Excalibur
Le silence persista.
Debout, devant la scène, j'observai le Briseur d'aile admirer la mallette qui avait heurté ses mocassins grossièrement cirés. Une minute dix s'écoula. Une de trop, pour cet ange affamé et éprouvé qui s'écroula sur l'estrade. Personne d'autre n'y prêta attention, car tous avaient les yeux rivés sur le nouveau clou du spectacle : mes épaisses liasses violettes. Et lorsque le regard émerveillé du vendeur, presque larmoyant, croisa à nouveau le dégoût du mien, je sus que mon intervention eut l'effet escompté. Davantage à la vue de ce grand sourire teinté de jaune.
— Comment tu me les as mouchés, les pleins-aux-as, souffla Quickly, qui s'était entre-temps glissé à ma droite.
Quickly faisait la même taille que moi : deux mètres. Cette caractéristique physique était loin d'être facile au quotidien, notamment lorsqu'il fallait investir dans un plafond sur-mesure, dans une voiture décapotable ou devoir prendre le soin de se courber chaque fois que nous pénétrions dans un quelconque bâtiment. D'autant plus que Quickly avait une coupe de dix centimètres de hauteur, formée par ses cheveux crépus, et aussi noirs que les miens, qu'il s'appliquait à tailler en un carré parfait. Sa musculature de loup-garou lui conférait un aspect de monstre musculeux, aux yeux des Humains, toutefois moins important que la carrure que je me devais de conserver en tant que « B.J, le playboy de ces dames ». Et puis, mon ancienneté y jouait aussi pour beaucoup. Plus nous étions anciens et plus nous étions puissants.
J'avais deux-cent ans et il en avait vingt.
Ses parents antillais lui avaient légué un accent créole, assez prononcé, qui le parait d'une touche d'exotisme des plus vivifiantes. Il brisait la monotonie de Crickets à lui seul. Lui et son Dancehall adulé par les jeunes.
Les gens reprirent leur respiration là où ils l'avaient laissé. La chaîne dorée, incrustée de diamants, qui encerclait le cou de Quick, entama un featuring avec les bijoux qui ornaient les corps du carré VIP.
Elle représentait un loup. Je la lui avais offerte pour son dernier anniversaire.
— Junior ! s'égosilla une voix que j'avais appris à mémoriser, depuis le temps que nous nous querellions.
Quick fit un pas en arrière, un sourire aux lèvres, de façon à laisser l'homme imposant se planter devant moi.
— Gros Jo, psalmodiai-je sans le regarder, les mains croisées dans le dos. Que puis-je faire pour toi ?
— Renchérir, cracha-t-il.
Sa répartie m'obligea à le dévisager. Ma canne en tomba. L'homme au costume bleu marine, taillé d'une multitude de X qui freinaient l'arrivée du L, me foudroya d'un regard azur qui transperça le verre de ses lunettes. Il était chauve et son crâne pointu révélait une peau engraissée par des millimètres de crème hydratante. Lorsqu'il pointa son doigt fin à deux centimètres de mon nez, le trampoline abdominal qui lui servait de ventre s'agita aussi sûrement qu'une motte de gélatine. Gros Jo possédaient un ventre si prononcé, si sphérique, que l'on aurait pu croire à un refuge de quintuplé. Pourtant, le reste de son corps était aussi bien proportionné que celui d'un homme dépourvu de surcharge pondérale.
Je n'avais pas pour habitude de médire les fortes corpulences, mais la haine que m'inspirait ce déchet sur pattes renvoyait mes principes fondamentaux au placard. Du moins, en ce qui le concerne.
Les deux gorilles qui lui servaient de gardes-du-corps s'avancèrent. Des lunettes de soleil, une oreillette, ils auraient tout aussi bien pu sortir d'un épisode de Men in Black.
Toute la Haute possédait deux gardes-du-corps. Sauf moi. Nous disposions cependant d'un permis port d'arme, qui nous conférait le droit d'éliminer qui nous voulions et quand nous le souhaitions. Nos actes étaient justice. La noblesse, l'argent et la notoriété avaient toujours raison.
Je grimaçai.
— Dix millions cinquante ! me hurla-t-il à la figure, en sortant sa carte bleue d'un geste impérial.
Des cris choqués transpercèrent le semblant de quiétude.
— Tu vas te ruiner, contrai-je d'une voix blanche, qui se voulait malheureusement assurée.
Un sourire mesquin se dessina sur son visage étrangement émacié. Et bien que je le dépassasse d'une bonne trentaine de centimètres, fait qui nous maltraitait réciproquement le cou, la taille de son compte en banque semblait en capacité de terrasser la mienne.
— Mesdames, Messieurs ! s'égosilla le Briseur d'aile en sautant sur l'estrade, excité comme une puce, les enchères sont montées à dix millions et cinquante Stars ! s'exclama-t-il de plus belle à travers son microphone.
Il avait l'air si halluciné, qu'il en paraissait shooté.
De nouveaux souffles jaillirent de la foule.
Gros Jo et moi nous défions du regard sous l'œil numérique de la caméra. Cette-dernière nous tournait autour, vautour de métal, de façon à diffuser nos expressions faciales à travers le monde. La froideur inaliénable de la mienne contre l'arrogance irritante de la sienne.
— Qu'est-ce qui t'en assure ? susurra-t-il, tandis qu'une prolongation de la caméra guida un microphone entre nous.
J'entraperçus, sur le côté, la présence d'un écran surélevé par une grue. Il retranscrivait l'échange à l'attention des spectateurs.
J'ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Rien. Rien ne m'assurait de quoi que ce soit. Et encore moins du fait que je pusse repartir avec l'ange évanoui. Des flashs se succédèrent, l'aveuglant, m'aveuglant, nous aveuglant, tandis que les acclamations secouaient les rangs des habitants parqués derrière les barrières de sécurité. Les autres riches s'étaient assagis. Ils ne pouvaient plus suivre.
Ils n'étaient pas si riches.
Gros Jo allait l'emporter, si l'on croyait la majorité des acclamations passionnées qui transportaient la classe moyenne.
Et peut-être avaient-ils raison.
Je sortis le lingot de mon manteau, sans quitter mon adversaire des yeux, puis le posai sur le rebord de l'estrade. Du moins, je l'y jetais négligemment, produisant un boucan calculé.
Je devais être à la hauteur de ma réputation. Que ce moment fût crucial, ou pas.
— L'or, chéri.
Mes fans se mirent à applaudir, à insulter leurs adversaires, à siffler, à se fritter, tout en me congratulant. Certains tentaient même de lutter contre les vigiles pour pouvoir escalader les barrières.
Et Quick, incorrigible fêtard, ne manquait pas d'exciter les hormones. Heurts énergiques des mains et encouragements vocaux se chargèrent de faire grimper la pression. Et ils suivaient. Après tout, Crickets Hill n'était qu'une sorte de téléréalité à ciel ouvert. Un jeu dans lequel j'avais écopé de l'un des premiers rôles.
Pouvait-on dire que j'étais bon acteur ?
Gros Jo vira au rose, puis au rouge pivoine, lorsque je fourrai de nouveau la main dans mon manteau, prêt à dégainer un autre lingot. Ce qui était faux. Ses villas implantées dans le monde entier, ses plages privées, ses call-girls pulpeuses, tout défila dans ses yeux clairs. De quoi serait-il capable pour cet ange ? Ou, plutôt, pour avoir le plaisir de m'humilier devant des millions de spectateurs et téléspectateurs.
Il cherchait aussi à régler ses comptes.
— Tu bluffes, murmura-t-il, alors que sa réponse fut transportée à des kilomètres à la ronde par les haut-parleurs gigantesques.
Un sourire en coin étira ma bouche, diffusé en gros plan sur l'écran géant. Il suffisait que je fronçasse le nez pour qu'on immortalisât l'instant, le transférât sur les réseaux sociaux, le commentât "Gros Jo n'a pas l'air de sentir la rose, pour B.J " et annonçât officiellement une énième période de tension entre nous. Une rumeur aurait même pu annoncer que j'avais été cocufié (ceci expliquerait cela), dans une heure ou deux.
C'était du vécu, avec une autre personnalité. J'avais d'ailleurs été surpris d'apprendre qu'il y avait matière à la tromperie. Comme quoi, les magazines people étaient mieux informés que moi sur ma propre vie amoureuse. Quelle ville surprenante !
Je tâchai de contrôler le moindre de mes gestes.
— Serais-tu prêt à tout claquer pour l'ange évanoui ?
Il ne porta qu'un bref regard sur la créature effondrée. La caméra suivit malgré tout le mouvement.
— Montre-moi le lingot.
— Surenchéris.
Mon sourire disparut et la foule se tut. Une mouche bourdonna à treize centimètres de mon oreille, tandis que les tic-tac de ma montre marquaient bruyamment le malaise.
Après cela, il ne me restait plus rien. L'ensemble de ma fortune se compressait dans la valisette que le Briseur d'ailes tenait en main, ainsi que dans le lingot doré qui brillait à la lueur du vaste rayon de soleil. Je bluffais totalement.
J'avais tout de même mon appartement, ma voiture, mon cabinet et tout le toutim, mais les enchères se jouaient à l'instant présent – seulement en direct. Zéro crédit – et je n'avais pas le temps de vendre... Si seulement j'avais su, j'aurais évité d'investir dans ce projet de gratte-ciel revisité en hôtel. Mais je savais aussi que mon adversaire avait beaucoup donné dans la construction de sa presque-île.
Gros Jo serra les dents. Le front plissé, un rictus mauvais aux lèvres, il tentait de déceler le vrai du faux. Le temps fila. Tic. Tac. Tic. Tac. La mouche s'enfuit. Tic. Tac. La sueur dévala nos pores. La mienne était cependant balayée par la chevelure qui longeait mon cou et tombait dans mon dos. Ce dont il ne pouvait se vanter.
Un raclement de gorge nous fit tressaillir et, dans un commun accord, nous tournâmes nos têtes vers le jeune loup-garou. Il nous observait, les bras croisés.
— Sorry Gros Jo, mais même si mon pote bluffe, il se trouve que moi aussi, j'ai aussi des pépètes... lâcha-t-il telle une bombe nucléaire.
Il sortit sa carte bleue de sa veste, entre son index et son majeur, qu'il éleva au niveau de son visage d'un air amusé. Il me fit l'effet du roi Arthur, qui élevait fièrement l'Excalibur tant recherchée et désirée qui nous aveuglait de sa beauté inégalable.
Gros Jo fit les gros yeux. Il eut le pitoyable réflexe de se retourner vers le reste des riches, là où il n'avait absolument aucun allié, là où se tenaient – quelque part – Mini Drick et Miss Blanc-Bec, avant de réaliser que personne n'était prêt à le soutenir.
— Et moi qui pensais que tu étais déplumé.
— J'ai que dalle, confirma Quick en m'adressant un clin d'œil.
Un spasme nerveux me secoua l'espace d'une fraction de seconde.
Gros Jo se retourna enfin. Et fut pris d'un fou rire. Il couvrit la Grand-Place et humidifia ses yeux.
— Regarde-la ! Tu as fait la pire acquisition de tous les temps ! s'esclaffa-t-il de plus belle en tentant de se plier en deux.
Le signe de la victoire.
Le sourire de Quickly s'agrandit encore. Les acclamations fusaient déjà, bruyantes à souhait, tandis que les vigiles débordés circulaient des messages d'alerte à travers leurs oreillettes de fonction. Certaines de mes admiratrices dévoilaient des tee-shirts à mon effigie, ou se démenaient becs et ongles pour accéder au premier rang.
Aux premières loges de ma victoire. Un pas vers la délivrance.
Le Briseur d'aile, quant à lui, était toujours aussi obnubilé par la mallette. Objet qu'il tenait tout contre son cœur, à l'instar d'un jeune enfant qui chérissait son vieil ours en peluche.
Fébrile, je souriais tellement que mon visage en devenait douloureux. Je me prêtai toutefois au jeu médiatique, accueillant les félicitations avec indifférence, alors qu'une explosion de bonheur avait dispatché ses lambeaux de joie dans l'ensemble de mon corps. Cet ange allait être heureux, en sécurité.
Et il allait nous aider.
Tous se mirent à applaudir pendant que je grimpais les marches. Les applaudissements allaient encore de bon train lorsque je détachai l'ange endormi, l'enroulai dans mon manteau et la soulevai à bout de bras. Avec une extrême précaution. Que l'on me pince ! Ma peau était en contact avec l'un d'eux, l'un des êtres pour lesquels je donnerai ma vie !
Je me tournai vers la foule, l'ange dans les bras, puis me mis à chercher Mini Drick du regard. Si Gros Jo était loin d'appartenir à mon cercle d'ami, Mini Drick en était à des années-lumière.
Je finis par le retrouver. Ce-dernier se situait à quelques centimètres de la scène, surélevé par un tabouret métallique, flanqué de deux gorilles expérimentés, et me foudroyait d'un regard si noir qu'il m'arracha un sourire. Il n'avait jamais su économiser. Moi, si.
Il s'agissait d'un nain. Un petit être dont la folie des ardeurs compensait sa taille minuscule. Lui adresser la parole était pénible, je préférais m'y risquer assis. Ses dreadlocks bleues contrastaient avec sa peau blanche, mais s'accordaient à la perfection avec ses yeux faussement cyan. Il avait vingt-six ans, une femme, trois maîtresses, de multiples résidences, mais pas d'ange. Et bien que la raison de mon acquisition différait de ce qui le motivait à venir, cela me faisait un bien fou de le voir lutter contre la fureur qui menaçait de jaillir sous forme de diarrhée verbale.
Miss Blanc-Bec, par contre, s'était sûrement retirée.
Car je ne la voyais pas.
— Au plaisir, articulai-je gaiement.
Mon ami dégaina son huit millimètres, m'ouvrant la voie au-dedans d'une foule surexcitée et certainement comblée de jaloux prêts à tout pour me nuire. Quatre vigiles se mêlèrent au convoi, jusqu'à ma voiture, là où je confiai l'ange à Quick puis m'installai à la place conducteur. Une fois prêt, je ne perdis pas de temps pour démarrer.
J'étais sur un petit nuage, alors que je n'étais pas doté d'ailes.
***
— Tu crois qu'il va se refaire les chicots avec les sous que tu viens de lui refiler ? m'interrogea le loup-garou, depuis la banquette arrière.
— Je ne pense pas que ce soit sa priorité.
— T'as raison. Il avait plutôt l'air d'un type qui allait passer une très, très bonne nuit.
— La façon dont il gère ses dépenses m'est égale, répliquai-je en jetant un coup d'œil au rétroviseur, dédié à la femelle encore somnolente et emmitouflée dans mon manteau neuf.
Et passablement froissé.
Mes doigts se crispèrent sur le volant, mais se desserrèrent au fur et à mesure de mon observation.
La tête appuyée contre la vitre, elle oscillait un temps en avant, un autre en arrière, selon ma conduite. L'ange avait l'air d'une poupée. Petite, un mètre soixante-dix à tout casser ; son teint s'apparentait à celui des jouets en porcelaine qui prenaient la poussière derrière les vitrines d'anciennes boutiques de jeux. Quant à ses cheveux, blancs comme la neige, ils n'étaient pas seulement ondulés, mais coiffés en anglaises. De grosses vanilles s'agitaient, comme des ressorts, autour de son visage aux pommettes rosées. Aux lèvres roses. Aux paupières satinées. Une poupée vivante. Du moins, le terme lui aurait correspondu à merveille, si ses lèvres n'étaient pas si charnues, et son corps pourvu de courbes si féminines. Celles-ci n'étaient qu'en partie atténuées par la largeur du manteau.
Une poupée pour adultes, alors.
— On l'appelle Barbie au pays des fantasmes ? intervint Quick.
— Les grands esprits se rencontrent, commentai-je en tachant de suivre l'itinéraire qui menait à mon domicile humain. Mais oublie.
— Poupée, alors ?
— On l'appellera par son prénom, Quick.
Le silence retomba. Sept minutes trente. Je finis par apercevoir mon immeuble.
— N'empêche, c'est bizarre... un truc cloche chez elle.
— Quoi donc ?
— Pour commencer, elle n'a pas d'auréole.
Je freinai d'un coup sec puis me tournai sur mon siège, sans prendre la peine de vérifier si des voitures me suivaient.
On me klaxonna, mais me contourna. Du moins, ce fut ce que j'imaginai, puisqu'aucune secousse ne nous ébranla en l'espace de trois tic-tac.
— Cheftaine ? me héla Quick en claquant des doigts devant mon visage, alors que mon corps flirtait avec la pétrification.
Je tentais de trouver un anneau lumineux, en lévitation au-dessus de sa tête. Je tentais aussi de comprendre pourquoi les plumes qui dépassaient de ses ailes repliées à l'intérieur du manteau, n'étaient pas aussi grandes que celles d'un ange moyen. Pourquoi ses plumes n'étaient pas aussi épaisses que la normale...
Comment pouvait-elle contrer les vents les plus houleux, munie d'un plumage si frêle et d'une corpulence si chétive ?
— Elle reste quand même un ange. Jolie comme elle est, avec ses plumes et ses courbes indiscutables, cette femelle est d'appartenance angélique, Ëlen.
— Elle reste un ange... répétai-je, lointain. Tu as raison. (Je me repositionnai face au volant, sous des coups de klaxon furibonds. Nous étions stationnés sur une avenue très fréquentée). Nous la protégerons et tâcherons de rétablir, avec elle, l'ordre originel qui régissait le monde des Hommes et celui des anges.
— Tout un programme, mon pote.
— Un vaste programme, renchéris-je.
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