C'est la première nuit depuis longtemps que je passe enfin en paix. Je n'ai pas fait un seul cauchemar et je n'ai pas ressenti le besoin d'appeler Tristan. Abigaël a obsédé ma nuit. Nous étions sous l'arbre du parc près de l'université et nous avons parlé. Je ne me souviens pas de quoi, mais je me sentais bien avec lui.
Je quitte mon lit avec le sourire et m'habille rapidement pour prendre mon petit-déjeuner. Inès me crie de l'attendre en sortant de sa chambre. Elle me raconte son rêve de princesse galopant sur des pandas, tout en descendant l'escalier. Je la retiens d'aller dans la cuisine quand je remarque Marc et Louise y discuter vivement. Pour ne pas dire simplement qu'ils s'y disputent. Je n'ai jamais vu le couple hausser autant la voix depuis que je vis ici et ce constat me trouble. Quelque chose les met en colère. Comme pour jouer à un jeu, j'indique à Inès de ne pas faire de bruit avec mon index sur les lèvres et elle m'imite avec le sourire. Nous nous collons contre le mur pour mieux comprendre la conversation.
— Cet homme a renoncé à être père le jour où il a levé la main sur eux ! s'énerve la mère de famille.
— Tu crois que ça me fait plaisir de les imaginer avec lui ? On n'a plus aucun droit sur eux, Louise ! s'exclame Marc. Ils sont tous les deux majeurs !
Il est évidemment question de moi et de Tristan. Je regarde Inès, apeurée de la suite que pourrait avoir leur conversation. La petite fille est toujours à côté de moi et elle n'a pas besoin d'entendre tout ce qu'était ma vie avant de venir vivre chez les Bellegarde.
— Ça signifie que l'on doit arrêter de les prendre en charge ? demande Louise sous des bruits de vaisselle. Que l'on doit arrêter de les protéger ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Mais légalement, Noé a le droit de faire ses propres choix maintenant.
Je baisse la tête. Je ne vis qu'avec ça, des choix. Comment savoir lesquels sont les bons ?
— Je suis terrifiée, Marc. Et si... Ce sont nos enfants. Nos bébés. Cet homme n'a pas le droit de nous les enlever.
Louise se met à pleurer et je sais que Marc la serre contre lui. Il la rassure et lui promet de prendre soin de moi et de Tristan. Mon cœur s'affole. J'avais déjà fait mon choix bien avant que je ne revois mon géniteur. Inès me salue d'un signe de main en me voyant mettre mes chaussures. Je lui donne une bise sur le front et lui souhaite une bonne journée. Cette famille entière mérite le monde.
Je regarde ma cicatrice et lance une musique à travers mon casque puis saute sur ma planche pour partir à l'université. Je me gratte l'index avec le pouce.
J'ai besoin de penser à autre chose.
Et je comprends en entrant dans le bâtiment que mon envie de m'aérer l'esprit va être compromise.
Des dizaines de regards sont braqués sur moi quand j'y pénètre et ils chuchotent. Tous ceux qui ont vu la photo d'Abigaël me reconnaissent. Je remonte ma capuche sur ma tête pour essayer de m'effacer, n'ayant aucune envie de répondre à leurs questions sur une relation qui n'existe pas.
Je grimpe les marches pour entrer dans notre salle et je pousse la porte. Au fond de la salle, Ulysse est appuyé sur la table d'Abigaël, penché vers lui avec le sourire. Tout le monde s'intéresse de près ou de loin à leur conversation.
— Vous êtes ensemble ? demande le brun.
— Non.
— Avoue... Tu sors avec lui ! insiste-t-il.
— Toujours pas depuis la dernière fois que tu me l'as demandé. C'est-à-dire deux secondes, sourit Abigaël en regardant l'heure sur son portable.
— C'est pas possible autrement. Tu traînes pas avec lui par plaisir. À moins que...
Le brun se mordille la lèvre et braque ses yeux dans ceux d'Abigaël. Puis il se redresse et sourit.
— Vous couchez ensemble ! C'est ton plan cul ! Est-ce qu'au moins tu prends ton pied ?
Mon ami se relève, faisant grincer la chaise derrière lui. Son regard s'est assombri. On n'y décèle plus qu'une violente colère.
— Ta gueule, crache-t-il avec amertume.
— Oh ! Abigaël s'énerve !
— Retire ce que tu viens de dire.
— Quoi ? Que tu couches avec l'autiste ?
Abigaël me remarque et se rassoit plus doucement.
— Tu es jaloux parce que tu n'auras jamais le droit à mon corps de rêve !
Ulysse ricane et secoue la tête, me jette un regard et se retourne à nouveau vers Abigaël.
— Je m'en fous de toi, Abi.
— Tu sais pas ce que tu rates...
Le professeur arrive à son tour dans la salle et demande à tous de s'installer à leur table. Je fais de même et retourne auprès de mon ami, qui ne m'accorde pas un regard.
— Abi ?
L'homme devant le tableau m'interpelle et me demande de me taire. Abigaël ne dit rien et ouvre son livre.
Aucun de nous ne parle durant le reste de l'heure et durant le cours d'après.
À la pause de midi, Abigaël trouve une place parmi un groupe d'étudiants qui l'accueille à bras ouvert. Tout le monde est heureux de le voir et il répond à leurs sourires. Je repose mon plateau sans y toucher.
Cette vision m'a coupé l'appétit.
Le reste de la journée se passe dans la même ambiance.
À la fin des cours, je n'arrive pas à me faire à l'idée que je dois rentrer et affronter une discussion avec Louise et Marc. Le comportement d'Abigaël ne m'a pas aidé à me sentir mieux et je n'ai pas besoin de troubles supplémentaires. J'ai besoin de penser à autre chose.
Je me retrouve au parc, à notre place sous le grand arbre. Abigaël me manque. J'ai besoin de le voir, même si ce n'est que derrière un écran. Je vais sur son profil et me mords la lèvre.
La photo de nous deux a été supprimée.
Les larmes me montent aux yeux sans que je puisse les retenir.
Abigaël m'abandonne lui aussi.
— Noé ?
Je tourne la tête. Abigaël est là, devant moi, les mains dans les poches de sa veste. Ses cheveux roux dansent dans le vent. Il est resplendissant.
— Je te demande pardon, s'excuse-t-il. J'avais besoin de mettre des choses au clair dans ma tête.
Un silence se crée, mais il n'est pas gênant. Nous avions tous les deux besoins de réfléchir.
— Et c'est plus clair maintenant ?
— Toujours pas. Mais j'arrive pas à m'imaginer passer mes journées ici sans être près de toi.
Je tapote l'herbe à côté de moi et il s'y assoit, posant ses poignets recouverts de bracelets sur ses genoux.
— T'es ce rayon de soleil dans la brume. Ou le phare dans la tempête, déclare-t-il d'une voix douce.
Il me contemple un long instant. Je me perds dans ses yeux d'un brun profond. On ne peut pas rester indifférent face à eux.
— Ou la confiture d'une tartine. Ou alors le lait d'un bol de céréale, reprend-t-il.
Je le pousse gentiment et il se laisse tomber sur le côté, continuant de me sourire.
— Tu es un vrai poète !
— Le futur Émile Zola te dis-je !
— Émile Zola n'était pas vraiment un poète, énoncé-je. Il est était plus romancier.
— Chut ! Tu casses l'ambiance.
Il s'allonge complètement, les mains sur le ventre et je fais de même. On observe le ciel à travers les branches de l'arbre. Sentir sa présence me fait du bien. Je n'ai pas besoin de plus quand il est avec moi.
— Je ne veux pas rentrer chez moi, déclare-t-il solennellement.
— Moi non plus.
— Alors on fait quoi ?
— Un tour ? lui proposé-je.
Abigaël saute sur ses jambes et me tend la main.
— Emmène-moi faire le tour du monde sur ton skate, Noé.
Il m'aide à me mettre debout et je récupère ma planche. Nous sortons du parc et je l'aide à monter avec moi. Il s'accroche et je m'élance.
Nous prenons facilement de la vitesse. Abigaël est avec moi. Contre moi. Je prends une inspiration et me transporte dans ma bulle.
On file dans les rues, les gens s'écartent pour nous laisser passer. Il s'accroche plus fort à moi et éclate de rire.
— Oh putain ! C'est géant !
Il lève un bras -l'autre étant toujours fermement attaché à ma taille- et s'extasie devant la vitesse. Je ris avec lui et roule plus vite. Le monde est beau avec lui. Nous sommes deux face au reste de l'univers. Mais également face au plus grand ennemi des skateurs peu adeptes des cascades.
— Abigaël, le trottoir !
— Quoi ?
J'ai le réflexe de sauter de la planche, mais pas de l'emmener avec moi. Le skate bute contre le remontant en béton et Abigaël s'envole par-dessus une barrière pour rouler dans l'herbe.
— Abi ?
Je n'ai pas de réponse. J'accours vers lui et observe longuement sa cage thoracique. Il respire, mais ses yeux sont toujours fermés. Je le secoue pour tenter de le réveiller.
— Abi !
Je le secoue plus fort.
— Abigaël !
Il ouvre les yeux, l'air perdu.
— Ça va ? Tu t'es fait mal ? l'interrogé-je, vraiment inquiet de son silence.
Son rire s'échappe d'entre ses lèvres. Il éclate de rire en se pliant en deux, les mains tenant ses côtes et les larmes dévalant ses joues.
— Dis-moi que t'as filmé ! rit-il. Je veux me foutre de ma gueule quand je serai plus vieux !
Quelque chose en moi se déverrouille avec la profonde envie de le gifler, mais de le serrer dans mes bras en même temps. Mon cœur décide pour moi. Je me rapproche de lui et le serre fort. Ses mains se logent dans mon dos et empoignent mon sweat. Son cœur bat si vite dans sa poitrine que je le sens contre moi.
Une seconde seize.
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