Chapitre 9: Cœur Noir

Le corps du meneur s'effondrait au sol, il s'écoulait, sombrait. Sombrait comme Aëris. Et moi... moi je ne faisais rien. Je ne bougeai plus. Je ne m'avançais pas pour prendre sa place, je ne m'interposais pas devant le groupe envoyé pour nous obliger à avancer. Je ne faisais rien car je n'avais pas changé.

En dix maudites années, je n'avais pas acquis plus de courage, d'esprit d'initiative. Je restais l'enfant de cinq ans, celui figé devant la toute première mort que ses yeux innocents voyaient. Pourtant celle-ci n'était pas la première. Ni la dernière...

-Avancez, maintenant, battez-vous bande de lâches ! hurla le chef de leur troupe, celui qui tenait encore sa dague en main.

Quelqu'un d'imprudent aurait répliqué qu'ils étaient plus lâches que nous, à rester ici alors qu'ils possédaient des armes. Cependant, après avoir vu un début de rébellion finir aussi mal, qui voudrait s'y risquer ? Personne.

Aussi, nous nous mîmes en marche, nous avançames sans faillir jusqu'au premier monstre. Le Sauveur avait beau les trouver insignifiants, l'odeur fétide qui m'assaillit à leur approche me répugna.

Leurs griffes, aussi longues que ma main et acérée que des lames, réfrénaient l'envie de se battre. Leurs cris bestiaux résonnaient à nos oreilles, gutturaux, sordides, entre aigus et graves, agressant notre ouïe. Leurs yeux, rouges, brillaient de cupidité, de rage, d'envie de sang et surtout, plus que tout, de cruauté. Ils massacraient tout ce qui se trouvait sur le passage, arrachant les membres, les yeux, les cœurs. Ils tuaient, inlassablement, sans montrer le moindre signe de faiblesse. Ils se montraient intransigeants: ni enfants, ni blessés n'étaient épargnés.

Je restai figé, paralysé devant ça. Cette horreur, ce tout premier champ de bataille. Cette confrontation avec les gobelins. Je me sentais trembler, mal soutenu par mes jambes flageolantes. Je n'avais plus de notions de ce que faisaient les autres esclaves. Seuls restaient ma peur, mon sang qui battait à mes tempes et leurs cris.

"Bouge toi, Alex !" hurla Aëris, hystérique.
Elle me sortit de ma torpeur d'un coup sec et je n'eus que le temps de faire un pas sur le côté avant de voir une griffe se planter à l'endroit que je venais de quitter.

Le monstre hurla de rage, d'avoir manqué sa cible, moi j'en profitai pour reculer. Je criai, aussi fort que lui, mais de peur. Il sauta sur ses pieds fermes. Il me fixa. Il avança. Il fonça, droit sur moi. Il prit de la vitesse. Beaucoup de vitesse. Il fit trembler le sol sous ses pas gigantesques. Il arrivait.

Quand sa main se tendit vers moi, mon sang ne fit qu'un tour dans mes veines. Je fermai les yeux et décidai de tenter le tout pour le tout.

Je ne bougeai pas. Je regardai la griffe s'avancer. Je ne reculai pas. Je vis la griffe m'approcher. Je n'esquissai pas le moindre mouvement. J'observai la griffe m'attraper.

Et d'un mouvement brusque, je lui saisis son arme. Je l'attrapai à pleines mains. Le sang perla, ma paume s'ouvrait contre la griffe du monstre, mais je ne lâchai pas ma prise. Je la rafermis, repoussant la douleur et la tordit. Elle craqua dans un bruit sonore, comme une branche fendue.

La bête s'étrangla, battit l'air de sa main libre. Je me baissai pour éviter son attaque sans lâcher ma prise. J'effectuai la même opération, soulevant la griffe jusqu'à la casser. Avec un grognement d'effort, je parvins à mes fins.

La griffe se trouvait dans mes mains, détachée du corps du monstre. Je tombai à terre, mon appui ne me retenant plus. Je dérapai dans la boue, luttant pour me relever. Essoufflé, je finis debout.

Le gobelin, tordu de douleur ne prêtait plus attention à moi. Il rugissait, couinait, hurlait. Et moi, je ne pouvais m'empêcher de sourire. Je venais de tuer un gobelin à mains nues.

Les battements de mon cœur, totalement paniqués, ralentirent doucement. J'inspirai plusieurs fois pour me calmer.

Je lâchai l'arme tranchante qui m'écorchait les mains. Je vis le sang la salir, quitter mes veines, sans que cela ne me fasse aucun effet. Quelle douleur éphémère pour avoir la vie sauve !

Cependant ce n'était pas fini. Cela annonçait seulement le début. Le commencement d'un carnage.

Le gobelin suivant ne fut pas long à surgir. Il me jaugea du regard. Malgré mes deux mètres de haut, il me dominait de toute sa taille. Il projeta son ombre menaçante sur moi. Je ne tremblai pas. J'en avais vaincu un sans arme... avec sa griffe, je pourrais faire un carnage.

Je me penchai le plus doucement possible vers le sol où l'arme était tombé. Je tournai la tête à peine deux secondes pour la repérer.

Deux secondes de trop.

Je fus projeté à terre par le monstre. J'heurtai violemment le sol. Mes côtes craquèrent. Les os de mes bras protestèrent à grands cris. Mes yeux s'embuèrent de larmes. J'eus le souffle coupé.

Le gobelin se jeta sur moi, m'écrasant de tout son poids. J'étouffais sous lui. Je me rendis compte brusquement d'à quel point la vie était éphémère... Mais bizarrement, contrairement à mon combat précédent, je ne tentais rien pour m'en sortir.

À quoi bon ? Au final, peut-être était-ce mieux d'être le mort que l'ami du mort. Peut-être qu'au fond mourir n'était pas si terrible, que nous souffrions plus sur Okitio que dans l'au-delà. Moi en tout cas j'avais assez souffert dans ma courte vie.

Résigné, je fermai les yeux. Je sentis l'air commencer à manquer, les battements de mon cœur se faire de plus en plus faible. Je voulus hurler de douleur face aux mille piques acérées qui me brûlaient le cœur, me consummaient. Malgré tout, je ne tremblai pas.

J'acceptais la mort. Pourquoi lutter pour une vie qui ne nous a jamais été bénéfique ? Je n'avais strictement aucune raison de le faire. Mais mon instinct de survie refusa.

Il ne voulait pas me laisser partir, pas maintenant, pas si tôt. Il se réveilla brusquement alors que je croyais que c'en était fini. Il rugit en moi, me hurla de bouger, faire quelque chose.

Et complètement perdu, je ne pus qu'accepter. Je ne pus que suivre aveuglément cette voix si vive, si sûre d'elle. Elle me cria d'inspirer, respirer pour survivre ne serait-ce que quelques secondes de plus.

J'ouvris la bouche pour aspirer de l'air, mais ma poitrine compressée sous le gobelin refusait de bouger.
"Tente le tout pour le tout !" m'intima cette voix en moi.

Alors, réprimant un haut le cœur, je tentai l'impossible. Dans un effort surhumain, je redressai la tête et plantai mes dents dans la peau du gobelin.

Un goût infâme s'empara de ma bouche et je recrachai des poils nauséabonds.

Malgré l'écœurement provoqué par cet acte, il eut le mérite d'être efficace. La bête s'écarta, surprise par ma morsure.

J'en profitai pour rouler sur le côté. Je saisis le croc au passage, me redressai en même temps que le monstre. Je fonçai sur lui, arme en main. J'allais le tuer, comme le précédent.

Je hurlai de rage mais il rugit encore plus fort en réponse. Je lui envoyai un crochet de ma main gauche. Il porta sa main à sa bouche, choqué. Puis il s'avança menaçant. Je ne perdis pas une seconde et, de ma main droite fis passer l'arme à la main gauche.

Avant que le gobelin ne comprenne où était passée le croc, ce dernier était planté dans sa chair. Son sang verdâtre s'échappa et je me permis de crier victoire.

Essoufflé, je me pliai en deux pour reprendre mon souffle.
-Merci, murmurais-je à...
À qui ? Mon instinct de survie peut-être, les dieux aussi ? Ou bien à moi-même ?

Serait-ce possible que je sois reconnaissant envers moi-même ? Avais-je donc enfin fait une chose dont je pouvais être fier ?

Je souris faiblement, ce n'était pas le moment de me poser des questions dont les  réponses demandaient autant de réflexion !

Une supplique désespérée me fit tourner la tête. Je vis un homme, un esclave, couché sur le sol. Ses yeux lui avaient été arrachés, ils me fixaient de leur cavité vide. Le sang abondait, des cris faibles s'échappaient des profondeurs de sa gorge sèche.

Il n'avait pas eu autant de chance que moi. Je jetai un regard circulaire autour de moi. Rectification : ils n'avaient pas eu autant de chance que moi. Tous, tous les esclaves se trouvaient couchés sur le sol, suppliant, hurlant ou morts.

Je m'approchai à petits pas vers celui dont les yeux ne voyaient plus.
-Ach...evez...moi ! réclamait-il faiblement, la voix hachée. Pi... tié.

Je déposai ma main sur son épaule. Il tressaillit et demanda :
-Tuez-moi !
Je fermai les yeux et levai mon arme au dessus de l'homme mourant. Le premier, il allait être le premier homme à mourir de ma main.

J'inspirai, expirai, tentai d'empêcher mes mains de trembler.
Puis dans un mouvement brusque je plantai le croc dans la gorge de l'esclave. Il balbutia un ou deux mots incompréhensibles, recracha du sang et un air soulagé s'afficha finalement sur son visage avant que son âme ne s'envole pour un dernier voyage sans retour possible.

Je déglutis difficilement, me relevai et quittai le corps du mort.

Je balayais une dernière fois le carnage, observai les corps de tous les esclaves entassés là. Leurs dépouilles qui ne seraient jamais brûlées, leur vie qui les avait quittés à tout jamais. Puis je détournai la tête et cherchai un nouveau monstre à affronter.

Je n'eus pas à chercher fort longtemps, je vis presque aussitôt Aëris, debout au milieu du champ de bataille. Elle me fixait, m'incitant à m'approcher. Derrière elle, un gobelin s'avançait. Il ne la voyait sûrement pas, mais il la rejoignait à grands pas.

Aëris le regarda, puis posa ses yeux doux sur moi. Et je compris. Je compris qu'elle me demandait de la sauver, la protéger. Alors je me mis en marche, presque sans m'en rendre compte.

Un cri me fit tourner la tête. Un deuxième monstre. Mais ce dernier me visait moi, le fixant de ses yeux cruels.

Tant pis, je devais la sauver elle. "ELLE EST MORTE !" hurla Instinct de survie.
Il voulait que j'affronte celui qui voulait ma peau.

Mais il y avait ce regard. Ce regard perçant qui m'attirait. Ce regard brillant d'espoir, qui avait retrouvé son éclat déterminé. Elle semblait me demander de la sauver, lui prouver que cette fois-ci j'étais prêt, prêt à me dévouer à sa cause. Elle exigeait que je sois à ses côtés pour combattre.
Et bien que cela soit insensé de défendre quelqu'un de déjà mort, je voulais le faire. Je voulais apaiser ma conscience, la laisser partir en paix. J'avais besoin qu'elle me pardonne.

"SON PARDON TE COÛTERA LA VIE !" protesta vivement Instinct.
-Je suis prêt à mourir pour elle, soufflai-je hypnotisé.

Et je continuai à rejoindre la fillette. J'avançais sans tenir compte du monstre qui allait me heurter. J'avais besoin de son pardon, besoin qu'elle me laisse enfin seul, quitte mes souvenirs. Cela faisait dix ans qu'elle était morte, il était temps de passer à autre chose !

Je jetai un coup d'œil vers le gobelin à ma gauche qui voulait ma peau. Un autre devant, vers Aëris. À nouveau à gauche: il approchait à toute allure. Encore devant : il marchait d'un pas tranquille, mais la fillette se trouvait plus qu'à une distance minime.

"Sauve toi !"
Non. Non, non. Je ne la laisserai pas mourir. Pas une deuxième fois.
"Tu es vivant, elle est morte !"
Je suis mort le jour où mes parents m'ont vendu.

Je me mis à courir. Les deux gobelins allaient atteindre leur cible. Aëris ne bougeait pas. L'odeur fétide me chatouillait déjà les narines ! Mauvais signe ! Mais il ne fallait pas le regarder, je devais avancer.

Le deuxième monstre n'avait plus qu'à tendre la patte pour atteindre Aëris.
-Non !
Paniqué, je cherchai à accélérer. Hélas, mes deux combats m'avaient affaibli et je fus jeté à terre avant de rattraper Aëris.

Je fermai les yeux. La rage s'empara de moi, tandis que le gobelin me soulevait du sol. Je refusais qu'ils fassent du mal à la fillette !

Mes pieds battirent l'air, sans trouver de prise, le monstre me gardait hors de portée. Il me secoua en tout sens mais tout ce qui attirait mon regard c'était elle. C'était son air déçu.

-J'ai essayé ! lui soufflai-je, trop bas pour qu'elle puisse m'entendre.
L'abruti qui me tenait entre ses griffes grogna, me lança d'un côté à l'autre, me rattrapant chaque fois de justesse. Mon ventre se retournait, j'avais des hauts le cœur que je devais réprimer, cependant ça ne représentait rien. Rien par rapport à cette accusation lisible dans les yeux d'Aëris.

Elle se retourna pour faire face au gobelin qui la fixait sans la voir, perturbé. Peut-être qu'il ressentait sa présence ?
Il leva une patte poilue hésitante vers le fantôme de la morte. Non ! Il n'avait pas le droit de la toucher ! Il ne pouvait pas lui faire du mal !

Je regardai celui qui me portait.
-Allez, finis en avec moi ! Tue moi ! hurlai-je.
Il fronça les sourcils et secoua la tête. Il me lança au sol sans que je ne m'y attende. Pour la deuxième fois, je m'écrasai à terre dans un bruit sourd.

Mais cette fois-ci, je me relevai aussitot et tentai tant bien que mal de rejoindre mon objectif. Je clopinai jusqu'à Aëris. Elle était proche ! Si proche ! Je tendis la main pour la toucher et la faire reculer, mais une griffe se planta dans mon dos.

Ma chair lacérée fut la douleur la plus fulgurante de la journée. Elle se combina à ma rage pour former un duo destructeur.

Colère et douleur s'allièrent, mes émotions se mélangerènt, se complétèrent. Elle se rassemblèrent en moi. Je sentis une boule de chaleur grossir dans mon ventre. Elle hurlait pour se libérer, rugissait. Elle se débattait pour sortir et faire payer à ces monstres le mal qu'ils m'avaient infligé.

L'énergie prit de l'ampleur, grossit en moi, sans que je ne sache comment l'évacuer. Ce fut un objet auquel je ne pensais plus qui me sauva.
L'insigne du sauveur brilla autour de mon cou et montra le chemin à la boule destructrice qui sommeillait en moi.

Une vague dévastatrice sortit du cœur noir, se déversant autour de moi sans discontinuer. Une tempête se souleva autour de moi prenant de plus en plus d'ampleur, je levai les mains, tournant sur moi même, de plus en plus vite.

Au centre de la tornade, je n'avais aucune conscience de ce qui m'entourait. Je ne ressentais plus rien sauf cette force qui m'habitait. Cette magie ancrée en moi dont la réserve semblait inépuisable. Je n'avais plus conscience de mes muscles, mais vivais pleinement mon déploiement de pouvoir. Je voyais le tourbillon, mais ne me sentait pas capable de l'arrêter. Je ne contrôlais pas cette magie qui se libérait enfin de mon corps. Elle sortait à l'état brut, aussi sauvage et dévastatrice que les vagues de l'océan. Aussi puissante et incontrôlable que le feu et ses flammes vives.

Soudain, tout se stoppa. Brusquement, sans prévenir.

Étourdi je cessai de tourner sur moi même et mes jambes m'abandonnèrent. Je titubai quelques instants puis tombai à genoux.

Je m'écroulai dans la poussière et fermai les yeux, sombrant dans l'inconscience.
****

Hey!
Voilà un neuvième chapitre qui a eu du mal à sortit ! Je ne me sens pas super à l'aise avec les scènes de combat en fait, j'ai peur de soit privilégier trop l'action et oublier les émotions, soit mettre trop de descriptions etc...

Bref, j'espère que ça vous a quand même paru pas trop mal. N'hésitez pas à laisser vos commentaires et conseils pour améliorer ce chapitre parce que vraiment, j'ai l'impression qu'il lui manque quelque chose !

Finalement, joyeux Noël à tous ! 😘🎄
Bisous
Dream

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