ce qui est désormais ma chambre. La jeune femme pousse la porte et s'efface, m'invitant à entrer la première. J'avance de quelques pas et me fige devant la vue qui s'offre à moi : une grande pièce et des murs tapissés de rose et de mauve. Je mords nerveusement ma lèvre inférieure, ravalant ma colère naissante face à ces couleurs qui me rappellent tant de souvenirs. Puis je remarque que rien ne manque. Un lit double est placé contre le mur, en face de la porte, un bureau trône dans le fond avec tout le nécessaire pour travailler. Dans un coin, une armoire est installée et face à mon lit, une commode sur laquelle est posée une télévision.
Samuel et Héléna sont si adorables d'avoir pensé à mon confort que je ne sais pas comment leur dire que j'aimerais sincèrement qu'ils changent ce maudit papier peint. Ces couleurs... Elles me rappellent amèrement la chambre que j'occupais lorsque j'avais quatre ans, lorsque ma mère était encore parmi nous, lorsque ma vie n'était que petites licornes et arcs-en-ciel.
– Stacy ?
Je ne réagis pas tout de suite, trop perdue dans mes souvenirs d'enfance, mais la douce voix d'Héléna répète ce stupide prénom une seconde fois, attirant mon attention. Je prends une grande inspiration, affiche un sourire aussi sincère que possible sur mon visage et je me retourne pour faire face à ces personnes qui semblent me prêter de l'importance. Est-il possible que je compte enfin pour quelqu'un ?
– Est ce que la chambre te plaît ? me demande d'une petite voix la jeune femme que je ne parviendrai sûrement jamais à appeler « maman ».
– Oui. Merci.
Ma réponse est concise, peu expressive, mais semble convenir. Tant mieux. Je ne serais pas capable de prononcer davantage de mots.
– Je laisse tes affaires ici. Prends ton temps pour t'installer, me sourit Samuel.
Une nouvelle fois, je me contente de hocher doucement la tête et j'attends patiemment qu'ils sortent de la pièce. Je m'apprête à soupirer, mais Héléna fait demi-tour et m'accorde un sourire inquiet.
– Si tu as besoin de quelque chose, nous sommes dans le salon, Stacy.
– D'accord, soufflé-je.
Ils quittent tous deux la chambre en refermant la porte derrière eux. Je m'approche de celle-ci et tourne délicatement la clé dans la serrure afin que plus personne ne puisse venir me déranger. Je pose mon front contre la porte, les yeux clos, et tente de refouler le flot de larmes qui menace de couler sur mes joues.
Stacy. C'est à ce moment-là que tout a dérapé. J'ai menti sur mon prénom dès que je suis arrivée à l'orphelinat. La dernière personne à avoir prononcé « Luna » n'est autre que ma grande sœur, Hayden. C'est dans un chuchotement que j'ai entendu pour la dernière fois ce prénom, lorsqu'elle est partie en compagnie de ses nouveaux parents, me laissant seule derrière elle avec pour unique promesse de revenir me chercher un jour.
C'était mon premier mensonge, le premier d'une longue liste. Je refusais d'entendre qui que ce soit m'appeler par le prénom qu'utilisait ma mère. Elle me manquait, j'avais besoin d'un nouveau départ alors je ne répondais jamais lorsque que quelqu'un prononçait « Luna ». Je voulais que tout le monde comprenne que ce prénom choisi par ma mère lui appartenait et qu'elle l'avait emporté avec elle. C'était stupide, mais j'ai cru que cela me permettrait de tenir le coup. Est-ce que cela a réellement changé quelque chose ? Absolument pas.
Stacy. Je ne sais pas d'où vient ce nom mais ironie du sort, après avoir fait quelques recherches, j'ai découvert qu'il signifiait le retour de la mort à la vie. Si seulement ma mère avait eu cette chance. Si seulement elle était encore là aujourd'hui, que serais-je devenue ? La seule chose dont je sois sûre, c'est que je ne serais pas là, dans la maison de ces inconnus, si elle n'avait pas perdu la vie si brusquement.
Je m'écarte de la porte et récupère mon sac. À l'intérieur sont entassées quelques affaires en vrac. Je range rapidement mes vêtements dans mon armoire et dépose mon appareil photo ainsi que la petite boîte remplie de clichés sur le bord de mon bureau.
En quelques enjambées, je rejoins la fenêtre et l'ouvre afin de faire entrer l'air frais. Je découvre un balcon, auquel je n'avais pas prêté attention en arrivant, et m'appuie contre la rambarde pour admirer la vue que j'ai sur la rue.
Le mois de mai touche à sa fin, le temps est agréable, le soleil réchauffe ma peau et je soupire. Dans quelques semaines, je fêterai mes quatorze ans, entourée d'une nouvelle famille.
En contrebas, mon regard est attiré par un groupe de jeunes jouant au ballon sur le trottoir. Deux filles, trois garçons. Je les observe longuement et leur donne à peu près mon âge. Peut-être un an de plus ou de moins. Sont-ils heureux, eux ? Ils ont l'air de l'être. Qu'est-ce qu'on ressent lorsque l'on joue avec ses amis ? Font-ils semblant ? Ou s'amusent-ils réellement ?
Je les fixe depuis assez longtemps pour que l'un d'entre eux sente le poids de mon regard posé sur lui. Un garçon aux cheveux bruns lève la tête et nos yeux se croisent. Il m'adresse un signe de la main et ses lèvres se fendent d'un sourire. Merde ! Je ne suis pas discrète... Je secoue la tête, comme pour recouvrer mes esprits, et esquisse un sourire aussi naturel que possible. Il va falloir réapprendre à sourire, Luna !
Je quitte le balcon et, après avoir jeté un dernier coup d'œil à ma chambre, je décide de rejoindre les personnes qui m'attendent probablement au rez-de-chaussée. À présent, je vais vivre ici, je vais devoir m'adapter à ces nouvelles têtes que je vais côtoyer tous les jours et durant de longues années. C'est la première fois que je pose mes bagages pour une durée indéterminée. Je vais pouvoir faire des connaissances sans me dire « ne t'attache pas, tu vas repartir. » Je ne serai plus jamais baladée d'un foyer à l'autre, perdant constamment mes repères. Je suis soulagée de penser que je ne remettrai plus les pieds dans ces horribles endroits. Cette période de ma vie est révolue, mais elle est la pire que j'ai vécue. Plus atroce même que la mort de ma mère. Il s'y est passé trop d'événements qui ont laissé une empreinte indélébile. Je ne pourrai rien oublier.
Mes pas trahissent ma présence et Héléna se retourne la première. Surprise de me voir, elle m'adresse un adorable sourire et me propose de manger quelque chose. J'accepte et nous rejoignons la cuisine, dans le silence. Je découvre un nombre incalculable de petits gâteaux différents, entassés dans une boîte, et je devine que mon hôte aime la pâtisserie. Je m'installe sur une chaise et en grignote quelques-uns, redécouvrant des saveurs que je n'avais plus goûtées depuis de très longues années.
Assise en face de moi, la jolie blonde me fixe, attendant certainement que je lance la discussion, mais je n'en fais rien. Elle craque et trouve un sujet de conversation.
– La décoration de la chambre et les couleurs te plaisent ? Sinon, nous pouvons les changer sans problème.
Je termine de mâcher le gâteau et l'avale avant de lui répondre, très honnêtement et malheureusement, un peu froidement.
– Je ne suis franchement pas fan du mauve.
Je relève la tête et croise ses iris gris. Le ton que j'ai employé l'a heurtée et je le regrette presque aussitôt. J'ai perdu l'habitude d'avoir une conversation aussi simple avec quelqu'un, je ne me souviens pas à quand remonte la dernière fois que l'on m'a posé une question, que l'on s'est inquiété pour moi. Je ne sais plus comment tout cela fonctionne : parler, sourire, échanger. Je vis dans mon monde et j'aime autant ne pas avoir à en sortir ou à faire entrer des inconnus dans ma bulle. Je me suis renfermée sur moi-même parce que les foyers ont bouleversé ma vie. La petite fille joyeuse que j'étais il y a dix ans n'est plus qu'un fantôme du passé. Elle est morte en même temps que ma mère. Aujourd'hui, je cache mes sentiments, je ne montre pas que je suis blessée et détruite de l'intérieur. Je garde tout pour moi, je ne parle pas beaucoup. Les foyers m'ont appris à devenir distante, indépendante, solitaire et à camoufler mes émotions. Mais c'est du passé. Maintenant, j'ai une famille et je vais devoir trouver mes marques, réapprendre à vivre comme tout le monde et je sais que cela me demandera du temps. Beaucoup de temps.
– Nous pouvons aller au magasin maintenant, si tu veux, reprend Héléna.
Elle semble heureuse de pouvoir me faire plaisir, je n'ose pas refuser et la blesser d'avantage. D'un léger hochement de tête, j'acquiesce et elle manque de sauter de joie dans la cuisine. Amusée, j'esquisse un mince sourire franc et sincère. Le premier.
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