Il pleuvait sur Silberleut, depuis des heures à présent.
Blottie au creux de la taverne de fortune, Framke s'était réfugiée dans une solitude bienvenue, dès que l'alerte avait été déclarée terminée et que chacun avait été renvoyé à ses occupations habituelles. La proximité du danger avait laissé comme une chape pesante sur la communauté cachée des inventiers, même si meister Zweig avait tenu un bref discours pour expliquer que la situation demeurait sous contrôle et qu'ils auraient tous les détails dès que possible.
Tout le monde craignait plus ou moins l'irascible recteur ; l'assemblée s'était rapidement dissipée aux quatre coins du réseau que constituaient l'église et les maisons aménagées des alentours.
Sauf Juvénal.
Le jeune Calicien semblait hors de lui ; alors même que les membres de la Guilde s'éloignaient par petits groupes, il s'était avancé et avait confronté violemment meister Zweig :
« Sous contrôle ? Comment pouvez-vous tenir sous contrôle quelque chose que vous ne pouvez même pas expliquer ? Si vous savez pourquoi une colonne de Nebel s'est élevée en plein cœur de la ville, vous devez nous le dire ! »
Le recteur avait croisé les bras, durci son expression et déclaré de son ton le plus autoritaire :
« Les explications viendront en temps voulu, Juvénal. En attendant, tu vas immédiatement retourner effectuer les tâches qu'on t'a confiées, et dans le calme. »
L'appartenance à la communauté des inventiers, surtout pour quelqu'un qui ne possédait pas le don d'ingénier comme Juvénal, résidait dans le respect de certaines règles et le jeune homme le savait. Framke s'était demandé ce qui arrivait à ceux qui les violaient : la guilde officieuse pouvait-elle se permettre de les chasser, alors qu'ils connaissaient son existence ?
Mais Juvénal n'avait rien fait de mal et ses revendications semblaient justifiées. Les repousser ne ferait que créer une faille dans l'autorité des trois dirigeants. Combien de temps les recteurs pourraient-ils écarter ses requêtes ?
Elle appréciait Juvénal : le jeune homme était agréable et soucieux des autres et, sous cette obsession, elle devinait une ancienne douleur qui le rongeait à chaque instant. Mais il se déroulait quelque chose de très important, qui les dépassait tous et qui, elle le sentait confusément, devait être lié au passé d'exploreur de meister Reiner. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver à l'égard du vieux compagnon de Fridrik une profonde loyauté que même sa sympathie pour Juvénal et la justesse de ses objections ne pouvaient ébranler.
« Hey ! »
Elle se tourna légèrement vers l'origine de l'interpellation : elle leva les yeux au ciel en reconnaissant celui qui méritait probablement le qualificatif d'individu le plus pénible de tout Handesel :
« Qu'est-ce qu'il y a, encore ? » grommela-t-elle.
Heinz esquissa un sourire ironique :
« T'as beau essayer de te cacher, ça marche pas ! Ma mère veut que tu viennes aider les nouveaux à s'installer. »
Elle fronça les sourcils en fixant le garçon d'un regard confus :
« Les nouveaux ?
— Oui, un garçon et une fille que meister Krauz a ramenés avec lui. »
Il pouffa de rire :
« Le garçon, ça va, même s'il a pas l'air très éveillé... mais la fille, c'est toute une histoire. C'est une frolen de la haute, coiffée comme une poupée. Elle regarde autour d'elle comme si on l'avait enfermée dans une cage avec des ratsen. Il paraît qu'ils ont des dons, mais ils sont pas si terribles à regarder. »
Framke secoua la tête : y avait-il une limite à l'outrecuidance de ce sale gamin ? Mais si Anna avait besoin d'elle, elle était prête à mettre de côté l'agacement que son fils lui inspirait. Elle se leva et suivit le garçon à travers le dédale de couloirs qui menait aux habitations. Elle brûlait de lui poser des questions, mais la simple idée de lui être redevable de quoi que ce soit lui soulevait le cœur. De toute façon, il en savait sans doute moins qu'il le prétendait ; mieux valait attendre de retrouver Anna. Mais ce petit ratz dut s'en apercevoir, car il se tourna vers elle avec un sourire malicieux :
« Ben quoi, t'as pas envie de savoir ce qu'ils font là ? »
Prise de court, elle renonça à trouver une répartie et haussa les épaules.
« Ou plutôt, t'as pas envie de me le demander ? » ajouta-t-il narquoisement.
Framke serra les poings : pourquoi fallait-il que le garnement soit aussi perceptif ? S'il n'avait pas été le petit fils de meister Reiner, elle n'aurait pas hésité à répondre par une taloche. Mais elle était la plus âgée et la plus mûre : si elle voulait qu'on la respecte un minimum, elle devait résister à la tentation d'agir comme une gamine.
Ils pénétrèrent dans une chambre un peu plus grande que celle où elle avait dormi la nuit d'avant et certainement mieux équipée. C'était une véritable petite suite de deux pièces séparées par une paroi percée d'une large baie, avec plusieurs lits dans chacune, ainsi que des fauteuils dépareillés, des tables, des chaises et quelques coffres et armoires. Un peu de jour grisâtre passait par les fenêtres qui gardaient une partie de leurs carreaux d'origine, même s'ils étaient ternis par l'âge et la crasse.
Anna la gratifia d'un sourire :
« Merci d'être venue aussi vite, Framke. Puisque tu es nouvelle ici et que tu n'as pas encore de tâche déterminée, nous avons pensé que tu pouvais tenir compagnie à nos pensionnaires.
— Volontiers, si ça peut vous rendre service », répondit-elle un peu timidement.
Elle se sentait toujours un peu plus vulnérable sous les yeux chaleureux de la fille de meister Reiner. Même sa mère n'avait jamais manifesté autant d'attention envers elle qu'Anna. Elle reporta son intérêt sur les autres personnes présentes : assis sur l'un des lits, Évariste, le médicant de la communauté, était en train de bander l'avant-bras d'un garçon aux cheveux sombres, qui le regardait faire avec une expression crispée. À l'autre bout de la pièce se dressait une jeune fille dont les mèches blondes, échappant à sa coiffure ravagée, dégringolaient en boucles éparses. Ses habits blancs avaient été froissés et souillés. Son beau visage demeurait fermé, presque absent ; elle semblait presque craindre de respirer. Elle gardait les bras serrés autour d'elle comme pour se garantir d'un froid inexistant ou d'un danger invisible.
Avec stupeur, Framke reconnut la messagière qui l'avait si ouvertement méprisée à la descente du Brisevent. Elle avait pour le moins perdu de sa superbe !
En d'autres circonstances, elle en aurait peut-être profité : mais le regard confus de la blonde avait quelque chose d'alarmant. Anna s'approcha d'elle et lui posa gentiment la main sur l'épaule ; la messagière s'écarta vivement, mais il était difficile de déterminer si c'était par répulsion ou par surprise. La fille de meister Reiner ne s'en offusqua pas et conserva ton sourire :
« Avez-vous besoin de quoi que ce soit, manfrolen ? »
La jeune fille baissa les yeux vers sa tenue salie, en fronçant légèrement les sourcils :
« Des vêtements propres, je vous prie, et... y a-t-il moyen de prendre un bain ici ?
— Un bain ? »
L'interjection incrédule de Heinz fut suivie d'un ricanement amusé, qui lui valut un regard furibond de la blonde. D'un claquement de langue, Anna arrêta les moqueries de son fils et expliqua gentiment à leur nouvelle pensionnaire :
« Nous tirons notre eau de quelques canalisations que nous avons pu détourner et de citernes d'eau de pluie que nous avons installée tant bien que mal. Nous sommes obligés de la rationner. Je peux cependant vous apporter un broc et un bassin ; il y a un paravent quelque part qui vous donnera un peu d'intimité. »
Les prunelles grises posèrent un regard tout à la fois indigné et éberlué sur Anna. L'expression choquée de la réfugiée aurait pu être amusante aux yeux de Framke, comme une douce vengeance pour la façon dont la messagière l'avait traitée, mais la jeune grau ne put s'empêcher de la prendre en pitié. Après tout, elle n'avait sûrement pas demandé à être là...
Aristide, un petit homme dont les traits semblaient trop larges pour son visage mince, esquissa un sourire. Il finit d'attacher les extrémités du bandage autour du bras du garçon, avant de le placer dans une simple écharpe de tissu :
« Voilà, j'ai pu réparer les dégâts, mais il vaut mieux éviter que la blessure se rouvre. Si tout va bien, d'ici quelques jours, tu pourras commencer à réutiliser ton bras normalement. Mais en attendant, je tiens à te rappeler que tu n'as rien d'autre à faire que te reposer, c'est d'accord ? »
Le jeune homme hocha la tête, avec un marmonnement qui devait être une réponse.
Anna regarda tour à tour ses deux nouveaux pensionnaires :
« Je vais vous chercher des vêtements de rechange : vous ne pouvez pas continuer à porter vos tenues de guildes ici. Je crains, ajouta-t-elle d'un ton légèrement ironique en se tournant vers la messagière, qu'ils ne soient pas aussi élégants que ceux dont vous avez l'habitude... »
La blonde esquissa une légère moue, contemplant sa jupe tâchée et froissée ; une grande déchirure parcourait le côté gauche, découvrant une bottine de cuir beige et un bas blanc troué.
« S'ils sont propres, concéda-t-elle, je suppose que ça ira pour le moment. »
Sans attendre d'hypothétiques remerciements, Anna se dirigea vers le couloir, non sans un dernier regard vers son fils et Framke :
« Heinz, je compte sur toi pour bien te comporter, lança-t-elle à titre préventif. Framke, surveille-le pour moi ! »
Elle disparut avant que la jeune rousse puisse protester. Malgré lui, le garçon en uniforme sombre esquissa une ombre de sourire. Heinz lui lança un regard noir :
« Alors comme ça, t'es vraiment un pilotier ? Ça fait quoi de faire partie de cette bande de ruks ? »
Framke lui envoya un coup de coude dans les côtes pour calmer son impertinence. Mais le jeune pilotier haussa juste les épaules, frottant machinalement son bras blessé. Le regard fixé sur le mur doit devant lui, il répondit sombrement :
« Je ne fais plus partie de cette bande de ruks, comme tu dis. »
Son dos se voûta un peu ; même si elle ignorait les circonstances qui l'avaient mené à trouver refuge chez les inventiers, Framke se sentit désolée pour lui. Avec son visage agréable et ses yeux sombres au regard doux, il inspirait facilement la sympathie.
« N'écoute pas ce qu'il dit, ce n'est qu'un sale garnement, déclara-t-elle d'un ton enjoué, ignorant les protestations de Heinz. Je m'appelle Framke. Je ne suis pas arrivée depuis très longtemps, moi non plus... Mais je te souhaite quand même la bienvenue. Tu verras, les gens ici sont gentils ! »
Son interlocuteur la regarda un moment en silence, les sourcils froncés, avant de retrouver sa langue :
« Merci, Framke. Je m'appelle Loys, et voici ma cousine Cornelli.
— Ta cousine ? »
Elle lança un regard vers la blonde qui la fixa froidement, mais ne chercha pas à réfuter ces paroles.
« Oui, répondit Loys. C'est si difficile à croire ? »
La jeune rousse les regarda tour à tour : on ne pouvait pas dire qu'il y avait beaucoup de similitudes dans leur physionomie, si ce n'était leur teint clair et la forme générale de leur visage, peut-être... Elle n'avait jamais été très douée pour trouver des ressemblances, mais ce n'était pas ce qui la troublait : ils appartenaient apparemment à des milieux si opposés que leur rencontre devait tenir du miracle. Et puis, si Cornelli était manifestement erdane, d'après son accent comme son nom, Loys venait incontestablement de Calice, comme Juvénal et Aristide. À Handesel, les mariages entre citoyens de nations différentes étaient possibles, mais découragés par tout un arsenal de règles contraignantes.
« Pour moi aussi, ajouta-t-il. Je ne le sais que depuis ce matin. »
Framke le regarda bouche bée, une centaine de questions caracolant dans sa tête.
« Disons que c'est une histoire un peu... compliquée », offrit-il avec un pâle sourire.
Il se rembrunit ; la rousse comprit qu'il n'avait pas l'intention d'en dire plus pour le moment ; la tristesse de son expression lui alla droit au cœur. Et après tout, c'était bien normal : peu de temps auparavant, le jeune homme était sans doute un apprenti comme tant d'autres, fier de sa qualité de sunder et sans la moindre crainte du lendemain. Et soudain, dans de mystérieuses circonstances, il avait tout perdu... Au moins, quand elle s'était enfuie de chez elle, l'avait-elle fait délibérément et après mûre réflexion.
Framke pouvait comprendre la détresse du pilotier. Et même celle de la messagière, dont le visage avait repris l'expression vague qu'elle portait quand Framke était entrée. Elle baissa la tête, pas assez vite pour empêcher la lumière d'attraper le sillon brillant qui se traçait lentement sur sa joue. La rousse aurait voulu pouvoir la réconforter, mais elle doutait que la réfugiée puisse apprécier sa sollicitude. Fort heureusement, Heinz avait – avec une étonnante sagesse – gardé le silence.
Même Loys se contenta de lui lancer un regard chargé de compassion. Mais il semblait décidé à ne pas se focaliser sur sa situation :
« Alors, Framke, tu disais que tu n'étais pas là depuis longtemps ? Comment es-tu tombée ici ? »
L'adolescente apprécia ta tentative de conversation. Elle sourit vaillamment :
« Je suis arrivée hier au soir. Un peu par hasard... Un de mes anciens voisins m'a conduite ici et meister Reiner a accepté que je reste.
— Vraiment ? Tu venais d'où, avant ? »
Elle baissa la tête, regardant la pointe de ses souliers. Ses poings se serrèrent brusquement : ce n'était pas qu'elle craignait d'avouer sa condition de grau – elle n'aimait pas mentir et Cornelli se souvenait peut-être d'elle. Sans oublier l'incapacité de Heinz à réfléchir avant de parler. Non, ce qui lui tordait les tripes, c'était la raison même de sa présence en ses lieux : la disparition de Fridrik.
Elle se laissa glisser sur le sol, entourant les genoux de ses bras : de toute façon, elle n'allait pas bouger d'ici de sitôt. Elle sentait le regard du gamin braqué sur elle et ferma les yeux, prête à subir l'aiguillon de sa langue bien pendue d'une seconde à l'autre.
« Bah, c'est pas facile pour elle, lâcha le gamin, d'une façon si inattendue qu'elle ouvrit brusquement les yeux et le fixa avec stupeur. C'est jamais facile pour ceux qui débarquent. Pour moi, c'est pas pareil, ajouta-t-il fièrement. Je suis né ici, je suis le petit-fils de meister Lars. »
Il lui adressa dans la foulée un coup d'œil goguenard ; elle grommela intérieurement en réalisant que c'était probablement ni plus ni moins qu'une manœuvre pour se mettre en valeur.
« Meister Lars... »
La voix de Cornelli intervint pour la première fois depuis son échange avec Anna.
« Il s'agit du vieil homme qui nous a accueillis ? L'ami de mon'sier Valdor ?
— mon'sier Valdor ? »
Heinz pouffa de rire :
« Vous voulez parler d'unkel Augustus ! »
Framke sursauta légèrement en entendant ce nom : Augustus... Un autre des anciens amis de Fridrik, ce pilote calicien qui avait choisi de revenir à la vie civile pour aider à distance ses compagnons. Il semblait logique qu'il ait gardé des liens avec meister Reiner ! Elle porta son poing à sa bouche, mordillant machinalement ses phalanges. Aux dires de Fridrik, cet homme avait quelque chose de formidable, voire d'effrayant, avec son esprit vif et son arrogance naturelle. Mais peut-être que si elle lui parlait de Fridrik, il accepterait de venir au secours de son camarade de promotion, même s'ils n'avaient jamais été très proches.
La porte pivota soudain, laissant passer Anna, les bras chargés de vêtements de toile brune comme en portaient tous les membres de la guilde des inventiers. Elle les posa sur le lit et en tira une blouse, une longue jupe et une paire de bas grossiers qu'elle tendit à Cornelli :
« C'est le mieux que nous ayons. Au moins, vous passerez inaperçue parmi nous. »
La jeune fille posa un regard un peu effarouché sur l'ensemble, les yeux plissés et les lèvres serrées. Elle se leva avec raideur, saisit les vêtements avec un « merci » hâtif avant de disparaître de l'autre côté de l'alcôve, prenant soin de rester dissimulée au regard des occupants de la pièce principale. Framke envoya son coude dans les côtes de Heinz, quand le garçon fit mine de se pencher pour tenter de surprendre un peu de peau découverte.
Loys ne prêta aucun intérêt à cette pantomime ; son regard sombre s'était perdu dans le vague, comme s'il s'était plongé dans des pensées négatives. Il cligna des paupières, pas assez vite pour dissimuler l'éclat de larmes naissantes. De sa main valide, il s'essuya rageusement les yeux et détourna son visage, comme embarrassé par sa propre réaction. Un peu gênée, Framke baissa la tête, examinant le bout de ses chaussures. Elle aurait voulu trouver des mots de sympathie, mais rien ne lui venait à l'esprit. L'apprenti se tourna vers Anna, avec une expression suppliante :
« Vous n'avez toujours pas de nouvelles ? »
La fille de meister Reiner secoua la tête, non sans tristesse :
« Non, il est trop tôt. Mais mon père va faire tout ce qui est en son pouvoir pour le retrouver. »
De qui parlaient-ils ?
« Une chose est sûre, c'est que ce ne sont pas les agents du bureau qui l'ont emmené. Mon père en est certain.
— Mais qu'est-ce qui vous dit que ce ne sont pas des gens... encore pires ? »
Cornelli réapparut, d'un pas réticent. La tenue de toile rude semblait déplacée sur sa délicate silhouette : elle ressemblait à un bibelot qu'on aurait enveloppé d'un chiffon pour le transporter. Les lèvres de la blonde tremblaient légèrement, le seul signe qu'elle ne maintenait son calme qu'au prix d'un terrible effort. Cependant, le moment était trop grave pour en sourire.
« Et pourquoi ont-ils fait une chose pareille ? » reprit Loys.
Anna alla s'asseoir à côté de lui et posa une main sur son épaule :
« Mon père essaye de le comprendre. Nous ferons le nécessaire pour le ramener ici, lui aussi. Personne ne connaît Silberleut mieux que nous ! S'il faut fouiller tous les recoins de l'ilande, nous le ferons. »
Framke se mordit la lèvre et baissa les yeux : elle ne comprenait pas grand-chose à cette situation, mais ce qu'elle avait saisi, c'était que Loys semblait lui aussi avoir perdu quelqu'un à qui il tenait... Comme elle avait perdu Fridrik.
La jeune rousse serra les poings, si fort qu'elle s'en fit mal. Elle espérait de tout son cœur que son vieil ami allait bien... Elle se tourna vers la fenêtre, comme si elle pouvait distinguer quelque chose au-delà l'immense labyrinthe de la ville, et poussa un soupir.
Fridrik...
Meister Reiner avait promis de le chercher, lui aussi, mais il était sans doute sauf, quelque part dans un asile de Silberleut. Il suffisait d'attendre.
***
Dans la quiétude du dispensaire, debout devant l'un des petits bureaux mis à la disposition des médicants, Lars ne se sentait guère à sa place.
Il pouvait s'y rendre en toute sérénité, dans ses vêtements râpés de vieil Erdan. Il savait que Marnie y passait deux après-midi par semaine ; sa présence en ces lieux ne serait pas considérée comme suspecte par d'éventuels agents des Affaires tripartites. C'était l'endroit idéal pour discuter avec elle.
Le dispensaire était sous la responsabilité de la Guilde des médicants : les membres y étaient invités, dans la mesure de leurs disponibilités, à y donner de leur temps, même si cela n'était pas une obligation. Les citoyens les plus pauvres de Silberleut y étaient accueillis et, occasionnellement, les graus qui en franchissaient les portes. Jamais un médicant ne méprisait la détresse de quiconque.
Mais cette fois, c'était la médicante qui était plongée dans la détresse. Dans sa main en coupe reposait le pendentif en forme de nuage, éclaboussé de sang. Ses doigts fripés tremblaient légèrement en caressant les volutes. Lars baissa la tête, incapable de trouver les bonnes paroles : le chagrin et la peur de Marnie semblaient envahir sa propre conscience. Les douleurs passées se mélangeaient à celle du présent en un écheveau qu'il ne pouvait prétendre démêler.
Lars avait toujours connu sentiments qu'elle portait à Earnest, mais il n'avait jamais su s'ils étaient réciproques. Peut-être avait-il intuitivement compris que compte tenu de leurs vocations respectives, il leur serait compliqué de partager leur existence. Ils avaient pourtant été si proches, que la façon dont Marnie s'était aussi désistée en faveur de Syria tenait du sacrifice. Au fond d'elle-même, elle n'avait sans doute jamais vraiment cessé d'aimer le mécanicien saxe. Au point, lors de cette nuit fatidique, où le sort de la dernière promotion de la Guilde des exploreurs s'était scellé, de lui donner en guise de talisman le pendentif en forme de nuée qu'elle ne quittait jamais.
Lars n'avait jamais vraiment compris pourquoi elle avait si aisément abandonné le combat... Il lui semblait qu'elle n'était capable d'affronter bien des obstacles, mais seulement si elle le faisait pour les autres. Quand il s'agissait d'elle, elle se retirait dans les ombres, une lueur de résignation dans ses yeux gris.
Au bout d'une éternité de silence, elle releva la tête vers lui et murmura :
« Oui... C'est bien mon pendentif. Je l'avais retrouvé... au cou de Sofia, le jour où elle est arrivée à Grinwats... »
Elle secoua doucement la tête :
« Je n'aurais jamais pensé qu'Earnest l'aurait gardé, encore moins qu'il l'aurait donné à sa fille. »
Lars hocha la tête, incapable de trouver les mots : il savait à quel point Marnie aurait voulu pouvoir adopter la petite fille blonde au regard perdu qu'elle avait réceptionnée à a capitale saxe. Mais pour des raisons de discrétion, il était bien plus prudent de la confier à la famille Deepriver, qu'Augustus avait soigneusement sélectionnée.
« J'ignorais que Willem avait confié ce médaillon à son pupille... » murmura-telle d'une voix fatiguée. »
Un sanglot muet secoua ses épaules tandis que son poing se refermait sur le pendentif.
« Si seulement j'avais su ce qui allait se passer... Qu'il serait trahi par ce sous-officier... Comment a-t-il pu commettre cette bassesse contre un garçon qui n'avait jamais fait de mal à personne ? »
Sa voix se brisa, la laissant trop accablée même pour pleurer. Cette fois, Lars sortit de sa transe ; il s'approcha de son amie, posant sa main sur une épaule qui paraissait soudain bien frêle :
« Il est vivant, Marnie, déclara-t-il d'une voix fois pressante. Je ne sais qui sont ceux qui l'ont enlevé, mais s'ils avaient voulu le tuer, ils n'avaient qu'à le laisser tomber en contrebas. »
Il vint s'asseoir devant elle, sur la chaise qui faisait face au petit bureau branlant. Même pour une puissante guilde comme celle des médicants, il devenait difficile de dégager suffisamment de moyens pour aménager des locaux qui ne rapportaient aucun revenu.
« Tu ne sais vraiment pas qui ils peuvent être ? »
Lars secoua lentement la tête, désolé de sa propre impuissance :
« Aucune idée... Ils portaient des tenues étranges, comme si leur équipement leur permettait de... traverser le Nebel sans dommage. »
Elle ouvrit des yeux surpris :
« Traverser le Nebel... ? »
Lars écarta les mains, comme pour faire part de sa propre perplexité :
« Je sais que ça paraît... insensé... mais les émanations étaient encore très puissantes. À moins d'être un sunder, il était impossible d'approcher le garçon d'aussi près... Les émanations d'un invocant sont plus intenses que le Nebel classique. »
Marnie hocha la tête :
« C'est ce qu'Earnest nous avait dit quand il nous a révélé sa nature d'invocant. Mais personne avant cet incident – et Loricia – n'avait pu le vérifier directement... »
Lars appuya ses mains sur ses genoux, se sentant soudain empreint d'une profonde lassitude :
« Je n'en suis pas certain, Marnie. Lorsque ces deux hommes dont je t'ai parlé ont tenté de m'attaquer, j'ai vu des émanations les rattraper. Je me disais bien qu'elles devaient être issues de l'un des deux garçons, même si j'ignorais lequel à ce moment. Cela dit, ajouta-t-il en levant une main comme pour contredire ses propres paroles, je dois bien avouer que j'étais plus porté à penser qu'il devait s'agir de notre militaire, en raison de sa ressemblance avec Earnest... Lorsque je lui ai adressé la parole, j'ai cru être revenu cinquante ans en arrière ! »
Il se tut, réalisant que ses paroles ne feraient qu'intensifier la peine de Marnie.
« Je l'ai toujours su », murmura-t-elle.
Il retint un sursaut de surprise :
« Toujours su ? Mais... comment... »
Elle sourit tristement :
« Quand nous avons retrouvé Sofia et son fils, malades de ces fièvres qui avaient atteint les bas-fonds de Grinwats... Et que l'enfant était plongé dans le délire... il avait inconsciemment relâché des émanations... »
Le recteur des inventiers écarquilla les yeux, frappé de stupeur : jamais il n'aurait cru entendre une chose pareille, certainement pas de la très raisonnable Marnie.
« Mais... balbutia-t-il, il avait quoi à cette époque... six ans ?
— Cinq, en fait... Mais ce n'est pas parce qu'on attend l'âge de quatorze ans pour tester les dons qu'ils n'existent pas dès la naissance. La plupart du temps, ils ne se développent réellement qu'à l'adolescence, mais il est arrivé qu'ils se manifestent bien plus tôt... »
— Mais... Tu n'as pas pensé aux risques qu'il pouvait représenter... si son don s'était subitement déchaîné ?
— Que pouvais-je faire ? plaida-t-elle. Il s'agissait d'émanation de faible puissance. Est-ce que pour cela je devais exiger que toute sa vie soit déterminée par ce simple fait ? »
Lars secoua la tête :
« Ce n'est pas un simple fait, Marnie...
— Personne n'avait déterminé qu'Earnest était un invocant avant qu'il ne passe par le cadran ! argumenta-t-elle, en le fixant d'un regard d'une dureté inattendue. Rien ne prouvait que Nigel était plus dangereux. Pourquoi penses-tu qu'il a été confié à Willem Montland, alors que les parents adoptifs de Sofia étaient prêts à l'accueillir ? Willem était un répulseur ! Il l'avait découvert quand il avait commencé à mener des études sur la nature du Nebel. Il était la personne parfaite pour prendre soin de Nigel, à tout point de vue. »
Lars soupira, sachant qu'il ne pourrait jamais faire admettre à Marnie qu'elle avait joué avec le feu. Et Willem Montland également, d'une certaine manière. S'il avait eu le courage de révéler à son pupille l'existence de ce don dangereux, peut-être aurait-il trouvé le moyen de le contrôler. Il était plutôt ironique de penser que c'était un autre don inconnu, bien plus inoffensif, qui l'avait mis en péril au point de déchaîner son potentiel d'invoquant.
Le vieil homme passa une main tremblante sur son visage :
« En tout cas, tout cela ne nous donne aucune indication sur ceux qui ont enlevé Nigel... Personne jusque là n'a réussi à créer un système de protection individuelle vraiment efficace contre le Nebel. Nous continuons à faire des recherches, mais jusqu'à présent, elles n'ont jamais abouti. »
Au-delà de ses interrogations concernant le sort de Nigel, les inconnus le laissaient songeur. Leur équipement ne ressemblait pas à ce que Silberleut ou aucune autre Ilande aurait pu produire. Il était persuadé que le bureau des Affaires tripartite ne possédait pas ce type de technologie : si cela s'était su, il y aurait eu de telles frictions avec la Guilde des pilotiers qu'il leur aurait été impossible de le cacher.
Une fois que le problème du garçon serait réglé, de façon pacifique, espérait-il, il devrait de toute urgence établir des contacts avec ce mystérieux groupe et étudier son matériel. Il ferma brièvement les yeux, tentant d'agencer dans son esprit toutes les idées qui y tourbillonnaient soudain.
« La priorité est de retrouver Nigel, déclara enfin l'ancien exploreur. Tu peux avoir l'assurance que ma guilde fera tout son possible pour fouiller cette ilande du sol jusqu'à la cime. Déjà, ajouta-t-il, les deux autres jeunes gens sont à l'abri à notre guilde. Nous n'avons plus à nous soucier de ce problème. Et enfin... »
Il garda le silence, ménageant le suspens avant d'annoncer :
« Enfin, j'ai appris que Fridrik se trouvait sur cette ilande. J'ignore où pour l'instant, mais très bientôt, après toutes ses années... un des nôtres pourra enfin nous rejoindre ! »
Il ne put s'empêcher de sourire en voyant les yeux de Marnie s'élargir de surprise ravie.
***
« Lève-toi. Tout de suite ! »
Fridrik rouvrit les yeux, étonné de trouver à son réveil cette cellule aux murs chaulés à la place de son abri sur la terrasse de la Lanterne. Il n'aurait jamais cru que les courants d'air et les planches grinçantes lui manqueraient autant. L'agent du bureau des Affaires tripartite le fixait d'un regard profondément hostile.
Il se leva péniblement, sentant ses articulations craquer douloureusement après les activités intenses auxquelles son corps usé n'était plus habitué. En se mettant sur ses pieds, il esquissa un sourire d'une triste ironie en songeant qu'après tant d'années à fuir en tant qu'exploreur, il avait enfin été rattrapé... non pour son véritable « crime », mais en raison d'un geste spontané qu'il ne s'expliquait toujours pas.
L'agent interpréta mal ce sourire et le poussa brutalement dans le dos :
« Tu riras moins quand nous en aurons fini avec toi ! »
Fridrik ne conserva son équilibre que par miracle. L'homme l'escorta à travers les couloirs mal éclairés, jusqu'à une porte de bois renforcé.
« Tu as intérêt à coopérer, lui souffla-t-il à l'oreille, si tu veux profiter des quelques années qu'il te reste à vivre ! »
Il poussa la porte et le traîna sans ménagement dans le bureau austère, que les murs de boiseries ne parvenaient pas à réchauffer, pas plus que le poêle, dans un coin de la pièce, dont la grille rougeoyait en vain.
Derrière la table de travail, se trouvait un homme mince aux traits pointus, le nez chaussé de lorgnons. Ses mains fines s'étaient immobilisées sur le dossier ouvert devant lui, tandis qu'il fixait du regard le nouveau venu comme s'il s'agissait d'une sorte inattendue d'insecte. Rien de surprenant en somme, si ce n'était sa tenue pour le moins inhabituelle : il portait une livrée d'un violet sombre, une couleur qui ne correspondait à aucun empire ni à aucune guilde. Fridrik fronça les sourcils : que signifiait cet uniforme singulier ?
« Merci, Barnacht, déclara l'inconnu d'une voix sèche et précise. Veuillez nous laisser, et fermez la porte, je vous prie. Vous resterez de faction dans le couloir. Tenez-vous prêt à raccompagner le prisonnier dès que nous en aurons fini avec lui. »
L'agent obtempéra. L'homme aux lorgnons attendit patiemment qu'il ait quitté la pièce pour prêter attention à son « visiteur » :
« Veuillez vous asseoir », ordonna-t-il en désignant le banc de bois devant son bureau ; il paraissait si inconfortable qu'il était évident qu'il avait été placé là à l'attention des présumés coupables, non à celle d'éventuels visiteurs. Il examina l'individu en face de lui : il ne semblait guère plus dangereux qu'un bureaucrate... Cela dit, il avait toujours soupçonné que les bureaucrates d'être bien plus dangereux à leur manière que le Nebel.
« Votre nom ? »
Fridrik hésita : son patronyme était certes courant, mais il ne pouvait se laisser identifier comme un exploreur en fuite. Après tout, il n'avait plus d'existence légale depuis cinquante ans : même les Affaires tripartites n'avaient aucun moyen de déterminer qui il était réellement.
« Fridrik Smits, répondit-il aussi calmement que possible.
— Fridrik Smits... répéta l'homme en notant avec application. Quel est votre métier, manher Smits ?
— Je... je travaillais en usine.
— Et les circonstances dans lesquelles vous avez perdu votre citoyenneté ?
— Ma santé a décliné. Je ne pouvais plus subvenir à mes besoins. »
Le vieil homme s'efforçait de ne pas détourner les yeux chaque fois qu'un mensonge passait ses lèvres ; il n'avait jamais été habitué à la duplicité. Son propre sort lui importait peu, mais il ne pouvait risquer que l'on ajoute aux crimes supposés du garçon la collusion avec un exploreur en fuite. Et encore moins que l'on fasse le lien entre Framke et lui.
« Est-ce que le nom de Nigel Deepriver vous dit quelque chose ?
— Nigel Deepriver ? Absolument rien. »
— Vous mentez mal.
— Je suppose qu'il s'agit de ce jeune garçon que vous poursuiviez ? Qu'est-ce qu'il a fait ? »
Le regard de l'homme prit une froideur telle qu'il faillit reculer sous son impact :
« Ce n'est pas à vous de poser des questions. Pourquoi l'avez-vous aidé ? »
Fridrik ferma les yeux et prit une longue inspiration :
« Parce qu'il avait l'air épuisé et désespéré.
— Peu vous importait qu'il soit un criminel ? »
Fridrik garda le silence, mais ne put s'empêcher de serrer frénétiquement les poings : aux yeux des autorités de ce monde, il était lui-même un criminel, alors qu'il s'était toujours efforcé de ne pas heurter sa propre morale.
L'homme en violet se leva à demi pour se pencher vers lui, les deux mains appuyées sur la surface de son bureau :
« Répondez, manher Smit. »
Sa voix lui perçait les os comme des centaines d'aiguilles. Le vieux grau trembla légèrement, avant de murmurer d'un souffle :
« J'ai eu pitié de lui...
— Pitié ? De quelqu'un qui représente un danger pour les Trois Empires ? »
L'homme se rassit ; ses doigts pianotèrent brièvement sur la surface du bureau :
« Le fait d'être un grau ne vous sauvera pas... Manher Smits... Ou qui que vous soyez... Car voyez-vous... »
L'homme ferma à demi les yeux ; un sourire froid fendit son visage :
« Je sais parfaitement que vous me mentez depuis le début... exploreur. »
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