Chapitre 18

   Que fait un Nafif dans cette forêt ? Que fait-il seul dans le monde des humains ? Est-t-il seulement seul ? Peut-être qu'un groupe l'attend quelque part... Et si c'était un Nafif de la Base venu me chercher ? Mais pour quelle raison ? Et si... Et si j'avais réellement tué Hiro et qu'ils venaient se venger ? Peut-être vient-il juste de réaliser qu'il m'avait enfin trouvé, cela expliquerait sa surprise. 

   Je fais volte-face en une seconde et me met à courir à toute vitesse, complètement paniquée. Je ne me retourne pas, ne regarde pas derrière moi, j'avance sans réfléchir, franchis les obstacles qui apparaissent devant moi, enjambe les pierres et les buissons, contourne les arbres, esquive les branches. Je me rapproche de ce que j'avais tenté de fuir au départ, j'aperçois au loin la maison de Hervé, je ralentis inconsciemment, mon hésitation se reflétant dans mes mouvements. Un objet me percute soudainement, ou plutôt un homme. Il me plaque au sol, une main gantée contre la bouche, les genoux appuyés sur mon dos. La douleur éclate dans mon corps, je hurle au travers de ses doigts et tente de me débattre mais son emprise est trop forte. Les larmes fusent tant la brûlure de mes blessures se fait intense. Je sens la chaleur monter en moi, et bientôt mon assaillant la ressent également. Il me lâche soudainement et s'écarte en gémissant. 

   Je profite de cette seconde de répits pour me redresser, mais mon corps semble aussi faible que celui d'un nouveau né. Ma tentative est vaine, alors que j'essaie de m'appuyer de mes bras pour me soulever, ces derniers cèdent sous mon poids. Epuisée, je m'étale contre l'humus de la forêt, haletante, tremblante, ma souffrance persiste tel un voile sur ma peau. L'homme se rapproche à nouveau, je n'ai pas l'énergie de tenter de le repousser ni même de le dissuader par le parole. Je l'observe d'un oeil s'accroupir près de moi, le sent soulever mes longs cheveux sans que je ne puisse rien faire, observer les bandages qui recouvrent mes cicatrices. Son regard vert croise à nouveau le miens, je n'y lis plus de la méfiance mais de la peine, de la compassion. Il observe les environs avant de me retourner avec une grande facilité, de passer ses bras sous moi et de me soulever sans aucun effort. Je ne peux réagir et me laisse donc faire sans un bruit, ma tête posée contre sa poitrine. Les battements réguliers de son coeur me bercent pendant les longues minutes de marche.

   Je semble m'être assoupie un instant, à mon réveil nous arrivons dans un jardin peu entretenue, le soleil est haut dans le ciel annonçant déjà midi qui approche. Cela doit bien faire deux heures que je me suis enfuie de la maison de cette famille humaine, et dans ce court lapse de temps j'ai réussi à me faire capturer par un Nafif sorti de nulle part. Il m'emmène à l'intérieur de sa vieille maison de bois, me pose doucement sur un canapé décrépi et s'accroupi à ma hauteur. Ayant eu le temps de récupérer un peu d'énergie, je parviens à me redresser et à m'asseoir, je m'enfonce dans les oreillers poussiéreux, tentant ainsi de maintenir une distance de sécurité entre l'inconnu et moi. Ce dernier ce met à parler dans cette langue que je ne parle pas, je secoue la tête pour tenter de lui faire comprendre et son froncement de sourcil me montre son mécontentement.

   - Tu dois avoir dix ans et tu ne parles même pas l'originelle ? Mais où as-tu été élevée ?
- Dix ans ? m'offusqué-je. J'en ai quatorze...
- Vraiment ? dit-il en arquant un sourcil. On voit que la vie ne t'as pas fait de cadeaux !
- Qui es-tu ? demandé-je méfiante et agacée.
- C'est à moi de poser cette question. Cela fait des décennies que je n'ai vu aucun Nafif, Aelez ou même Erevent. Qu'est-ce que tu fous ici ?
- Cela ne te concerne pas.
- Dans ce cas tu n'as pas à connaitre mon identité. Lequel tiendra le plus longtemps dans l'ignorance ? J'ai des années d'entrainement et de connaissance derrière moi, penses-tu vraiment pouvoir jouer à cela avec moi ?

   Je grommelle en silence, songeuse de la manière dont je pourrais lui faire cracher le morceau. Le meilleur moyen est de lui dévoiler les choses petit à petit, ainsi il fera de même.

   - Je me suis enfuie de la Base.
- Tu es donc une déserteuse ? C'est amusant, moi aussi.
- Amusant, oui...
- Pourquoi tu t'es enfuie ?
- Toi d'abord, dis-je en relevant le menton d'un air de défi.

   Un sourire étire sa bouche, ses yeux se mettent à pétiller d'une malice à laquelle je ne m'attendais pas. Cet homme aime les défis, je semble en être un à ces yeux. Le fait qu'il joue avec moi ne me rassure pas mais ne m'inquiète pas pour autant. 

   - Très bien petite maligne. Si je te dis que j'en avais marre de tuer tu me crois ?

   J'harque les sourcils, pas certaine de ma réponse. Je ne pense pas qu'il mente, mais un homme de sa trempe n'est pas quelqu'un que j'imagine avoir un coeur tendre. Mais qui suis-je pour juger les apparences ainsi ?

   - Je crois..., dis-je en plissant les yeux.
- Tu me flatte, s'exclame-t-il en posant une main sur sa poitrine. Quel est ton nom ?

   Je réfléchis un instant à que choisir entre mentir et dire la vérité. S'il dit vrai et que cela fait des décennies qu'il a déserté la Base il ne devrait pas avoir entendu parler de moi, dévoiler ma véritable identité ne devrait pas être un problème.

   - El-Yah. Et toi ?
- Oktar mademoiselle, ravie de vous rencontrer. 

   L'excentricité du vieil homme pourrait m'amuser, mais elle me met d'autant plus sur mes gardes. Son instabilité et son imprévisibilité sont dangereuse, je ne sais jamais comme il va réagir à mes paroles ou mes mouvements ce qui me maintient tendue. Mes jambes sont encore faibles, si j'essayais de m'enfuir il lui serait aisé de me rattraper et je ne veux pas connaître à nouveau le douloureux placage qu'il m'a infligé. 

   Tandis que je réfléchis à que faire pour partir, Oktar se lève et change de pièce. Les bruits m'indiquent qu'il manipule de la vaisselle, un fumet d'herbe chaude me parvient, ma bouche semble s'assécher soudainement à l'idée de boire ce qui doit être du thé. J'ai rarement faim, mais la soif est autres chose, elle est moins réprimable. Lorsque j'étais enfermée je passais des jours sans manger, mais à chaque combat je m'abreuvais de litres de sang pour survivre. Un frisson me parcours la colonne vertébrale à ce souvenir, et je ne veux pas savoir s'il est de dégout ou d'envie.

   Le Nafif revient dans la pièce, deux tasses fumantes dans les mains. Il m'en tend une et se rassoit. J'attend de le voir commencer à boire pour renifler le liquide foncé et chaud du récipient. Je l'entend rire en face de moi, probablement amusé de ma méfiance.

   - C'est un mélange de menthe sauvage et de feuilles de framboisier, il n'y a rien d'autre je le jure sur Adem.

   Je n'en suis pas plus rassurée pour autant, mais ma bouche pâteuse me rappelle à l'ordre et j'engloutit bientôt l'intégralité du contenu de la tasse d'une traite. J'essuie mon menton du revers de la main et patiente quelques secondes, mais je ne ressens aucun effet néfaste sur mon organisme, j'en déduis donc sans grand soulagement que ce thé n'était pas empoisonné.

   - Alors, ça va mieux gamine ? me demande l'homme en sirotant lentement.
- J'allais très bien.
- Ce n'est pas ce que j'ai pu voir, rit-il nerveusement. Désolé pour tout à l'heure, j'avais aucune idée pour tes blessures.
- Pourquoi t'excuser ? Ca n'arrange pas la douleur.
- Simple formule de politesse, tes parents ne te l'ont pas appris ?
- Comme s'ils m'avaient appris quoi que ce soit... dit-je amèrement.
- Ouch, sujet sensible ? Orpheline ?
- Si seulement, soupiré-je en regardant par la fenêtre, refusant qu'il lise ma détresse dans mes yeux. 
- Je veux pas me mêler de ce qu'il ne me regarde pas...
- Mais tu vas le faire.
- ... mais la guerre fait des ravages chez beaucoup de personnes, surtout le mental. Si tu as eu des mauvais parents c'est à cause de tout ce qu'il se passe, de ce dans quoi on a tous grandit. C'est pour cela que je suis partie, je me voyais changer en quelque chose que je refuse de devenir.
- En quoi ?

   Son regard devient dur, plein de douleur et de remord. Il fixe le sol quelques secondes, les sourcils froncés, comme plongés dans de mauvais souvenirs.

   - Quand tu tue depuis que l'on t'as appris à tenir une arme, un mort de plus ou de moins sur la conscience ce n'est pas bien lourd comme fardeau. Au bout d'un moment, arracher une vie ne te fais plus rien. Mais je refusais de devenir comme ça. Ne plus reconnaitre la valeur de la mort c'est ne plus apprécier celle de la vie, tu ne crois pas ?

   Mon cœur loupe un battement, comme le signe d'un déclic. Ce vide en moi, ce futur inexistant que j'entrevoie, mon absence d'envie. N'est-ce pas exactement ce qu'il vient de décrire ? Est-ce que à force d'entrevoir la mort n'ai-je pas oublier d'apprécier la vie ? Comment réapprendre à aimer, à ressentir, à vouloir ? Est-ce seulement possible de remonter lorsqu'on a atteint le fond du désespoir, les abysses de la souffrance ? Que dois-je faire pour à nouveau me sentir vivante ?

   Mon esprit se perd dans mes réflexions, mon espoir ne fait que grandir sans que je sache si c'est une bonne chose. La chute ne sera que plus rude si j'en attend trop et que rien ne se passe, mais ne pas espérer du tout en revient à tout subir sans réagir, et ce n'est pas ce que l'on m'a enseigné. Que penserait Hiro en me voyant me morfondre sur moi-même ? Ses paroles résonnent encore en moi, le jour où il m'a dévoilé son passé et m'a demandé si je voulais vivre. Après avoir hésité, j'ai répondu oui, et ma réponse est toujours la même. Je veux vivre, quoi qu'il m'en coute, peu importe les sacrifices que je pourrai faire, je n'ai plus rien à perdre de toute manière.

   Mes yeux se ferment un instant, je visualise ma vision de cauchemars, m'en imprègne de tout mon être. Je ne peux changer le passé, m'en vouloir pour mes actes ne les rendront pas moins grave. Ce que je peux faire en revanche c'est suivre les conseils de cette unique personne qui m'ai aidée dans ma vie. Honorer sa mémoire, celle que je lui ai arrachée, aller de l'avant en me battant pour moi-même maintenant qu'il n'y a plus personne pour le faire à ma place.

   - Connais-tu un endroit sûr où je pourrais aller ? demandé-je doucement, presque hésitante.
- Tu veux dire pour les gens comme nous ? A part la Base il n'y en a pas beaucoup.
- Comment as-tu fais pour rester ici sans te faire remarquer ?
- Je suis resté discret, je ne parle pas aux habitants du coin, je n'utilise pas mes pouvoirs non plus.
- Quels sont tes pouvoirs ? demandé-je intriguée.
- Ca ma petite, ce n'est pas quelque chose qu'il faut dévoiler à n'importe qui, dit-il en accompagnant sa parole d'un clin d'oeil. 

   Je suis sur le point de lui demander à nouveau en promettant que je n'en ferais rien mais comprend ses réticences à dévoiler ses capacités. A sa place j'en ferais de même.

   - Il n'y a donc nulle part où je peux aller ? redemandé-je sans grande conviction.
- A vrai dire, pour toi peut-être. J'ai entendu parler d'un homme dans le désert du Sahara qui aurait apporter l'eau, il y est vénéré comme un dieu. Cela pourrait être ton père.
- Mon... Comment tu- ?
- Tu pensais que je n'aurai pas remarqué votre ressemblance ? J'ai servi à ses côtés pendant des années, a part lui personne n'a jamais eu un tatouage aussi grand et tu es son portrait craché.

   Je reprend difficilement mon souffle après cette montée de stress. Devrais-je avoir peur qu'il ai remarqué mon lien avec l'ancien Chef de Guerre ou en être rassurée ? S'il lui était fidèle cela pourrait m'aider à gagner sa confiance et à obtenir son aide.

   - Alors, maintenant dit-moi, continue Oktar en se penchant en avant, son regard étant devenu menaçant. Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de la fille du grand Galaad Drachen ?

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