⇝ Chapitre 4

— TU TE RENDS COMPTE ? Il y a quatre ans, ils chantaient dans la rue ! Et maintenant ils vont commencer à travailler sur leur troisième album ! s'exclame Alice en me montrant une vidéo relatant par ordre chronologique le succès de Dark Fate.

Par pitié, qu'ils fassent bientôt un concert à Paris, qu'elle aille les voir et arrête de me bassiner en s'extasiant sur tout ce qui les touche de près ou de loin.

Je baille en touillant ma seconde tasse de thé d'un air distrait. Je suis épuisée, chacun de mes muscles est douloureux. Le pire, ce sont mes pieds et mes genoux. Hier soir, j'ai travaillé de dix-sept heures à deux heures du matin et je n'ai fait que dix minutes de pause. La journée a été longue. Et celle d'aujourd'hui risque de l'être tout autant.

Docteur, j'suis malade, j'ai la vie dans les veines
Je veux tout faire, tout savoir et oublier la peine

Il est neuf heures, j'ai cours dans une heure et zéro motivation pour affronter la journée. Et même La vie dans les veines, la dernière chanson de Dark Fate n'arrive pas à me réveiller. Pourtant, Alice tape sur la table au rythme de la chanson.

Je souffle en observant la porte ouverte de la chambre de Thomas. On se croise à peine en ce moment, à cause de nos horaires décalés. Puis, je secoue la tête pour me réveiller et arrêter de me lamenter. Ce n'est pas en me plaignant que je voyagerai au bout de mes rêves.

En ce moment, le groupe patauge. Ce dont j'ai le plus peur est en train d'arriver : nous avons très peu de temps pour la musique, et j'ai beau me creuser la tête et retourner le problème dans tous les sens, je ne sais pas comment améliorer la situation. D'accord, ce n'est pas la catastrophe, car nous avons de l'avance en matière de contenu, mais pour combien de temps ?

Je chasse ces pensées hors de ma tête. La semaine de vacance de la semaine prochaine – nous sommes déjà presque fin octobre – sera mise à profit pour répéter. Point final.

Lorsqu'Alice et moi quittons mon appartement – elle pour aller travailler à la bibliothèque – je me sens requinquée et à nouveau motivée. Les écouteurs bien enfoncés dans les oreilles, j'observe les feuilles voler sans vraiment les voir. De toute façon, ça fait un moment que je ne suis plus capable de m'arrêter pour m'attarder sur la beauté de ce qu'il y a autour de moi. Peut-être que c'est ça, grandir. Ne jamais avoir le temps.

Je rejoins Luke dans notre amphithéâtre pour le premier cours de la journée. Il a meilleur mine que moi et traîne sur les réseaux sociaux en m'attendant.

— Tu succombes aussi à Dark Fate ? plaisanté-je en m'asseyant à côté de lui.

— Dit-elle ! s'exclame-t-il en désignant mon téléphone où la dernière musique que j'ai écoutée apparaît.

— J'écoute leurs chansons, je n'épluche pas leur page Wikipedia ! rétorqué-je en lui souriant d'un air narquois.

Je sors mes affaires en fredonnant La vie dans les veines tandis que mon voisin poursuit sa lecture.

— J'estime que c'est intéressant de comprendre comment ils ont percé, se défend Luke en reposant son téléphone.

— Facile ! je m'écrie. Ils n'ont jamais baissé les bras et à force de concerts dans les rues de Manchester, ils ont fini par se faire remarquer par une maison de disques. Ils sortent un premier E.P et un premier album en 2017 qui leur permettent de rembourser leur prêt, partent en tournée en Europe en 2018 et au début de cette année, en janvier, ils sortent leur deuxième album et c'est l'explosion, récité-je, répétant mot à mot ce qu'Alice m'a confié ce matin. Les billets des tournées américaines et européennes ont été écoulées en quelques heures et celles d'Asie et Océanie en trois jours seulement.

Je marque une pause en le jaugeant moqueusement avant de poursuivre.

— Actuellement, ils terminent leur tournée mondiale en Australie avant de rentrer en Angleterre.

— Mouais. Tu as peut-être résumé un peu trop vite la partie « formation du groupe », réplique Luke en faisant la moue.

J'hausse les épaules.

— Je pense qu'au lieu d'essayer de comprendre pourquoi tel ou tel artiste a réussi à percer, il faudrait essayer de comprendre pourquoi un autre n'a pas réussi. Ça pourrait nous permettre d'éviter certaines erreurs.

J'ouvre ma trousse et en sors mon stylo, notant la date et la matière dans la marge de ma feuille.

— Tout est une question de point de vue, objecte Luke, alors que notre enseignante entre dans la salle.

La professeure de littérature française n'a pas besoin de réclamer le silence : tout le monde s'est tu dès son entrée. Elle commence par brièvement rappeler ce que nous avons vu la semaine dernière avant de se lancer sur l'impact de la seconde guerre mondiale dans les lettres. Ce semestre, nous étudions le vingtième siècle.

Je prends consciencieusement des notes, mais très vite, je me prends à rêver ma vie telle que je voudrais qu'elle soit. Je me lèverais le matin, pas trop tard, mais pas trop tôt non plus, disons vers huit heures. Après un petit déjeuner, je prendrais ma chère guitare ou me mettrais face à mon piano, avec des feuilles et des stylos, car la seule chose que j'aurais à faire serait de soulager mon esprit des mélodies et des mots qui le hantent.

Je ne serais sans doute pas seule, Sad Joy au complet serait à mes côtés. Nous ririons et explorerions des parties de nous dont nous n'avions même pas conscience de prime à bord. Mike respirerait enfin et Caitlin ne se plongerait plus dans ses souvenirs nostalgiques avec Zoey. Alice laisserait évidemment tomber ses études. On poserait des mots et des portées sur des histoires qu'on n'a pas encore vécues, et puis on dénoncerait aussi. Je crois qu'on serait heureux. Ou du moins, épanouis.

Mes doigts s'agitent sur le rebord de la table, comme s'ils couraient sur un piano. Mais je suis la seule à entendre ce qu'ils me disent, ce qu'ils me chuchotent depuis tout ce temps.

Docteur, j'suis malade, j'ai la musique dans le sang
C'est bouillonnant, frémissant, un peu comme les gémissements du vent

J'ai bien envie qu'on en fasse une cover, mais il faudrait que le groupe soit au complet. Le début de la chanson a beau être très doux, avec tout d'abord la voix éraillée du chanteur en a capella, puis quelques notes de synthétiseur qui l'accompagnent, suivies ensuite de guitares, d'un autre synthétiseur et d'une basse affublée d'une batterie, Alice refuserait que nous en fassions une version calme. Elle m'étranglerait rien que pour en avoir eu l'idée.

Un petit sourire teinte mon visage.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? chuchote Luke, en anglais.

— Rien, éludé-je, toujours en souriant comme un chat.

Luke fronce les sourcils dans ma direction. Il se penche un peu plus vers moi, à tel point que son souffle caresse mes tempes.

— Quand tu souris comme ça, c'est que tu as une idée derrière la tête, insiste-t-il, les yeux rivés sur moi.

Le regard ostensiblement fixé sur le tableau, je mets un point d'honneur à l'ignorer. Avec un soupir, il finit par se détourner et se reconcentrer sur le cours.

Quant à moi, je lutte vainement contre la mélodie qu'entonnent mes doigts sur la table. Ça fait longtemps que j'ai perdu le fil du cours. Tant pis, Luke n'aura qu'à me prêter ses feuilles.

Docteur, j'suis malade, j'ai la vie dans les veines
Je suis comme un flacon d'hydrogène sous pression, avec trop d'oxygène

Je balaie la pièce du regard. Certains font semblants d'être intéressés, d'autres ne se donnent même pas cette peine et une autre partie encore paraît boire les paroles de l'enseignante. Parfois, j'ai l'impression de perdre mon temps, assise sur les bancs de la fac au lieu de me démener pour réaliser mon rêve. Je pourrais être en train de composer, d'écrire, de chanter, de réfléchir à l'univers d'un nouvel album ! Je devrais l'être, je n'ai rien à faire là, je ne suis pas comme eux, je ne l'ai jamais été.

Et pourtant, je suis là. A me battre sous tous les fronts en essayant de rendre tout le monde fier de moi, à commencer par moi. Être refusée dans toutes les écoles et ne pas avoir de contrats ont été un échec cuisant, difficile à digérer. J'ai bien failli arrêter la Musique, elle qui coule dans mes veines depuis si longtemps que je pense parfois n'être qu'un réceptacle pour elle, elle qui ne m'a jamais abandonnée et qui a toujours été ma confidente. J'étais à un doigt de tout abandonner, de reconstruire mon univers sur les ruines de l'ancien.

Cependant, il m'aurait été impossible de la laisser partir. Elle est liée à moi, et moi à elle, comme une ombre derrière soi. Je n'existe pas sans elle.

Docteur, je suis malade : je suis vivant.

Quand le cours se termine, les notes, les mots et les portées flottent encore dans mon esprit, comme une odeur entêtante.

— Vous venez toujours, ce soir ? questionne Lydia, installée derrière nous.

Mince ! La soirée. J'avais complètement oublié. Heureusement pour moi, Luke me sort aussitôt de ce mauvais pas :

— Bien-sûr ! On ramènera des gâteaux.

Avec amusement, je note que Luke s'est exprès exprimé pour nous deux et pas simplement pour lui. Lydia a le béguin pour lui, ce n'est un secret pour personne ! Avec ses cheveux raides coupés courts, aussi rouges que le cuivre, et ses yeux châtaigne, ma camarade (et partenaire pour tous les cours) a tout pour plaire. Malheureusement, Luke lui est clairement indifférent. Mêmes ses anecdotes au sujet des grands écrivains n'ont pas pu lui faire gagner le moindre point.

— Je vous attends à dix-neuf heures alors, conclut-elle, tandis que je lui emboîte le pas vers la salle de latin.

🎶🎶🎶

Il aurait été bien plus facile pour moi que Luke soit intéressé par Lydia. De cette façon, lui et moi aurions été au clair. J'aurais eu le coup de pied aux fesses dont j'avais besoin pour passer à autre chose et lui n'aurait plus à faire attention à ses moindres faits et gestes avec moi.

Je me prépare rapidement, me contentant de retoucher mon maquillage et d'attacher avec une pince les mèches de cheveux qui encadrent mon visage. J'observe mon reflet un bref instant. Quelques mèches bleues subsistent au milieu de mes cheveux châtain. Pendant un instant, il me semble apercevoir le fantôme de l'adolescente que j'étais. C'est pour ça que j'avais changé ma couleur de cheveux : je voulais fuir le passé. Évidemment, ça ne marche pas comme ça.

Je ne suis pas sûre de pouvoir accepter la mort de Solange un jour. C'était si injuste ! Elle ne méritait pas ça. Elle aurait dû rester à mes côtés. Parfois, quand je ne fais pas attention, j'entends sa voix me réprimander, me glisser qu'il vaut mieux tout faire avec style et élégance. Pourtant, après nous être fixé l'objectif de tout donner au show de Noël, il m'a semblé me sentir mieux. J'avais enfin quelque chose qui me ressemblait à accomplir. D'ailleurs, je crois que c'est le cas.

Mon cœur est toujours comprimé quand je pense à elle, mais je suis plus légère. Comme si on m'avait retiré un kilo de plomb dont je ne soupçonnais pas l'existence.

Son franc-parler et son côté effronté me manquent. Les taches de rousseur sur son nez, ses yeux mordorés, son rire sincère. Je suis certaine qu'elle se serait bien entendue avec Caitlin, Mike et Luke (sans doute après lui avoir passé un savon, mais ils auraient été amis, ce sont de vraies drama queens !). J'aurais aimé que le chemin parcouru à ses côtés soit plus long. C'est ce que je me dis, quand j'ouvre la porte de mon appartement à Luke.

Mon cœur s'arrête un instant quand je le vois. Pas parce qu'il est beau et que je tombe en pâmoison, mais parce que j'ai parfois du mal à réaliser qu'il est là. Solange est partie et il est revenu.

— Re ! J'ai pris des cookies, et j'ai même acheté un paquet supplémentaire pour Alice ! m'annonce-t-il, sans préambule.

Je m'écarte pour le laisser entrer et le laisse poser les biscuits d'Alice sur la table. J'ouvre le frigo pour prendre les boissons. (J'ai promis à Lydia de ramener du jus d'ananas et de l'orangina.) C'est là que je me rends compte que je n'ai pas envie d'aller à cette soirée. Il y aura pleins de gens de notre promo, je ne les connais pas tous et n'ai sans doute pas adressé plus que deux mots à la plupart. Lydia sait que je préfère la musique, mais elle n'a pas mesuré à quel point. Il faut dire que quand elle m'a rencontré, j'étais au plus bas et je pensais me glisser dans un autre moule.

Bref, je mets les boissons dans mon sac et grimace.

— Tu n'as pas envie d'y aller, devine Luke, adossé au mur derrière moi.

— C'est si évident que ça ? soupiré-je.

— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure.

Je souffle encore et enfile mon écharpe, que j'ai déposée sur le dossier d'une chaise.

— Ce n'est pas mon truc. On devrait répéter ou réfléchir à la suite.

— Une pause ne peut pas nous faire de mal. Et puis, je suis sûr qu'une fois là-bas, tu seras contente d'y être allée.

🎶🎶🎶

En vérité, pas tellement. Je ne connais pas grand monde et j'ai repoussé quasiment tout le monde en première année. A part Sad Joy, je n'ai personne. Luke, lui, a beaucoup plus de facilité à s'intégrer. (En même temps, quatre-vingt pour-cent des gens présents ont une toquade sur lui.) Pourtant, il met un point d'honneur à souvent revenir vers moi. (Et moi à le congédier. Il n'est pas obligé de se cantonner à moi juste parce que je ne laisse plus grand monde m'approcher.)

Bref, je ne m'amuse pas vraiment. En principe, c'est le moment où un garçon mystérieux apparaît à la soirée, qu'on a une discussion pertinente et intéressante et je me sens troublée. Sauf que je ne suis pas un personnage de roman et que je suis déjà amoureuse de Luke. Et que je ne sais pas où il en est, lui. Puisqu'il ne répond pas aux signes que je lui envoie, j'en déduis que ce n'est pas son cas. (Je l'ai regardé droit dans les yeux en chantant et consciemment, cette fois, pas comme cet été.)

Mon cœur se serre quand je l'aperçois embrasser la nuque d'une fille dont j'ai oublié le prénom. En même temps, c'est de ma faute, je n'ai pas voulu qu'il reste avec moi. Je songe alors à m'en aller. Personne ne me verrait.

— Ah, tu es là ! s'exclame Lydia, en me prenant par le bras. Tu joues au poker avec nous ?

Raté pour ma fuite. Exprès, je me mets dos à Luke et à la fille (comme ça, je ne me ferai pas de mal inutilement, maintenant je suis fixée, et qu'il ne vienne pas me dire que c'est un gage, on n'est plus au lycée !) (Pourquoi devrait-il se justifier ?)

Le visage de Lydia me peine, mais pour une fois je me fais passer avant. Elle tente sans grand succès de dissimuler son malaise. J'espère y parvenir un peu mieux.

Je me concentre sur la partie, mais je suis si fatiguée que je lutte plus contre le sommeil que pour gagner et bluffer. Après avoir essuyé trois pertes et fait tapis (j'avais un full, j'étais bien partie !), je me sens surtout comme une coquille d'escargot vide.

— Je crois que je vais rentrer, dis-je à Lydia. Je suis épuisée.

Une lueur compréhensive s'allume dans son regard.

— C'est à cause de ton job ?

Pas que, mais elle n'est pas obligée de le savoir. J'hoche la tête.

— Mon frère va te raccompagner, décide-t-elle en lui faisant de grands gestes.

🎶🎶🎶

De retour chez moi, je m'empresse de me démaquiller et de sauter dans mon pyjama. Je me blottis sous la couette, sincèrement soulagée d'avoir réussi à m'extirper de cet endroit. Ça aurait sans doute été plus facile si Alice, Mike et Caitlin avaient été en plus à mes côtés.

Lorsque je ferme les yeux, la pensée que je dois parler à Luke me transperce. Il faut qu'on remette les points sur les i, puisque visiblement ce n'est pas clair pour moi. Cela dit, il n'y peut rien si je ressens quelque chose pour lui. C'est différent de la dernière fois, ce n'est pas douloureux comme un feu d'artifice. C'est plutôt comme une éraflure perpétuelle, comme si on glissait une lame sous ma peau pour en arracher chaque cellule. C'est long, fastidieux et insidieux.

Au final, je ne suis même pas sûre que ce soit vraiment de l'amour. Cela ressemble plutôt à un arrière-goût de caramel qui reste un peu trop longtemps sur le palais. Même après des mois, je ne suis pas plus avancée et la situation est inchangée. Quelle horreur ! Je préférais de loin l'époque où les seuls hommes qui m'intéressaient étaient fictifs. (Pourquoi ne pas y revenir ? Je n'ai plus le temps de lire, voilà pourquoi.)

Je dois penser à autre chose, et je sais déjà à quoi. La musique. Elle est toujours la solution. Il n'existe pas un mal qu'elle ne peut soigner.

🎶

Hello ! Comment allez-vous ? Vous avez passé une bonne semaine ? :)

Que pensez-vous de ce chapitre ? :)

Beaucoup de choses se mettent tout doucement en place... Comment pensez-vous que ça va évoluer ?

En tout cas, le prochain chapitre est d'un autre point de vue... lequel, à votre avis ? :)

On se retrouve samedi prochain pour le chapitre 5 !

Prenez bien soin de vous ! 💜🎶

Et n'oubliez pas d'écouter de la musique ! 💜

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