Chapitre 2: Retour

J'observais le camp encore endormi, le soleil venant tout juste de pointer le bout de son nez. J'en profitais pour écouter le calme du matin, seul moment de la journée où du répit nous était offert.

Les respirations paisibles de mes compagnons berçaient mes oreilles. Des chuchotements doux me parvenaient. J'aurais pu me sentir apaisé, vraiment. Mais il manquait une chose essentielle au chant matinal : des sons naturels. Où étaient donc partis les oiseaux ? Où étaient passés les animaux nocturnes et les bruissements de feuilles qu'ils éparpillaient en se baladant ?

Ils s'étaient enfuis. Ils avaient compris qu'il n'y avait plus rien pour eux ici. Et ils avaient eu raison. Les déserteurs aussi avaient eu raison. Les seuls à s'être trompés sur toute la ligne étaient mes dieux. Et mon maître aussi, sire Jildis.

Sire Jildis... Quel homme honorable. J'aurais pu éprouver du respect pour lui: chaque jour, même s'il avait cessé d'y croire, il s'avançait bravement vers les monstres qui nous attaquaient. Il répondait avec sagesse et patience à tous les pauvres qui se plaignaient à ses pieds avant la guerre. Il ne prenait aucune décision qui ne soit approuvée préalablement par ses membres du conseil. Il encourageait ses soldats et les traitait avec justesse.

Oui, c'était un homme d'honneur. Un homme bon sur qui les autres pouvaient compter. Mais pas moi. Moi il m'avait arraché à ma famille il y a dix ans de cela. Je m'en souvenais très bien, je n'étais qu'un gamin de cinq ans alors.

-Alex... Papa et maman ont quelque chose à te dire. Tu vois ce gentil monsieur là-bas ?

Le petit garçon avait hoché la tête avec timidité.

-Il va repartir chez lui maintenant... Tu vas aller avec lui, d'accord ?

Le cœur fragile de l'enfant s'était serré et ses lèvres s'étaient mises à trembler. Il avait agripé la jambe de sa maman du plus fort qu'il pouvait et l'avait fixée de ses doux yeux bleus.

-Je veux rester avec toi, avait-il soufflé du bout des lèvres.

-Non mon grand, tu verras le monsieur s'occupera bien de toi. Allez va !

Elle le repoussa avec un sourire désolé, faisant mine d'ignorer la détresse de son fils. Il avait crié, pleuré, supplié ses parents de le garder. Il n'avait pas réellement compris ce qu'il se passait. Il ne savait pas pourquoi ses parents lui demandaient de partir. Il ne voyait que la tête de cet homme, cet homme qui l'arrachait à sa famille. Cet homme qui lui souriait, mais ne l'écoutait pas.

Il l'avait porté, le serrant très fort contre son torse. Mais le petit ne voulait pas être emmené ailleurs, même par un gentil monsieur. Il voulait rester près de ses frères et ses parents !

-Lâchez moi ! avait-il crié.

-Mais non, mais non, allez sèche tes larmes gamin.

Et à nouveau le monsieur avait souri.

Le regard d'Alex s'était alors posé sur sa ferme, celle où il avait joué avec ses frères, celle où son papa lui avait montré comment changer les vaches de champs, celle où sa maman lui avait lu des histoires. Et bizarrement, la seule pensée qui lui avait traversé l'esprit quand il avait compris qu'il était trop tard pour revenir chez lui un jour était :

J'ai oublié de prendre doudou avec moi.

Je fus tiré de mes pensées par une voix grave, résonnant étrangement dans la douceur du matin.

-Que fais-tu ?

-Je pense, maître.

-À quoi donc Alex ?

Sire Jildis me scruta un instant. Et ses lèvres se relevèrent en un sourire. Le même, exactement le même, que celui auquel j'avais dû faire face dix ans plus tôt. Un sourire désolé qui me déplut. Mais je n'en laissai rien paraître et lâchai :

-À mes parents, maître.

Puis je détournai mon regard et me dirigeai à grandes enjambées vers sa tente.

-Où vas-tu gamin ?

-Dans votre tente, maître.

-T'en ai-je donné l'ordre ?

-Non... Mais il en va ainsi depuis le début de la guerre, je dois vous aider à vous préparer, maître.

-Attends, je pense qu'il est temps que l'on parle toi et moi.

Je hochai la tête et le suivis. Il marchait, un mètre devant moi, d'une démarche assurée et fière. Celle des hommes nés pour régner combinée à celle des grands guerriers. Un pas souple et élégant, des manières dignes et une posture droite.

Je l'analysai pendant un long moment avant de me rendre compte que je l'enviais. Tout lui avait toujours souri dans sa vie. Dès son plus jeune âge, il avait su qu'il était destiné à un grand avenir. Il avait eu ce qu'il voulait d'un claquement de doigts et donné des ordres à des centaines de serviteurs. Il avait eu des leçons avec les meilleurs bretteurs du comté et avait ensuite assuré le rôle de commandant de la garde.

Oui, son enfance avait été belle. Toute sa vie l'avait été en réalité... Jusqu'au début de la bataille. Je n'avais pu m'empêcher d'être ravi de le voir si tourmenté. Puis j'avais vite déchanté. Chacune de ses mines sombres avait signifié une nouvelle défaite. Une défaite de mon camp et bien que je ne portais pas le seigneur dans mon cœur... J'avais envie qu'il remporte cette foutue guerre.

Pour quitter ce lieu maudit. Ces corps meurtris, ces regards vides, ces hommes rendus fous par quatre ans de guerre. Cette tension permanente qui régnait, les mains figées sur la garde des épées.

Je détaillais les moindres endroits dans lesquels mon maître me faisait passer. Ils étaient tous identiques. Des tentes hautes et riches, entourées d'autres plus petites. Les commandants entourés des soldats. Partout où mes yeux se posaient, ils voyaient des guerriers désabusés à la mine sombre... Enfin quand ce n'étaient pas des cadavres qu'ils repéraient. Nous ne prenions plus la peine de les brûler... Alors ils jonchaient le sol. Nous marchions dessus sans même être écœurés. C'était devenu normal pour nous. Leur odeur ne nous affectait plus, les hommes qui mouraient des maladies dues aux asticots grignotant allègrement les corps pourris de nos défunts amis, nous tuaient sans que cela ne nous dérange plus que cela. Plus maintenant. Nous nous étions totalement détachés de tout, prenions un air indifférent à la moindre horreur s'affichant devant nos yeux.

Enfin, le claquement des bottes de sire Jildis cessa et je pus observer une tente relativement petite et vide à vue d'œil. Il me fit signe d'y entrer et je m'engouffrai par la petite ouverture. Une odeur de renfermé m'envahit aussitôt. C'était toujours mieux que celle de la mort.

La tente était dépouillée, totalement neutre. Je ne distinguais ni meubles, ni êtres vivants. Elle avait été montée ici sans raison semblait-il.

-Tu peux t'asseoir, m'annonça le seigneur.

Je me laissai tomber à terre et le fixai. À mon plus grand étonnement, il s'assit en tailleur à même le sol. Pas mal pour un noble, constatai-je avec un sourire amusé.

-Je ne suis qu'un homme comme toi, pourquoi ne l'aurais-je pas fait ? demanda-t-il comme s'il avait lu en moi.

Je haussai les épaules.

-Les hommes riches se pensent souvent supérieurs, c'est tout maître.

Il acquiesça et changea de sujet :

-Tu sais pourquoi je t'ai fait venir ici Alex ?

Je secouai la tête.

-Parce que c'est le seul endroit vide du campement. Et il me faut te parler jeune homme...

Il attendait probablement une quelconque réaction de ma part, mais je ne lui en offris aucune, le regardant avec mon éternel air indifférent.

-Si aujourd'hui je te déclarais libre où irais-tu ?

-Nulle part, maître, répliquai-je.

-Tu resterais ici ?

Je hochai la tête.

-À mes côtés ?

J'eus une moue hésitante.

-Je ne sais pas, maître.

-Que ressens-tu à mon égard petit ?

Je le fixai un instant déconcerté par ses questions. Je me mordis les lèvres pour ne pas lui répondre quelque chose d'arrogant. Il était mon maître, moi son esclave. Je ne pouvais pas lui manquer de respect.

-Sois franc, dis moi ce que tu penses réellement, c'est un ordre !

-Vous êtes quelqu'un de bon avec ses sujets. Mais pas avec moi maître...commençai-je hésitant.

-Continue, ordonna-t-il.

-Vous m'avez volé à mes parents pour que je tienne compagnie à votre fils et vous serve. Vous avez fait de moi votre esclave... Comment pensez-vous que nous sommes traités... Maître ?

-Je ne t'ai pas volé à tes parents, je t'ai acheté, répondit-il calmement sans me lâcher du regard.

-Vous avez acheté un gamin de cinq ans sans vous soucier de ce qu'il pouvait ressentir, maître.

-Je t'ai offert une meilleure vie que ce que tu aurais eu à leur côté.

Je me relevai écœuré par ce qu'il disait. Je le foudroyai du regard. Retiens toi, tais-toi ! me hurla une petite voix, mais je ne pouvais pas contenir cette haine qui me rongeait de l'intérieur depuis bien trop longtemps. Alors, avec un ton amer, je lui envoyai:

-Une meilleure vie, dites vous ?

-Je t'ai éduqué, grâce à moi tu sais lire et écrire, parler convenablement et...

-Et les coups de fouet ? Et l'apprentissage que vous faites subir à vos esclaves ? Et ma liberté ?

Je retins de justesse la phrase acerbe qui brûlait de quitter ma bouche. Elle me démangeait mais je n'avais pas le droit de la sortir, j'avais déjà dépassé les limites après ma tirade. Je m'attendais à ce qu'il crie, me frappe, me fasse quelque chose. Mais ses lèvres se relevèrent en un horrible sourire désolé et il me fit signe de me rasseoir.

-Tes parents n'avaient pas de quoi s'occuper de tes frères et toi. Ce sont eux qui m'ont demandé de t'emmener ailleurs. Ils ont reçu assez d'argent pour nourrir tes frères et ont eu une bouche en moins à nourrir. Ainsi va la vie. Les plus pauvres ont besoin d'argent, les plus riches besoin de main d'œuvre. Tu as bien fait d'exprimer ta pensée sincèrement Alex... Mais ta rancœur n'a pas sa place ici.

-Je suis désolé maître.

-Bien. Je ne t'en veux pas, ta méfiance est justifiée... Mais sache une dernière chose petit, je t'ai épargné. Les autres esclaves sont traités plus durement que tu ne l'as été. J'appréciais vraiment le petit garçon que tu étais en arrivant tu sais.

-Merci maître, murmurai-je gêné.

Il se releva sans prévenir.

-Tu pourrais faire comme les déserteurs si ta vie ne te convient plus. Je n'ai plus la force de les poursuivre, soupira-t-il.

Je fus étonné de ces paroles. Si je fuyais, je serais libre ! Il venait de m'annoncer qu'il ne me traquerait pas...

Mais sa première question me percuta :

-Si aujourd'hui je te déclarais libre où irais-tu ?

Nulle part. Je n'avais nulle part où aller. C'était la mort, tué par les ennemis ou la servitude.

Alors, résigné, je le suivis dehors. L'ambiance me parut étrange quand je sortis de la tente. À voir la mine concentrée de mon maître, je n'étais pas le seul à avoir remarqué un changement.

Peut-être était-ce l'humeur générale ? Je crus même entendre une rumeur joyeuse parcourir les hommes qui semblaient abattus quelques instants plus tôt. Je fronçai les sourcils et traversai le campement à la suite de sire Jildis. Une agitation générale parcourait l'endroit. Les chevaliers sortaient, prêts pour un énième assaut. Mais quelque chose avait changé.

-Il est là, soufflait un soldat à son compagnon.

Ses yeux brillaient d'un souffle nouveau, à l'intérieur luisait une lueur que je croyais disparue. Une lueur rare et précieuse :

L'espoir.

Il se rallumait dans les prunelles éteintes des guerriers. Un bruit d'activité incessante vibrait dans mes oreilles, teinté d'une certaine allégresse. Cela était plus qu'inhabituel.

Le changement qui me frappa le plus fut le visage de mon maître. Je revoyais encore l'homme brisé qu'il avait été pendant deux ans. Je m'imaginais sans peine son regard perdu dans le vague, je le voyais en pleine phase de désespoir. Mais à ce moment, je le vis sourire. Je le vis croire à nouveau en notre cause perdue. Je le vis victorieux, je le vis radieux, je le vis comme tout homme rêvait de voir son chef : fort, sûr de lui et courageux. Alors l'espoir qui atteignait les soldats tour à tour me prit.

Peut-être était-ce enfin l'arrivée miracle ? Peut-être allions nous pouvoir nous en sortir ?

Le mot magique fut prononcé à hauteur de la tente de commandement principal :

-Sauveur maudit, chuchota un homme.

Alors je compris que j'avais vu juste. De là où je venais, il n'avait pas le même nom. Mais pas de doute c'était lui.

Celui que je surnommais le sauveur noir et que ces civilisations ci appelaient le sauveur maudit.

Il était de retour.

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