⇝ Chapitre 73

   Devant nous, les gens parlent, rient et gesticulent, un verre à la main, des fleurs lumineuses dans les cheveux. Le soleil tombe sur Delphes et nous brûle de ses derniers rayons. Dès que nous montons sur la scène, des murmures résonnent dans l'air chaud d'été. Les gens ont hurlé en voyant Freddie, Kit et Jay arriver avec nous, et se sont demandés qui nous étions. Maintenant que l'excitation d'avoir aperçu Dark Fate est redescendue, la curiosité a pris le dessus.

  J'accorde ma guitare et retiens un rire en voyant les trois membres de Dark Fate signer des autographes et prendre des photos. Alice s'échauffe sur sa batterie et Mike saupoudre le tout d'accords à la basse, tandis que Caitlin ajoute quelques notes sur son clavier. Lorsque Luke et moi avons fini d'accorder les cinq guitares que nous avons apportées, je me place face au micro central, le cœur pulsant au rythme d'un tambour. J'essaie de compter patiemment mes respirations pour calmer la tension qui fige mes veines, mais je n'obtiens que des tremblements supplémentaires. Alors j'abandonne.

Je ne peux empêcher mes lèvres de s'étirer en un large sourire lorsque je promène mon regard la foule amassée devant moi, derrière les barrières de sécurité. Je retiens mon souffle une seconde de trop. On m'a toujours répété que l'anglais était une langue internationale. C'est le moment de le vérifier.

— Bonsoir Delphes ! m'exclamé-je, malgré le brouhaha, qui diminue aussitôt que ma voix retentit. Vous allez bien ?

Des cris me répondent et Alice se met à taper sur ses toms. Le soulagement apparaît au creux de mes côtes qui se desserrent enfin. Tout le monde m'a comprise.

— Je n'ai rien entendu ! crie-t-elle, alors.

Le public crie à nouveau, si bien que les gens qui flânaient entre les stands un peu plus loin s'arrêtent pour regarder dans notre direction. Mon cœur se gonfle de bonheur pour Alice quand je me rends compte que Kit fait partie des gens qui hurlent à pleins poumons. Lui, Jay et Freddie sont entre les barrières de sécurité – gardées par des vigiles – aux côtés de Mathieu, son compagnon, et Ludo. Yannis et Andrea, qui m'ont saluée d'un sourire et d'un hochement de tête, sont derrière les barrières, en première ligne.

— Ah, c'est mieux !

Je ne retiens pas mon rire mais m'éloigne tout de même du micro pour ne pas qu'il résonne trop fort.

— On est heureux d'être là ce soir, reprend Luke en offrant un sourire étincelant à la foule devant lui. C'est une magnifique ville ! Et pour bien commencer cette soirée, on vous propose un hymne au changement, pour les gens qui veulent une vie meilleure !

Cette chanson est spéciale pour moi. Car c'est avec elle que tout a commencé. C'est elle qui m'a lancée vers ma destinée, et il va sans dire que si j'en avais interprété une autre, ma vie aurait été différente. Et aujourd'hui, je ne veux rien changer. Je respire profondément, la poitrine légère. Je ne pensais pas qu'un jour, lorsque je me réveillerai le matin, tout serait si parfait.

— Et Luke a oublié de le dire, mais on est le groupe Sad Joy ! lance Mike, à ma gauche.

— On vient de France et des Etats-Unis, donc on s'excuse par avance pour notre niveau de grec lamentable ! ajoute Caitlin, sous les rires du public.

Le cœur battant, je me prépare à annoncer la chanson. Je guette par avance les réactions du public, et de Dark Fate, puisqu'aucun des membres du trio ne connaît notre planning pour la soirée. Jamais je n'oublierai ce froid matin d'hiver où ma vie a changé du tout au tout. Car il m'a mené à cet instant exact.

— Donc, je reprends d'une voix que j'espère claire et assurée, on va vous interpréter Radioactive !

Le public hurle son approbation. Je jette une note de musique à mes amis aux abords du public et croise les yeux vairons que je cherche. Il me gratifie d'un sourire encourageant, une lueur de fierté dans le regard. C'est lui qui m'a soufflé l'idée de la réinterpréter, puisque Sainte-Cécile a récemment mis en ligne les enregistrements de nos auditions et que cela a créé un tollé médiatique (dont je n'ai rien vu, étant donné que j'ai déserté les réseaux sociaux depuis des semaines).

— Pour l'anecdote, je poursuis en souriant, j'ai chanté cette chanson pour l'audition qui a changé ma vie. Ce soir, j'espère qu'elle vous changera comme elle m'a changée moi !

On me répond par des exclamations enthousiastes, qui s'amenuisent dès que les premières notes retentissent.

https://youtu.be/ktvTqknDobU


— Woah, oh-oh
Woah, oh-oh
Woah, oh-oh
Woah, commencé-je, immédiatement.

Mathieu a adoré cette idée, sitôt qu'Alice et moi lui en avons parlé.

— C'était la chanson que tu avais chantée pour ton audition de Sainte-Cécile, non ? a-t-il demandé.

— Parfaitement ! Tu t'en souviens ? me suis-je étonnée, les sourcils froncés.

— Bien-sûr. Je me souviens des auditions de chacun des élèves dont j'estime le potentiel important, a-t-il expliqué, un grand sourire aux lèvres.

Ma voix est grave, chargée d'émotions, de souvenirs. Cela remonte déjà à cinq ans. Mon insouciance me manque parfois, mais quand je pense à la façon dont cette journée s'est déroulée, je ne peux pas rêver mieux.

— I'm waking up to ash and dust !
I wipe my brow and I sweat my rust !
I'm breathing in the chemicals ! lancé-je, avant de prendre la fameuse inspiration bruyante, qui me vaut une salve de cris et d'applaudissements.

Grandir, ce n'est pas comprendre qu'on doit abandonner ses rêves. Grandir, c'est comprendre qu'ils sont réalisables. Et ce soir, j'aimerais que tout le monde l'entende. Que tout le monde en prenne conscience. Que tout le monde sache qu'il faut attiser cette flamme, et ne laisser rien ni personne l'éteindre. Pas même soi-même. Surtout pas soi-même.

— I'm breaking in, shaping up
Then checking out on the prison bus
This is it, the apocalypse !
Woah ! m'exclamé-je, en balayant la foule du regard.

Mais mes yeux sont tournés sur le passé, vers la petite fille qui a reçu sa première guitare à un Noël, celle avec qui tout a commencé. Celle qui a allumé le brasier. Je la serre dans mes bras. Sans sa curiosité et sa volonté d'apprendre, je ne maîtriserais certainement pas aussi bien mon instrument de prédilection. Elle est ma plus vieille amie, ma confidente des jours heureux et désespérés.

Mes doigts ajoutent quelques notes pour souligner le travail de Luke avant le refrain, et des flammes surgissent autour de moi, alors que je me jette sur le refrain, accompagnée par les voix lointaines de Luke et Mike :

— I'm waking up, I feel it in my bones
Enough to make my system blow !
Welcome to the new age, to the new age !
Welcome to the new age, to the new age !

Les gens hurlent de joie en voyant les flammes. Mentalement, je félicite Mike pour son idée.

— Woah-oh, woah !
I'm radioactive, radioactive !
Woah-oh, woah !
I'm radioactive, radioactive ! m'écrié-je, à pleins poumons.

Puis je me recule légèrement et prends le relais sur la guitare, laissant Luke interpréter la suite de la chanson :

— I raise my flags, dye my clothes
It's a revolution, I suppose
We're painted red to fit right in !
Woah !

Cette fois, lorsque je regarde la foule, je vois l'ado qui n'a pas baissé les bras, qui s'est démenée jour et nuit pour décrocher son audition et a travaillé d'arrache-pied pour rendre son interprétation parfaite. Sans elle, je ne serais pas sur cette scène aux côtés de mes amis. D'ailleurs, sans elle, je ne connaîtrai aucune des personnes qui me sont chères, que ce soient Alice, Luke, Caitlin ou Mike. Et je ne parle même pas de Freddie. Je ne ferais tout simplement pas partie de la vie de Dark Fate et de mes amis.

Elle aussi, je la serre dans mes bras.

— I'm breaking in, shaping up
Then checking out on the prison bus
This is it, the apocalypse !
Woah ! poursuit Luke, de sa voix toujours aussi angélique.

Mêmes les années et les blessures n'ont pas pu venir à bout de la douceur de sa voix, lorsqu'il chante. Quand je le regarde, j'aperçois le spectre de celui que j'ai rencontré, et si je me concentre bien, je distingue aussi celle que j'étais à ce moment-là. Je ne savais pas à quel point j'allais tout perdre.

— I'm waking up, I feel it in my bones
Enough to make my system blow !
Welcome to the new age, to the new age !
Welcome to the new age, to the new age ! répété-je, accompagnée par Luke et le reste du groupe.

Malgré la douleur, je serre aussi dans mes bras cette ado qui a perdu plus qu'elle ne pouvait le supporter. Elle fait aussi partie du chemin, et je ne serais pas non plus sur cette scène si elle n'avait pas été là. Les années dansent sur mes paupières à mesure que je resserre mon étreinte autour d'elle. Elle en a bien besoin. C'est avant tout avec elle que je dois être en paix.

— Woah-oh, woah !
I'm radioactive, radioactive !
Woah-oh, woah !
I'm radioactive, radioactive ! m'exclamé-je, avec Sad Joy.

Enfin, je vois la foule. Ancrée dans le sol. Face à moi. Chantant et dansant. Je laisse une larme rouler sur ma joue. J'aimerais dire que toutes ces souffrances ont valu le coup, que tous ces moments où j'ai eu le cœur à vif et qui m'ont laissé des bleus plein l'âme ont valu le coup, mais je ne pense pas que perdre autant soit nécessaire pour réaliser son rêve. Cependant, c'est le chemin que la vie m'a fait emprunter pour y arriver.

— All systems go, the sun hasn't died
Deep in my bones, straight from inside ! chanté-je, avec le public, dont la voix me parvient clairement.

Au moment où nous reprenons tous le refrain, les flammes se déclenchent à nouveau, suscitant des cris supplémentaires. Mes amis dans le public se joignent aux cris et je ne peux retenir un sentiment de fierté. A nos précédents concerts, si Dark Fate était quelques fois présent, nous ne les voyions jamais à cause de l'obscurité. Cette fois, je vois qu'ils s'amusent autant que le reste du public.

— I'm waking up, I feel it in my bones
Enough to make my system blow !
Welcome to the new age, to the new age !
Welcome to the new age, to the new age !
Woah-oh, woah !
I'm radioactive, radioactive !
Woah-oh, woah !
I'm radioactive, radioactive ! terminons-nous, tous les cinq.

Contrairement à la chanson originale, nous ne nous arrêtons pas là, puisque Luke et moi enchaînons sur un duo à la guitare électrique, qui nous vaut des applaudissements et des sifflements. Les flammes volent à nouveau lorsque nous répétons une fois de plus le refrain et achevons la chanson avec le public.

Les applaudissements fusent de partout et, émue, je salue le public en espérant que personne ne remarque mes yeux trop brillants.

— Merci ! m'exclamé-je, mon cœur cognant furieusement dans ma poitrine.

Je profite des cris restants pour boire un peu d'eau et laisse Luke présenter la chanson suivante, du groupe Coldplay.

— Oui, merci ! renchérit le guitariste. La chanson suivante nous tient aussi à cœur, car je sais qu'elle parle à chacun d'entre nous. Elle nous rappelle beaucoup les années précédentes. Donc, nous vous proposons Paradise !

Freddie m'offre un sourire mi-moqueur mi-admiratif. J'entends presque distinctement sa voix me murmurer que ce n'est pas un choix original, mais qu'il salue l'initiative puisqu'il déteste évoquer sa situation personnelle. Je lui rends son sourire et ignore la brûlure dans ma poitrine quand son regard s'éclaire. Je ne sais pas où nous en sommes, ou même ce qu'il attend de moi.

https://youtu.be/1G4isv_Fylg

Les premières notes de la chanson retentissent, jouées par Caitlin et Luke, dont les doigts courent sur le second synthétiseur que nous avons ramené, tandis qu'Alice, moi et Mike attendons le moment où nous allons nous lancer. Mon cœur cogne si fort que j'en ai mal à la cage thoracique. Va-t-il un jour s'envoler hors de mes côtes, tel un oiseau enfin libérée de sa prison osseuse ? Ira-t-il se poser entre les os de quelqu'un d'autre, quelqu'un qui saura, mieux que quiconque, comment prendre soin de lui ? Il plongera droit sur les côtés de Freddie. J'en suis convaincue.

— Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh ! commencé-je, en souriant aux spectateurs, mes doigts jouant quelques notes à la guitare.

— Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh ! continue Luke, avec un clin d'œil au public.

Clin d'œil qui lui vaut des cris de joie de la part des gens derrière Dark Fate. Je retiens mon rire pour qu'il ne couvre pas sa voix, et songe alors qu'il y a peut-être un mince espoir pour qu'il parvienne enfin à se détacher de moi. Comme s'il lisait dans mes pensées, il récupère sa guitare et m'adresse un sourire rassurant.

— When she was just a girl
She expected the world
But it flew away from her reach
So she ran away in her sleep ! confié-je, le cœur battant au rythme de la vérité qui sort de ma bouche.

Je croise les yeux de Freddie, qui m'observe avec fierté, et sens l'ombre de ma peur reculer. Pendant un instant, j'oublie qu'il ne va pas bien et qu'il n'ose pas me donner ce que je cherche. Pendant un instant, il me semble qu'il n'y a plus que lui et que nous sommes cachés dans un havre de paix rien qu'à nous. Pendant un instant, le spectre de l'ange de la mort recule.

Pendant ce temps, Alice poursuit avec le refrain, qu'elle chante seule en continuant à frapper sur sa batterie.

— And dreamed of para-, para-, paradise
Para-, para-, paradise
Para-, para-, paradise
Every time she closed her eyes !

Mon cœur se gonfle de gloire : et dire qu'il y a quelques mois nous étions exactement dans cette situation, à espérer du plus profond de notre cœur qu'on trouverait notre chemin jusqu'à notre rêve ! Chaque soir, j'imaginais à quel point je voulais que ma vie soit différente. Chaque soir, je m'endormais dans la vie que je vis maintenant.

— Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh ! reprend Luke

— Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, enchaîné-je.

Luke m'adresse un regard complice avant d'entamer le second couplet. Je lui souris, comme pour lui dire que j'ai très bien compris son petit jeu. Je m'identifie un peu trop à la chanson pour que ce soit anodin.

— When she was just a girl
She expected the world
But it flew away from her reach
And the bullets catch in her teeth ! s'exclame-t-il, en me désignant avec un grand sourire.

Je ne peux pas m'empêcher de sourire lorsque je continue. Tout a tellement changé ces derniers mois !

— Life goes on, it gets so heavy
The wheel breaks the butterfly
Every tear, a waterfall
In the night, the stormy night, she'd close her eyes
In the night, the stormy night, away she'd fly ! m'écrié-je à mon tour.

Et cette fois, nous reprenons le refrain tous les cinq, unis par ce rêve qui nous a finalement rapprochés, liés par une amitié vieille de plusieurs années.

— And dream of para-, para-, paradise
Para-, para-, paradise
Para-, para-, paradise
Oh, oh-oh, oh-oh, oh-oh-oh
She'd dream of para-, para-, paradise
Para-, para-, paradise
Para-, para-, paradise
Oh, oh-oh, oh-oh, oh-oh-oh !

Le public hurle les paroles avec nous, sous le soleil couchant et la chaleur d'une soirée d'été. Derrière nous, j'imagine les derniers rayons orangés teinter le ciel d'une couleur rosée, et la rivière serpenter vers la mer rougie par le crépuscule.

Et puis, je poursuis avec le bridge, accompagnée par Alice, qui, je le sais, s'est levée pour faire face au public et les inviter à taper dans les mains.

— La, la-la, la-la-la
La, la-la, la-la-la
La, la-la, la-la-la, la-la
So lying underneath those stormy skies
She said, "Oh, oh-oh-oh-oh, I know the sun must set to rise" ! nous exclamons-nous, toutes les deux.

Puis, nous reprenons une autre fois le refrain tous les cinq, et mes mains enchaînent avec le solo de guitare électrique, sous l'air approbateur de Mathieu et les applaudissements des spectateurs. Une dernière fois, nous répétons le refrain tous ensemble, accompagnés par la voix du public.

J'échange un sourire avec Luke et le laisse terminer la chanson, tandis que je continue de jouer la mélodie à la guitare.

— Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh
Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh
Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh
Ooh-ooh-ooh, ooh-ooh-ooh ! termine Luke, toujours accompagné par le public.

J'applaudis avec le public, le cœur plus léger qu'au début de la chanson. Mes yeux sont éblouis par la quantité de personnes devant moi. Et c'est à ce moment que la vérité me percute. J'ai réussi. J'ai vraiment réussi. Tout ce que j'ai entrepris d'accomplir. Tout ce dont j'ai rêvé. Je l'ai à présent. Et les feux d'artifice dans ma poitrine n'en sont que plus étincelants. Ils crépitent entre mes os. Je me sens enfin, pleinement à ma place.

Les chansons suivantes s'envolent dans un florilège de souvenirs, nouveaux et anciens. Les flammes montent toujours plus haut sous les hurlements du public et les jets de lumière colorée giclent plus fort dans la nuit. Ma peau luit de transpiration sous la chaleur estivale, tant et si bien que les effets visuels métalliques que Mike s'est échiné à réaliser pour Titanium et La danse de ma vie sont décuplés. L'ambiance est tellement chargée d'enthousiasme que nous rajoutons in extremis trois chansons : Running Up That Hill, Heathens, Get Lucky, mais nous ne pouvons pas quitter la scène avant d'avoir chanté Girls Just Want To Have Fun.

— Eh bien, m'accueille Jay, alors que Kit se précipite déjà sur Alice. Le DJ a failli venir vous expulser !

— Parce que notre travail est exemplaire ! s'exclame fièrement Mike. Vous avez vu les effets scéniques ?

— Tu t'es dépassé sur ce coup-là ! le complimente le musicien.

Le sourire de Mike est si large que mes jambes flageolent. Je n'ai jamais vu mes amis comme ça. D'un côté, c'est d'une tristesse sans équivoque, car cela souligne qu'aucun de nous n'a jamais vraiment connu le bien-être avant cela, et de l'autre, c'est merveilleux, car nous savons désormais ce que ça fait. Maintenant, je peux me réveiller le matin et me dire que j'ai connu le bonheur, le vrai, celui dont on nous parle dans les livres et les chansons, celui que Shakespeare décrivait dans ses pièces, celui que les peintres poursuivent à coups de pinceau.

— Ah, vous voilà ! s'écrie une voix masculine, je mets du temps à replacer.

Je me retourne et me prend les pieds dans... eh bien je ne sais pas trop ce que c'est, on dirait une espèce de carton sale en décomposition, et ma seule pensée, c'est que je ne suis heureusement pas en sandalettes, mais dans mes bonnes vieilles converses. Dans tous les cas, si l'origine de cette voix ne m'avait pas stabilisée en me prenant par les épaules, je serais actuellement sur le sol, les quatre fers en l'air.

— Vous êtes encore meilleurs en vrai, poursuit-il en me lâchant comme si de rien n'était.

Je lève le nez et croise les yeux marrons de Yannis, ainsi que son énorme sourire. Un million de souvenirs m'assaillent : la dernière fois que je l'ai vu, et aussi, la seule fois, on m'a droguée et il s'est occupé de me tester. J'avale la boule de douleur qui s'est formé dans ma gorge quand je prends brutalement conscience du fait que si ce n'était pas arrivé, Freddie et moi n'en serions pas au point où nous sommes maintenant.

— Je ne t'ai même pas remercié pour m'avoir aidée, la dernière fois.

Yannis hausse les épaules, comme si ça ne représentait rien.

— Pas de problèmes ! Les amis de Freddie sont mes amis, lance-t-il avec un clin d'œil dans la direction du chanteur, qui est train de sourire à une remarque de Mike, à quelques pas de nous.

Je rougis, à cause de la façon dont il prononce le mot « ami ». On voit qu'à ses yeux, je suis loin d'être son amie.

— En tout cas, reprend Yannis, c'était vraiment un concert extraordinaire ! Et tu as été extraordinaire ! me complimente-t-il, alors que je continue de m'empourprer.

Je le remercie, sans bafouiller, et il ajoute, sans la moindre gêne, la phrase suivante :

— Je te laisse avec ton tourtereau. J'attends la suite de ma série à l'eau de rose avec impatience.

Il ponctue sa réplique d'un sourire moqueur, qui s'élargit encore en voyant mes joues empourprées. Je me tourne alors vers Freddie, dont l'air troublé n'échappe à personne.

— Il a raison, tu sais, dit-il en plongeant son regard intense dans le mien. Tu as été extraordinaire. Je me sens terriblement chanceux de te connaître et de t'avoir dans ma vie.

Et dans sa bouche, ces mots sonnent comme une déclaration enflammée, comme un poème écrit par Cupidon et déclamé par Aphrodite en personne. Aussi étonnant que cela puisse paraître, je ne rougis pas davantage. Non, je flambe tel une maison de paille au pied d'un volcan dont le sommet vient d'exploser. Parce que maintenant, il est trop tard. On ne peut plus revenir en arrière.

— Merci, je réponds dans un souffle.

Et c'est là que je m'aperçois que je ne respire plus, que je suffoque suffoque suffoque, pour la simple raison que je n'ai qu'à tendre la main pour l'effleurer. Il est à quelques mètres de moi et je ne sais plus comment rester en vie.

La voix de Mathieu me tire de ma torpeur.

— Vous aviez raison, je l'entends dire, La danse de ma vie rend encore mieux en concert.

— Surtout avec tes prouesses vocales, ajoute le parolier, comme s'il ne voyait pas que je suis en train d'agoniser sous ses yeux.

Il tend une main vers moi, un sourire en coin.

— Tu m'accordes une chanson ? questionne-t-il.

Et dans cette simple question, je devine tous les mots qu'il n'ose pas dire, je devine la vraie question sous-jacente, qui dansent dangereusement dans ses iris dépareillées.

Je chavire, je chavire, je chavire. Non, ce n'est pas comme ça que ça se passe.

Mon cœur vacille d'abord sous son regard teinté d'espoir et de peur, avant de s'effondrer pour de bon au milieu de mes os. Je ne suis plus qu'un squelette décharné, dont les os se broient alors que les lointaines lumières de la nuit jettent des ombres sur son visage. Il n'est ni tout à fait humain, ni tout à fait irréel.

Non, c'est faux. Il est trop humain. Et la poudre de mes os s'envole droit dans le ciel quand j'entrelace nos doigts.

Je ne lui dis pas que je veux plus qu'une simple chanson. Je ne lui dis pas qu'une vie entière ne serait pas suffisante. Je ne lui dis pas que je veux connaître par cœur chaque recoin de son âme, que je veux le connaître comme on découvre la musique, que je veux l'aimer comme le poète aime l'inspiration, que je veux peindre mille couleurs sur son cœur noirci par la souffrance. Je ne lui dis pas que, tard le soir, dans la nuit, quand je pense qu'il dort et ne m'écoute pas, je lui murmure tous les secrets du monde et qu'il est une symphonie dont j'apprécie chaque mouvement, chaque instrument, chaque mélodie dont mon âme connaît déjà les notes. Je ne lui dis pas qu'elle résonne en moi et que son âme n'est que le reflet de la mienne.

Je ne prononce aucun mot. Je me contente de mourir juste un peu plus lorsqu'il porte mes doigts à ses lèvres et les embrasse doucement. Je me contente de me consumer sur place.

Il sourit quand il pose ses mains sur ma taille. Je souris encore plus quand mes mains explorent ses deux clavicules. La chaleur de nos corps se mêle à la chaleur des rires et de la nuit. La musique bourdonne dans mon esprit, mais ni lui ni moi n'avons besoin de l'entendre distinctement. Il n'y a que nous, le reste du monde peut bien brûler que je ne m'en rendrai pas compte. Il y a nous. Et la musique qui scintille entre nous.

Son sourire s'agrandit quand mon nez frôle le sien, et ses fossettes me font l'effet d'un cratère sur mon âme. Son souffle est sur mes lèvres et je perds le mien. Je ne sais plus comment respirer, je ne sais plus comment rester en vie, et je n'ai plus de crainte lorsque je l'embrasse. Peu importe si on nous voit, peu importe si on nous pointe du doigt, je l'aime et je veux que la nuit le sache. Je veux le crier à l'obscurité, le hurler à la lumière et au monde entier.

Nous buvons les étoiles et je trébuche sur des météores, et nous laissons des comètes derrière nous, et je n'existe plus que pour moi et lui. Je ne subsiste que dans les paillettes multicolores qui embrasent ses yeux, je suis dans la seconde qui précède l'explosion du feu d'artifice, dans la lumière qui se diffuse doucement sous les paupières, quand dans le noir, l'espoir revient enfin.

Je l'embrasse longuement, passionnément et il m'embrasse plus longtemps encore, avec deux fois plus d'ardeur. La fièvre court dans nos veines comme si le diable était à nos trousses, comme si tout risquait de s'arrêter maintenant.

On s'écarte doucement l'un de l'autre, front contre front, le temps de reprendre nos souffles.

— Je me languis de toi comme Roméo manque à Juliette. Je ne pensais pas avoir le droit d'éprouver cela.

— Bien-sûr que tu as le droit, murmuré-je en m'éloignant légèrement pour le regarder.

Le vent a décoiffé ses cheveux – à moins que ça ne soit mes mains ? – et ses yeux sont translucides, brillants, brûlants. Il me contemple comme si je transgressais toutes les règles, tous les discours futiles, tous les avertissements si savamment établis. Il me dévore du regard comme si je risquais de me disloquer à tout moment. Sait-il, qu'à chaque fois qu'il me touche, mon corps se désagrège un peu plus ? Sait-il que je ne partirai jamais ?

Il m'observe comme s'il craignait que je m'en aille, que je m'envole loin de lui. Il cligne plusieurs fois des yeux tandis que je me campe fermement sur mes pieds, tandis que je l'agrippe plus fort. C'est maintenant qui compte. Pas dans quelques minutes, quand la chanson sera terminée. Pas dans deux, cinq ou dix ans. Maintenant. Il revient à lui, à moi et des mèches noires comme l'encre de la nuit tombent devant ses iris.

— Je souhaiterais que tu ressentes à quel point je m'embrase pour toi, à quel point je ne devrais pas et à quel point les mots me manquent pour te décrire à quel point tout ceci me rend fou. Je voudrais, égoïstement, que tu m'offres l'éternité que tu as au bout des doigts, les fleurs qui ont poussé sur les ruines de tes malheurs et que tu me laisses t'aider à les arroser. Je voudrais que tu m'aides à faire pousser les miennes, et surtout, surtout, surtout, je voudrais laisser nos coeur entrer en collision, halète-t-il, la voix rauque d'avoir enduré tous ces tourments.

— Ton vœu est exaucé, anhélé-je, tout contre sa bouche.

Il ne me repousse pas quand je l'embrasse à nouveau, quand mes lèvres se nichent dans son cou, et sur sa mâchoire, et sur ses fossettes, et sur ses taches de rousseur, qui sont des constellations dont moi seule connaît les schémas. Je l'empoigne plus fort quand sa bouche papillonne sur ma gorge.

Seules les étoiles nous observent et je les implore de le protéger, même si elles ne me renvoient que le malheureux écho de mes supplications, et le triste reflet d'un ange brisé maudit déchiré, dont les larmes noires comme de l'encre se mêlent à la pluie battante, et je ne sais pas pourquoi elles me montrent tout ça, je ne sais pas pourquoi je pleure aussi du noir et pourquoi j'ai l'impression qu'elles se rient de moi et de mon éclat et de mon amour et de ma douleur.

Elles me murmurent qu'il leur appartient depuis longtemps, depuis toujours elles disent et je songe que toujours est un mot bien trop faible pour la fatalité qu'elles décrivent, je songe qu'il me faut inventer un nouveau langage, des nouvelles lettres, des nouveaux mots, des nouvelles couleurs, que je ressens trop de choses pour lui, qu'elles ne comprennent pas et que moi aussi je suis un monstre d'égoïsme parce que je voudrais qu'il reste avec moi pour toujours,

parce que je veux rester bloquée dans cet instant pour l'éternité,

parce que je veux que la chanson ne se termine jamais et qu'elle recommence, encore et encore,

parce que je veux conclure un pacte avec elles, mon âme contre la sienne, mes rêves contre ses peurs,

parce que je veux qu'elles me donnent tous les maux du monde pour que je les enferme dans l'amphore,

et que je les enterre loin sous la terre, et là la maladie n'existera plus, et là il m'offrira son cœur.

— Merci, murmuré-je contre sa peau parfumée.

Un simple mot, un écho qui traîne la suite de la phrase que je ne dis pas. Toutes les paroles n'ont pas besoin d'être prononcées pour être entendues. Je le remercie pour ce moment de vulnérabilité, pour ce fragment de relation avortée, cet éclat d'un futur inexistant, cette idylle si brève et si intense.

Je me détache de sa clavicule pour l'embrasser avec douceur.

— Je ne peux pas te donner plus, souffle-t-il pourtant, ses lèvres se mouvant contre les miennes.

Il transforme ce moment en supplice. Il m'offre tellement plus que je ne le demande. Je souffre d'espérer.

— Tu le fais déjà, répliqué-je après m'être reculée de quelques centimètres.

Il secoue la tête et me détaille un bref instant.

— Tu ne mesures pas combien je m'empêche de te combler.

— Alors arrête.

Les mots ont volé hors de ma bouche avant même que je n'ai le temps de les formuler en pensée, avant même qu'ils se construisent dans mon esprit. Sa mâchoire se serre.

— Hors de question.

C'est le dernier rempart, le dernier bastion, le dernier amarre qui retient le bateau, la dernière visse qui retient la planche, le dernier spectre derrière le miroir.

— Tu as déjà commencé, objecté-je, alors que les feux d'artifice illuminent son visage.

Et je ne sais plus si les crépitements sont ceux dans ma poitrine, au creux de ma cage thoracique, ou ceux du ciel, ou si c'est son cœur à lui, qui bat, qui bat, qui bat, encore et encore, de plus en plus fort. Je suis si proche que j'en entends le rythme.

La chanson s'achève, et mon cœur chute entre nous deux. Il baisse les yeux vers le sol, ses mains figées sur ma taille. Va-t-il le récupérer, maintenant qu'il est tombé ? Va-t-il le recueillir et le soigner comme si c'était le sien ?

— Bien malgré moi, chuchote-t-il, en réponse à mes mots.

Je tourne mon visage vers les fusées qui volent dans le ciel et repose ma tête sur sa poitrine. Le spectacle dure de longues et précieuses minutes, et je savoure chaque étincelle qui scintille quelques secondes avant de retourner au néant. Et quand la vision s'achève, les effusions pyrotechniques se muent en court silence. Les secondes se dispersent comme des étoiles sur une toile noire.

Une autre chanson redémarre aussitôt. Je serre plus fort ses doigts et me tourne vers lui, le cœur pulsant, non, hurlant, dans la poitrine. L'obscurité est tout d'un coup si épaisse et furieuse que je ne vois plus ses yeux. Je n'ai aucun idée de ce qu'il se passe derrière ses fenêtres lugubres.

— On n'a qu'à se dire que la chanson ne se termine pas avant la fin de la soirée, propose Freddie en me prenant par la taille.

Oui.

Et peut-être qu'un jour, il me dira que la vie est comme une chanson, et que même si la sienne est plus courte, elle vaut la peine d'être écoutée.

🎶🎶🎶🖤🎤🎸🎻🎻🎻🎸🎤🖤🎶🎶🎶

Hello ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre !!!

Que pensez-vous de ce concert, des deux chansons présentées ici ? Est-ce que Radioactive vous a rappelé les souvenirs du prologue du premier livre ? Et que pensez-vous de la seconde chanson, Paradise ? Et que pensez-vous des effets scéniques mis au point par Mike ?

Et ensuite, que pensez-vous de la deuxième partie du chapitre, entre Emmy et Freddie ? Où en sont nos deux amoureux, à votre avis ? Comment voyez-vous la suite ?

N'hésitez pas à me laisser un commentaire, c'est toujours un plaisir de vous répondre 🖤

En tout cas, je suis super heureuse de vous retrouver pour la suite du roman ! Le prochain chapitre est du point de vue de notre Alice 🖤 J'espère qu'il vous plaira ! En tout cas, il sera publié vendredi prochain (et c'est bien le seul truc qui me motive pour la rentrée haha)

Bref, je vous souhaite encore une belle année pleine de beaux souvenirs, de rêves qui se concrétisent et d'une santé excellente !

A très vite 🖤🎶

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