Bonsouâââr les forbans ... J'espère que vous profitez des derniers jours de vacances. Ça durera moins longtemps que les impôts tout ça...
Attention, changement de point de vue dans ce chapitre !
***
À bord du Vogue-Au-Loin, principale frégate de la Marine Britannique. Au même moment.
Le vent nocturne battait furieusement les voiles, rendant la tâche ingrate pour tous les mousses qui bandaient leurs bras comme des forcenés. Les bouts trempés glissaient entre leurs doigts engourdis, et déjà la fatigue de la nuit se faisait ressentir. Un jeune garçon, tête découverte, ne pouvait détacher ses yeux des lumières qui perçaient les vitraux des quartiers généraux ; cette illumination happait son regard troublé, telle la lueur lointaine d'un phare par-delà les vagues de l'océan. Il se demandait, ce gamin, à quoi la vie des grandes têtes pouvait ressembler, là bien au chaud et surtout bien au sec, derrière ces carreaux colorés.
Cette vie était sans doute beaucoup plus agréable que la sienne ...
Dissimulés par les portes vitrées, les commandants de ce bâtiment noyaient leur effroyable attente du combat dans de larges verres de cristal. Des capitaines sirotaient ainsi leur whisky avec un flegme d'apparence, la botte en l'air et l'œil nerveux, tandis que leurs seconds chargeaient laborieusement des fusils avec poudre et mèches. L'embarcation qui les portait, aussi énorme que les caravelles parties pour le Nouveau-Monde, comptait quelques deux cents hommes, dont quarante mousses ; il fallait bien une poignée de capitaines pour diriger la bleusaille, et de larges bureaux épars remplissaient la pièce pour en attester.
Au fond de cette cabine aux allures de salon bourgeois, trônait un unique siège de velour céruléen, attenant à la baie et flanqué d'un petit secrétaire d'ébène planté dans le sol ; une main, rugueuse mais leste, y couchait quelques notes sous une lampe. Indifférente au roulis et à la tension ambiante.
Au milieu des murmures et des rires nerveux, le grattement de la plume résonnait comme un bruit interdit.
Cette main appartenait à un bras fort, lui-même appartenant à un personnage court de taille, mais plutôt bien charpenté ; penché sur son ouvrage, ce personnage avait le derrière enfoncé dans ce ravissant fauteuil bleu, avec la présomption et la hauteur qui caractérisaient les nobles, et il ne semblait point vouloir se mêler à l'attente angoissée des autres.
Ses traits étaient doux sous les bougies, les courbes de son visage arrondies comme celles d'un enfant ; il était jeune, plutôt charmant, le nez en trompette et l'œil vif. Sa personne transpirait la candeur d'une adolescence tout juste quittée. Seules ses mains, usées par le travail et la douleur, portaient une note tragiquement fausse à l'innocence de ce tableau : couvertes d'histoire, elles dévoilaient l'âge, aussi réel qu'incongru, de ce type assis, pas si jeune que cela.
Ces mains étaient celles d'un père, qui usait la corde jusqu'à la trame pour nourrir sa famille.
Les mains d'un chef de famille.
Les mains d'un chef de guerre.
L'Amiral Picton avait toujours eu cet avantage de déstabiliser ses ennemis par son apparence ; son air juvénile en avait déjà surpris plus d'un, et si un autre se serait offensé de ces méprises, lui se délectait de l'inconfort ambiant qui en résultait. C'était d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles un mince sourire relevait constamment le coin de ses lèvres.
Convaincu de sa place, l'amiral en imposait justement parce que lui-même croyait à sa propre autorité. Réservé, il dépensait bon nombre de ses heures à gérer ses papiers depuis la fenêtre, ne délaissant son fauteuil que pour savourer dehors un cigare fraîchement roulé par sa main.
— Combien pariez-vous que la Renarde ne tiendra pas vingt minutes ? railla l'un des capitaines avec le panache d'un jeune lion. Ils sont amplement en sous-effectif. Nous sommes presque cinq fois plus ... Et encore ...
— Je parie qu'elle détalera comme un lapin, dès qu'elle verra de vrais mâles combattre. C'est le propre des gonzesses après tout : rouler des hanches, mais fuir dès qu'une violence se profile.
— Calmez-vous, messieurs, on en raconte de bonnes à son sujet ...
— Vraiment ? J'aimerais bien en entendre ...
— Actually, d'après mes sources, la Renarde du Shropshire n'est autre que la nièce de Barbe Rousse !
— Balivernes ... grommela un capitaine ventripotent qui mâchonnait une pipe.
— Billevesées ! renchérit avec incrédulité son voisin, aux favoris grisonnant.
— Étonnant ! s'exclama un autre avec emphase. Cela expliquerait leur poil roux et leurs mauvaises manières !
Un rire tendu secoua bien des épaules, avant de s'éteindre presque aussitôt au son d'une nouvelle voix :
— Sur ce point, je ne peux qu'approuver, messieurs. Zélie Baribal est bien la nièce de Barbe Rousse.
Les regards s'échangèrent, étonnés de cette intervention ; d'habitude, l'amiral ne faisait pas état de leurs discussions de couloir. Voilà qui relevait de l'étrange !
— Vous me surprenez, Amiral : cette gamine serait réellement parente avec cette vermine ? Chacun sait que Barbe Rousse s'appelle en réalité Edward Law ...
— ... et son frère se prénomme Keith, poursuivit le petit homme aux traits juvéniles, dont le regard ne déviait pas de son parchemin. Les frères Edward et Keith Law se sont fait connaître à Liverpool, il y a une dizaine d'années. L'un est devenu le pirate que nous connaissons, et il écume encore les mers aujourd'hui. L'autre s'occupe d'affaires - disons - plus secrètes.
L'amiral se tut et tourna la tête vers ses hommes :
— L'astuce de notre demoiselle a été de s'approprier le nom de sa mère, une certaine Magda Baribal. Ensuite, l'appellation de "Renarde du Shropshire" lui a collé à la peau dès que de vieux loups de mer ont noté ses penchants ... particuliers ... pour la piraterie. À l'instar de son oncle. Le marin a le surnom facile, voyez-vous, ajouta-t-il comme un aparté.
Les différents capitaines ruminèrent ces informations pendant un moment, avant que celui à la pipe n'intervienne de sa voix bourrue :
— Allons-nous la tuer ?
Sa question jeta un froid glacial dans l'habitacle.
— J'aimerais vous répondre "oui", répondit Picton en plantant ses yeux clairs dans les siens. Mais vous connaissez comme moi la loi de la Couronne ... Nous capturons, nous jugeons, et nous pendons. L'exemple, messieurs. L'exemple avant tout.
L'ensemble des têtes présentes semblait retenir une question brûlante, une question si délicate que bien des regards s'égarèrent vers des coins éloignés de la cabine.
— Quant à ma fille ... commença l'amiral avec un agacement palpable.
Tous les regards convergèrent vers lui en un instant.
— ... si je constate la moindre entourloupe, le moindre danger pour elle, de quelque bord que ce soit, je n'hésiterai pas à saigner cette menace jusqu'à ce que le pont soit rouge, et les corps blancs comme l'écume.
Il s'était levé, une main sur sa pile de papiers, l'autre serrée en un poing immobile.
— J'attends de chacun une obéissance exemplaire pour garantir le sauvetage de ma tendre Alexandra, enlevée par ces chiens, au nez et à la barbe de mes gardes à Port-au-Prince. Pas de quartiers pour les pirates de ce navire, gardez seulement leur capitaine pour la potence.
— Sus aux enleveurs d'enfants ! rugit alors un jeune capitaine aux cheveux dorés.
Les autres se joignirent au concert et lancèrent des acclamations à tout va, claquant leurs verres vides sur la table ; quelqu'un les ravitailla aussitôt en whisky, puis il trinquèrent tous à la Justice et à la gloire de la Couronne.
L'amiral s'était rassis, il consultait un petit carnet de bord, et y nota finalement quelques lignes avant de le ranger soigneusement dans sa redingote.
— Préparez vos troupes, lança-t-il à la cantonade d'un ton sans réplique. Nous atteignons la cible.
***
À bord de la Grande Ourse.
Sur le pont du bâtiment, chacun s'affairait, mu par l'urgence de la bataille et par la peur qui serrait les tripes. Moult regards anxieux pleuvaient sur le capitaine, qui fouillait chaque recoin mal éclairé, escorté de Gerry, à la recherche de la fameuse Alexandra disparue.
— Où diable se cache-t-elle ? tonna le pirate mâle aux yeux injectés de sang. Mon couteau a faim.
Les tonneaux d'épices furent vidés sur l'ordre de Zélie, les draps retournés, les chapeaux baissés. Tout fut passé au crible et méticuleusement inspecté, malgré la nuit sans lune. Mais rien. Aucune trace de la fille de Picton.
Du coin de l'œil, Zélie aperçut parmi ses hommes la haute silhouette du séminariste, comme déguisé en l'un des leurs ; ses poches étaient gonflées de cartouches, et un pistolet luisait à sa ceinture. Lazare tirait des filets de boulets à bouts de bras, pour aider les gueules cassées qui le jaugeaient avec un air suspicieux. Il semblait ainsi déterminé à investir la moindre de ses forces pour survivre.
— Gerry, poursuis tes recherches, je reviens.
Le bougre hocha la tête et dévala les escaliers vers les cales.
Restée seule au beau milieu du tumulte, la jeune femme s'approcha du séminariste, chancelant sous la houle malgré elle ; ses longs cheveux roux la gênaient, malgré le foulard de soie. Aussi tressa-t-elle une natte grossière tout en marchant. Lorsqu'elle atteignit Lazare, ce dernier lui décocha une œillade, appuyée mais curieuse, avant de replonger corps et âme dans sa besogne.
— J'ai besoin de vous, annonça Zélie qui se gifla aussitôt intérieurement pour avoir dit ça.
Par les testicules de Davy Jones, que lui prenait-il ? Trop tard, le séminariste se redressait déjà et lui coulait un regard intense, la mine grave.
— Vous avez besoin de moi, répondit-il, avec une audace à la fois tranquille et inconvenante.
Zélie se renfrogna immédiatement :
— Que ... Oh et puis, allez au diable !
Tournant les talons, le capitaine fulmina en direction du poste de commandement.
Mais une énorme main s'empara de sa taille et la retourna brusquement ; Lazare la serrait désormais contre son torse, telle une demoiselle en détresse.
Dans la pénombre, il recula ses épaules pour mieux distinguer son expression à la lueur des lampes : interloquée, Zélie sentit son pouls s'accélérer quand elle constata leur position ambiguë. Ses yeux plissés cherchèrent un sens à ce geste dans ceux du futur prêtre. Sa langue cingla d'elle-même :
— Je veux bien me pendre moi-même si vous êtes un sémin...
Lazare ne lui donna aucun répit et lui coupa la chique en l'enlaçant avec fougue.
Ses bras coururent le long de son dos, l'agrippèrent toute entière, capturèrent totalement sa silhouette. Zélie expira malgré elle, et ses bras reposèrent comme des loques derrières les hautes épaules qui la surplombaient. La barbe de Lazare la chatouillait, ses lèvres fouillaient son cou à la recherche de chaleur. Ses mains larges et puissantes, pressèrent quelque peu ses hanches, avec la douleur qu'une trop grande force occasionne.
Lazare la comprimait avec une ardeur inouïe que Zélie, inexplicablement, voulait rendre : ses propres bras se resserrèrent, sa bouche trouva l'artère qui palpitait à son oreille et s'y posa avec volupté. Ses doigts de femme, mus par leur conscience propre, fourragèrent dans ces cheveux trempés, en caressèrent chaque mèche. Lazare grommela dans sa clavicule. Leur étreinte se resserra d'un même mouvement silencieux, les étouffant presque.
L'espace d'un instant, Zélie trouva sa place dans l'univers.
Puis un cri déchira le silence inquisiteur des pirates tournés vers eux.
Le charme fut rompu, le capitaine se figea aussitôt. Comprenant que le moment était passé, Lazare relaxa péniblement la jeune femme et l'observa détourner le regard avec une honte si intense qu'elle obscurcissait ses oreilles. Toutefois, la main de la jeune femme était toujours cramponnée à sa chemise, avec la poigne d'un homme et la détermination d'un chef.
De ses prunelles dorées, elle fixait le ciel noirci et, plus particulièrement, la vigie au-dessus d'eux.
— ON NOUS POURCHASSE ! ALERTE ! ALERTE ! hurlait la voix de Smith depuis son nid-de-pie. SECOND NAVIRE AU TRAIN ET TROISIÈME NAVIRE À LA PROUE !
L'équipage en mouvement se figea d'un seul homme. Horrifié par cette nouvelle.
— COMMENT ? tonna Eladar qui avait accouru au premier cri. Trois navires au lieu d'un ? C'est un guet-apens ! AUX ARMES ! AUX ARMES !
Le Second se tourna aussitôt vers Zélie et Lazare, le visage tordu par la souffrance ; ses yeux noirs happaient le moindre détail de leur étreinte, marquée par les ombres, mais son air n'était pas surpris. Simplement terriblement mortifié.
— Ca-pitaine, bégaya-t-il enfin, la situation est critique désormais. Nous n'avons plus aucune chance d'en réchapper... Dois-je distribuer du rhum ?
La main du séminariste resserra son emprise dans le dos de Zélie, collant un peu plus leurs deux bassins endoloris ; son regard sombre aux sourcils froncés ne quittait pas Eladar d'un pouce.
Le capitaine ne broncha pas, mais ne put détacher ses propres yeux de ceux du Second.
— Approche, dit-elle à son majordome d'un ton presque maternel.
Le torse d'Eladar s'immobilisa sous le nez de Zélie, et elle dut se dévisser le cou pour le regarder bien en face.
Il semblait si vulnérable dans cette situation, seul au milieu des hommes en furie. Ses longs cheveux noyés par l'ombre ruisselaient sur son front et ses épaules comme des lianes rampantes ; d'une main, il les ramena bien vite en arrière, puis se statufia, dans l'attente. Ses traits crispés déformaient son visage, et de l'eau coulait depuis ses pommettes vers ses mâchoires prononcées.
Tout autour d'eux, chaque forban redoublait d'efforts, buvait à en perdre la tête, chargeait des fusils d'avance. Les uns couraient, les autres trépignaient.
Au milieu du vacarme, et sans une once de considération pour l'épouvantable perspective qui les attendait, Zélie lâcha la chemise froissée qu'elle enserrait et tendit ses deux mains vers les joues d'Eladar. Le majordome se figea à ce geste, dans une confusion totale et désespérée.
Alors Zélie l'embrassa. Pas d'un chaste baiser de jouvencelle, ni d'un baiser de paix. Mais d'un véritable baiser, animé de passion trop longtemps retenue, de désir ardent, de chaleur brûlante et suffocante.
Les bras de Lazare, qui maintenaient toujours la jeune femme, se crispèrent, la pressant encore plus.
Eladar s'était animé à la seconde où son capitaine l'avait pris en otage de ses doigts. Lui aussi avait provoqué ce baiser. Il avait compris. Ses propres mains s'étaient levées un instant, mais étaient retombées bien vite, comme vaincues. Sa bouche seule profitait amplement de cet instant volé, de cette brûlure qui brouillait ses sens, de ce contact tant attendu, tant rêvé. Les yeux fermés mais les sourcils froncés, Eladar goûtait l'éphémère.
L'emprisonnant toujours de ses doigts, Zélie gémit contre ses lèvres et savoura cette langue si douce encore une dernière fois. Puis, elle se recula lentement, séparant leurs bouches d'un air qu'eux seuls respiraient. Ses prunelles larmoyantes se heurtèrent aux paupières closes de son majordome. Il était si vulnérable que Zélie colla une dernière fois ses lèvres sur les siennes, avant de s'éloigner. Ses doigts quittèrent son visage en une ultime caresse.
En un battement de paupières, Eladar la dévisageait à nouveau de son regard d'encre, la dévorant sans remords et sans honte. L'espace d'un instant, il n'y avait qu'eux sur ce bateau. Eux et les pouces inquisiteurs de Lazare sur les reins de Zélie.
Eladar devina que c'était là un adieu.
Pas le geste d'une amoureuse transie.
Il le savait, et il l'avait toujours su : Zélie l'aimait, mais jamais autant que lui l'aimait. Elle venait de le lui prouver, avec toute l'affection et le désir qu'elle ressentait. Il allait tout faire pour qu'elle survive à cette bataille.
Quitte à crever comme un chien sous les crocs des loups.
Apaisé, Eladar referma ses yeux encore une fois, inspira profondément, puis rouvrit ses paupières, armé d'une détermination nouvelle. Ses lèvres soufflèrent :
— Capitaine, laissez-moi me faire passer pour vous.
***
WOW WOW WOW ça y'est, vous le voyez mon état mental, là ou pas ?
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Vous avez envie de réagir ? Lâchez vous en commentaires, je me ferai un plaisir de vous répondre 🤓
À la revoyure pour la suite 😏
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