15. Au bar (1/3)

Léna avait fini par s'endormir contre Matthias, dans le sofa. Le jeune homme n'avait pas osé la réveiller et s'était retrouvé à somnoler lui aussi, jusqu'au lendemain matin. Lorsqu'il émergea enfin, la petite blonde n'était plus là, mais une odeur amère de café embaumait la pièce. Il traîna alors les pieds dans la cuisine et la trouva accoudée à son balcon, couverte par un épais pull en laine, bien trop grand pour elle. Il se servit une tasse et la rejoignit, non sans frissonner sous le coup du vent.

- Je ne voulais pas te réveiller, souffla-t-elle.

Matt sourit. Elle avait les traits tirés et une longue marque rouge sur la joue. Il crut reconnaître l'empreinte du cordon de son sweat. Elle lissa nerveusement ses cheveux, comme si elle avait honte qu'il la voie ainsi. Il s'en moquait. Même au réveil, elle restait élégante.

- Tu crois que je pourrais venir avec vous ce soir, finalement ? bredouilla Léna.

Après y avoir longuement pensé, elle en était arrivé à cette conclusion : elle voulait passer sa nouvelle année avec lui, peu importait l'endroit. Et puis, si la musique et le bruit emballaient son cœur, il serait toujours temps pour elle de sortir prendre l'air. Matthias comprendrait. Il acquiesça à toute vitesse, sans laisser le temps à Léna de se raviser.

- Je vois avec 'Milie quand est-ce qu'on s'y rejoint et je te tiens au courant, lui assura-t-il en embrassant maladroitement sa joue.

À peine Matthias sorti de chez elle, après avoir trainé encore quelques heures sur son canapé, Léna se rua dans son dressing. Un tas de robes joncha vite le sol. Aucune n'allait. Trop longue, trop courte, trop chaude, pas assez, trop décolletée, trop prude, trop habillée, trop décontractée. Toutes y passèrent. Elle les détestait toutes. Toutes, sauf une encore sur son cintre. Un vieux bout de tissu offert par son père pour ses quinze ans et son entrée en société. Peu convaincue, elle l'enfila et se tourna vers le miroir, persuadée qu'elle rejoindrait les autres. Elle n'avait rien d'exceptionnelle, ce n'était qu'une petite robe noire comme on en trouvait partout. Le haut était composé de deux épaisses bretelles en dentelle qui enrobaient sa poitrine, divinement suggérée par le décolleté plongeant qu'elles offraient. La jupe, taille haute, en tulle donnait l'impression qu'elle s'apprêtait à rejoindre la troupe du Lac des cygnes. Parfait. Classique, élégant, séduisant. Elle ne l'aurait jamais cru, mais elle était prête. Enfin presque. Un trait d'eye-liner accompagné de mascara sublimerait son regard clair et un rouge à lèvres vif trancherait avec la pâleur de sa peau. Encore parfait. Léna attrapa sa paire de Louboutin et s'empressa de monter dans le taxi qui la mena jusqu'au bar où Matthias et les autres l'attendaient déjà.

Le cœur battant, elle s'arrêta sur le bord de la route. Des dizaines de personnes s'agglutinaient devant quelques chaises et tables, une cigarette entre les lèvres ou un verre à la main. Elle prit quelques secondes pour reprendre son souffle et se préparer au vacarme qui émanait du bâtiment.
Fin prête, Léna se fraya un chemin parmi les fêtards et gagna la petite table où s'étaient installés Matthias, Émilie et la dizaine d'amis qu'elle s'empressa de lui présenter. Léna ne retint pas leurs prénoms et ne s'intéressa pas vraiment à eux. Elle était venue pour Matthias, les autres, elle s'en moquait éperdument. Le sourire aux lèvres, le jeune homme avait douté de sa venue jusqu'au bout. Il glissa une main sur le dos nu de son amie et embrassa sa joue, fusillant du regard sa petite sœur qui lui adressait un rictus malicieux. Durant tout l'après-midi, Émilie n'avait cessé de le taquiner. D'après elle, cette soirée était l'occasion parfaite pour enfin franchir le pas, oublier sa stupide peur de l'abandon et s'abandonner à cette relation naissante. Matthias avait tenté de se raisonner, mais quand il avait vu Léna arriver, tout lui était sorti de la tête. La gorge sèche, il toussota lorsque la jolie blonde se faufila entre la table et lui pour s'asseoir sur la banquette. Jamais elle n'avait été aussi belle que ce soir. Les cheveux relevés en un chignon travaillé, ses yeux clairs sublimés par un maquillage discret, son corps svelte divinement habillé par sa robe aérienne, elle était si gracieuse que le temps s'était suspendu l'espace de quelques secondes. Léna s'installa près de lui et lui sourit encore. Puis le monde se bouscula de nouveau autour de Matthias, il en eut le tournis. Le bruit l'étourdit. Ou bien était-ce la main de Léna effleurant la sienne.

- T'as sorti le grand jeu ! s'exclama Émilie.
Léna pouffa de rire. C'était pourtant la robe la plus simple qu'elle avait déniché.

- Alors, c'est toi, la pote de Matthias, l'interpella une fille en face d'elle.

- Visiblement, répondit Léna, gênée par ces regards braqués sur elle.

Le rouge aux joues, elle lança un appel de détresse au doctorant qui fit tout pour éviter de croiser son regard. S'il se laissait tenter, c'était la crise cardiaque assurée. Pas pour Léna. Pour lui. Il sentait son cœur battre dans ses tempes, dans son cou, dans ses doigts, dans ses jambes. Partout. Et l'insistance des amis d'Émilie le mettait plus que mal à l'aise. Il aurait de loin préféré se retrouver seul avec Léna. Le malaise s'accentua quand un rouquin, assis à droite de Léna se pencha vers elle, un bras posé sur ses épaules.

- Qu'est-ce que tu bois ? l'interrogea-t-il.

- Un jus de tomate.

- T'es sûre que tu veux pas autre chose ? insista le rouquin. C'est un peu con de tourner à la tomate un jour de l'an.

- Elle boit pas d'alcool, grommela Matthias.

L'air vorace de cet homme lorsqu'il détaillait Léna le répugnait. Une jalousie sourde s'insinua en lui quand, durant les trente premières minutes de la soirée, Aurélien accapara Léna, avec des gestes tous plus entreprenants les uns que les autres. Pourtant, Léna tentait de lui échapper, elle n'entrait jamais vraiment dans la discussion et essayait de se tourner vers Matthias, mais Aurélien l'attirait toujours à lui. Frustré, le doctorant s'isola sur la terrasse, une cigarette à la bouche.

- Qu'est-ce que t'as ? l'interrogea Émilie, en s'adossant à la vitrine près de lui.

- Rien, marmonna-t-il. Ton pote fait chier. Il se prend pour qui, sérieux ? Il croit vraiment qu'il a une chance avec Léna ?

- Je rêve, t'es jaloux, ricana-t-elle.

- Nan ! Juste, c'est moi qui ait dit à Léna de venir et j'ai pas pu lui adresser la parole une seule fois depuis qu'elle est arrivée.

- Impose-toi un peu, mon vieux ! Elle te plait, montre-lui. Laisse pas Aurel' jouer les vautours. Je suis sûre que Léna en a rien à faire de lui. Allez, viens, arrête de bouder.

Matthias la suivit, peu convaincu. Quand il arriva à sa place, le rouquin n'était plus là. Parfait ! Léna lui sourit et se tourna vers lui, de sorte de tourner le dos à la chaise vide à sa droite. Sans y penser, elle effleura sa cicatrice sur sa poitrine, geste inconscient qu'elle faisait lorsqu'elle ne se sentait pas à sa place. Matthias serra les dents. Durant toute la semaine, il en avait presque oublié sa maladie. Elle se rappelait si brusquement à lui qu'il eut l'impression de tomber de sa chaise. Léna était un risque à elle seule. Pourtant, il s'était précipité dans le danger, aveuglé par ses sourires et sa douceur. Et il était trop tard pour reculer. Il ne voulait pas reculer.

- Qu'y a-t-il ? lui demanda Léna, les joues empourprées par le regard brûlant qu'il lui lançait.

- Rien. Je me disais juste que tu es... vraiment très... jolie, ce soir.

Léna rougit de plus belle. Elle replaça une mèche rebelle dans son chignon. Elle cherchait une réponse, elle qui n'avait jamais su comment accepter un compliment, quand Aurélien refit son apparition près d'elle et posa sa main sur son bras. Elle l'ignora du mieux qu'elle put.

- Tu as des nouvelles d'Anis et Ilyes ? demanda Léna, incapable de trouver un vrai sujet de conversation.

- Ouais, tu parles, je suis obligé de supporter les visios interminables de canard d'Ilyes avec 'Milie, râla Matthias, à base de "tu me manques" et de "nan, tu raccroches en premier". Ils donnent la gerbe.

Léna pouffa de rire.

- Toi, arrête de raconter n'importe quoi ! s'indigna Émilie. On n'est pas aussi niais.
- À peine, ironisa une fille.

- Vous êtes quand même le couple le plus improbable de l'univers, ajouta une autre.

Peu enclin à parler plus de la relation amoureuse de sa petite sœur, Matthias se tourna vers Léna, les amis d'Émilie lui paraissaient beaucoup trop jeunes pour être intéressants. Ou peut-être était-ce parce qu'en présence de Léna, plus rien d'autre n'avait d'intérêt.

- T'as vu le projet de loi qu'ils vont voter la semaine prochaine ? l'interrogea-t-il. Ça va pas te mettre dans la merde ?

- Normalement, nous serons épargnés. Mais certains gros propriétaires risquent d'en pâtir en effet. Je suis sûr que ça te fait plaisir, ajouta-t-elle, d'un air espiègle. Les méchants vont enfin être encadrés.

- Évidemment que ça me fait plaisir ! Je comprends même pas qu'on ait laissé faire pendant toutes ces années. Bien sûr, toi, ça te parait normal, mais... J'espère que le marché va s'effondrer.

- Si le marché s'effondre, les logements ne seront plus entretenus et Paris se dégradera à toute vitesse, le contra Léna.

Matthias leva les yeux au ciel. De toute façon, ils ne tomberaient jamais d'accord sur le sujet. Le travail du doctorant était de combattre fermement les spéculateurs, de prouver par tous les moyens qu'ils participaient à la hausse de la pauvreté et de l'insalubrité des logements.

- Sérieusement, ça te parait normal de vendre un T1 à 250 000 euros ? C'est indécent ! Tu fais cent bornes et tu t'achètes une baraque à ce prix-là.

- C'est la loi du marché, se défendit Léna. Le travail est à Paris, ou du moins en petite couronne, il y a peu de logements disponibles et beaucoup de demande, c'est normal de faire monter les prix.

Le débat se poursuivit pendant encore deux bonnes heures. Il dériva vite sur des questions plus politiques ou sociétales. Ils tentèrent de refaire le monde, sans jamais réellement s'accorder, mais c'était ce qui leur plaisait. Chacun aimait le défi que représentait l'autre.

- Bon, on y va, avant que vous finissiez par vous entretuer ? les interrompit Émilie.

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