Chapitre 2 - Élara 1/2

Le soleil n'était pas levé lorsque s'éveilla Élara. D'un œil langoureux, elle contempla Hélior, étendu à ses côtés. Nu, à plat ventre et les bras enroulés sur l'oreiller, il dormait toujours. Sa respiration régulière et lente lui indiquait un sommeil encore profond. Rien dans cette vision paisible ne laissait deviner le danger qu'il recélait, la puissance de mille dragons, prête à se déchaîner à sa moindre volonté. Tel un fauve assoupi, toute trace de prédation avait disparu. Il ne subsistait que la douceur de sa peau, la délicatesse de ses traits. Elle résista à son désir de l'effleurer, de le couvrir de baisers. Sa main endura de ne pas goûter au soyeux de sa chevelure, son corps entier souffrit de ne pouvoir se blottir contre le sien. Mais un réveil, même aussi agréable, était hors de question. Bien qu'il déployait toute une panoplie d'artifices pour le cacher, elle l'avait surpris à tourner en rond. Tout comme elle avait discerné le trouble qui persistait dans son regard depuis des semaines. Chaque soir, elle feignait de ne pas remarquer son agitation sous les draps, comme si le repos se refusait à lui. Il avait besoin de tout le répit qu'il pouvait trouver. Et puis, elle avait beaucoup à faire. Alors, ce fut avec une discrétion infinie, qu'elle se glissa hors du lit.

À pas feutrés, elle s'éloigna et s'habilla rapidement avant de prendre la direction de son bureau. L'obscurité habitait encore la pièce. Élara contourna la bibliothèque pour s'approcher d'une petite lampe qu'elle alluma. Dans l'un de ses tiroirs, sa main se noua sur le métal froid d'une clef, qu'elle inséra dans la serrure de son secrétaire. Précautionneuse, elle déploya le panneau de bois laqué. Son regard se tourna vers un coffret fermé à l'aide d'un cadenas. Une petite fortune en or austrossois l'y attendait. De l'un des casiers, elle tira une bourse de velours, et se mit à y transférer une partie des pièces. Lorsqu'elle estima son poids suffisant pour payer le voyage d'Emeric et acheter le silence du passeur, elle serra le cordon d'un coup sec et attacha l'escarcelle à sa ceinture. Calliste n'avait précisé que la destination, mais Élara se douta que le jeune homme aurait besoin de fonds pour s'installer. La princesse n'aurait jamais osé demander de donner cet argent, même sachant qu'il ne lui manquerait pas. Il restait dans le coffret de quoi vivre une année entière pour quelqu'un d'économe. Cela suffirait à rassurer son amie.

Elle déplaça la caisse jusqu'au bureau, s'assit et commença à griffonner. Une fois la missive terminée, elle la plia et la plaça dans une enveloppe, accompagnée de la clef du cadenas. À l'aide d'une cuillère, elle fit fondre un peu de cire et cacheta le pli. Ses affaires sous le bras, elle souffla la bougie et éteignit la lampe avant de quitter son logement sans un bruit.

Le soleil poignait à peine alors qu'Élara se camoufla sous un capuchon aussi noir que l'encre. Les enjeux de sa mission étaient bien trop importants, mieux valait rester invisible. Elle fila à travers une cour plongée dans la pénombre où elle ne croisa que quelques serviteurs bien trop focalisés sur leurs tâches matinales pour prêter attention à la silhouette qui s'éloignait vers les jardins. Après deux volées d'escaliers de pierres blanches, elle vira dans un recoin fleuri et s'immobilisa. D'un œil perçant elle scruta autour d'elle à la recherche d'un espion ou d'un curieux. Lorsqu'elle fut certaine d'être seule, elle fit tourner une statuette et attendit que le passage se dévoile. L'entrée sombre l'accueillit et elle y pénétra sans hésitation. Élara connaissait ces voies par cœur, après des années à les avoir arpentées en secret. L'absence de lumière ne la dérangea pas et elle avança. Calliste serait certainement déjà à l'entraînement, mais mieux valait déposer le coffre en sécurité avant de se rendre au port. Rien que l'idée de transporter l'or de sa bourse jusque dans les bas quartiers lui donnait la nausée. Encore quelques mètres et elle déboucherait dans l'immense bibliothèque. Elle retint son souffle alors que la porte dérobée s'ouvrit. Une lampe l'éblouit.

Le cœur d'Élara battit la chamade alors que son regard se posa sur celui de Garmond Onfroi, l'archiviste. Le cinquantenaire la reconnut et une lueur d'espoir s'imprima sur son visage osseux. Il couvrit sa bouche d'un doigt et désigna l'étagère de droite, comme pour lui indiquer qu'il avait de la compagnie. La jeune femme s'inclina pour le remercier et courut vers la gauche et le couloir qui la mènerait jusqu'aux appartements de Calliste. Les battements de son cœur ne se calmèrent que lorsqu'elle atteignit la porte de la princesse sans croiser qui que ce soit d'autre. Elle toqua doucement à la porte. Sidonie lui ouvrit :

— Son Altesse est partie s'entraîner, lui annonça la vieille femme.

— Je le sais, lui répondit-elle encore essoufflée. Je voulais juste remettre ceci à son attention.

Elle lui tendit le coffret et la missive avant de poursuivre :

— C'est important.

La domestique hocha la tête, compréhensive. Ses yeux brillaient de reconnaissance lorsqu'elle assura :

— Je lui donnerai dès son retour.

— Merci, Sidonie.

Élara ne traîna pas plus longtemps et fonça vers le port. Trouver une voiture si tôt fut un exploit, mais elle intercepta un fiacre à quelques encablures du palais. En progressant vers les docks, elle se désola de l'état de la cité. Les beaux immeubles de pierre avaient laissé la place à des bâtiments décrépis, à leurs fissures et briques partiellement apparentes. Parmi les commerces qui auraient dû commencer à s'éveiller, beaucoup gardaient le rideau fermé. Son cœur en pinça. Il faudrait qu'elle montre Blanc-Port à Hélior, les conséquences de sa politique. Elle soupira en se remémorant que pas un seul de ses conseillers n'avait osé contre-indiquer son projet d'augmentation des taxes portuaires, même après les émeutes de ces derniers mois. Ses pouvoirs draconiques ne pourraient rien contre une révolution. Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale à l'idée et seul l'arrêt de la voiture la recentra sur ses préoccupations plus immédiates.

Comme toujours, elle avait préféré garder pour elle sa destination exacte. Qui savait ce que pouvait divulguer un cocher pour quelques cuivres ? Son expérience lui avait depuis longtemps enseigné de ne jamais compter sur l'éthique d'autrui. Surtout s'il s'agissait de la sécurité de ses amis. Elle descendit donc du véhicule à l'entrée du port, où le bal de la matinée commençait à s'organiser. Les marins sortaient des tavernes et des bordels, les filles de joie, elles, rentraient. L'activité du port couvrait le clapotis des vagues.

Quelques centaines de mètres la séparaient du point d'amarrage de La Sirène, elle les avala sans s'arrêter, faisait fi des pamphlets qui s'épinglaient aux réverbères. Bientôt, elle arriva à hauteur du navire. Le paquebot était bien plus petit que ce à quoi elle s'attendait. Elle se demanda même comment ils étaient capables d'entreposer suffisamment de charbon pour traverser la mer centrale dans si peu d'espace. En un coup d'œil, elle repéra la passerelle et embarqua aussitôt pour rencontrer celui qui prétendait être le meilleur marin de sa génération, le capitaine Dersen.

Accueillie par un jeune matelot, elle fut rapidement conduite devant le maître du bâtiment. L'homme, assis à un bureau éclairé d'une grande lampe à l'huile qui empestait, l'ignora un long moment. Plus jeune qu'elle ne l'avait anticipé, il ne paraissait pas avoir plus de quarante ans. Sa main droite farfouillait dans sa barbe rousse pendant que l'autre examinait un journal de bord taché. Élara lutta pour rester impassible face à l'impolitesse du capitaine et inspecta autour d'elle.

Malgré les taches sur son carnet, le reste de la cabine était parfaitement organisé. Elle, qui avait pourtant grandi sur un navire, n'avait jamais vu d'étagères aussi bien tenues. Les cartes s'enroulaient sans dépasser, les ouvrages étiquetés se classaient par date et par ordre alphabétique. Même ses crayons et instruments s'alignaient avec rigueur. Tout ici lui fit comprendre que le capitaine Dersen n'était pas le genre d'homme à laisser quoique ce soit au hasard. Ce qui amplifia son agacement.

Au bout de quelques instants, il finit par lever sur elle deux yeux d'un gris aussi froid que l'acier. Elle soutint son regard une seconde, puis il l'invita d'un geste à s'asseoir en face de lui. Élara s'installa alors avec élégance dans la chaise de velours vert qu'il désignait et le laissa s'exprimer le premier.

— Madame Nordal, la salua-t-il.

Elle haussa un sourcil. Il y avait des années qu'un étranger ne l'avait plus appelée par le nom de son père, celui qu'elle partageait avec son cousin. Une tentative bien peu subtile de lui faire comprendre qu'il savait à qui il s'adressait ?

— Charmevois, corrigea-t-elle, flegmatique.

— Madame Charmevois, répéta-t-il en caressant le mot de sa langue. Très joli patronyme. Que me vaut le plaisir ?

Démontrant une nouvelle fois sa contenance légendaire, Élara résista à la tentation de lever les yeux au ciel. Combien de temps avait-elle perdu à jouer à ce genre de jeux ? Toute sa vie de femme n'était que politique, faux-semblants et mensonges. Si même les marins se mettaient à tourner autour du pot, elle ne savait pas si elle pourrait tenir encore bien longtemps. Elle répondit alors sans détour, déposant sa bourse entre eux :

— Je souhaiterais louer vos services pour un voyage.

Il se recula dans sa chaise pour mieux l'observer, ses bras croisés et le front plissé.

— Vous vous êtes enfin lassée de l'empereur ?

Elle lui lança un regard blasé et choisit de se taire. Il le soutint quelques secondes, puis retourna à ses documents, tout en poursuivant :

— Une idée de votre destination ?

— La Solévanie du Nord. Belmare plus précisément.

— Combien de cabines souhaitez-vous louer, Madame ?

— Toutes.

Il lâcha son stylographe, ajoutant une nouvelle tache son papier. Ses yeux se plantèrent dans les siens, calculateurs.

— Ça va vous revenir cher. Combien de pièces d'or avez-vous dans cette jolie escarcelle ?

— Plus que nécessaire.

C'était vrai. Elle aurait pu négocier, mais le capitaine aurait posé des questions. En pariant sur l'appât du gain, en s'assurant que la somme communiquait d'elle-même la hauteur des dangers encourus, elle diminuait les risques d'échecs. Et de dénonciation.

La main calleuse de l'homme s'empara de la bourse et en écarta les bords avec empressement. Il fit tourner les pièces entre ses doigts à travers le tissu. Puis satisfait, lui demanda :

— Combien d'invités attendons-nous ?

Élara réfléchit un instant. Emeric, à l'évidence. Sidonie se joindrait aussi certainement au voyage. Elle ne pouvait exclure que Calliste change d'avis ou qu'une situation catastrophique les oblige à tous fuir Novia.

— Je n'ai pas encore le nombre exact en tête. Au moins deux, peut-être jusqu'à six passagers.

— Très bien, dit-il en griffonnant sur une feuille vierge. Et pour quand est prévu ce voyage ?

— Le plus tôt sera le mieux.

— Je peux être prêt dès ce soir.

Élara le jaugea. Quel marin pouvait repartir en mer après seulement vingt-quatre heures au port ? Où trouverait-il son charbon en si peu de temps ? Mais son air convaincu balaya toutes ses interrogations.

— Dans ce cas, tenez-vous prêts à appareiller à l'aube.

Le capitaine hocha la tête, souriant. Elle serra la main qu'il lui tendait pour sceller leur accord.

— Ravie de faire affaire avec vous, Madame Charmevois.

— Plaisir partagé, Capitaine Dersen, lui dit-elle en quittant la cabine.

Elle mit pied à terre quelques instants plus tard. Un coup d'œil sur le soleil à l'horizon lui confirma qu'il était toujours tôt. Avec un peu de chance, elle serait rentrée au palais avant le réveil d'Hélior.

Avançant vers la route, elle ne put s'empêcher de remarquer que de nombreux points d'amarrage restaient vides. Les bateaux disparaîtraient-ils aussi bientôt de Blanc-Port ? Une nouvelle fois, elle nota la nécessité de faire venir son amant. Oui, elle admirait son esprit entreprenant, plus porté sur le rayonnement culturel, l'embellissement de sa capitale que sur la guerre et l'expansion, au contraire de ses prédécesseurs. Mais son peuple n'avait que faire de musées ou d'un nouveau théâtre. Ils voulaient pouvoir vivre de leur travail sans être assaillis de taxes. Hélior devait se montrer prudent. Il y a une limite à ce que les petites gens sont prêtes à accepter. Et Élara se demandait, au vu de l'explosion des manifestations, si cette limite n'était pas déjà franchie.

Son regard évita un nouveau pamphlet placardé sur le mur et s'arrêta net sur un bateau qu'elle connaissait bien : L'Aventure. Transportée vingt ans en arrière, elle sentait les embruns sur son visage, le vent dans ses cheveux, le craquement des planches sous ses pas. Ces planches sur lesquelles elle avait grandi, lorsque son père dirigeait ce navire pour son oncle. C'était désormais la propriété de son cousin, le Prince-Capitaine d'Austros. Quand était-il arrivé au port ? Pourquoi n'avait-elle pas été prévenue ? Curieuse, elle s'approcha et héla l'un des marins.

— Pourrais-je parler au capitaine ? demanda-t-elle.

— Qui dois-je annoncer ?

— Élara Nordal.

À son nom, le jeune blond se raidit et se précipita pour lui envoyer une échelle de corde. Malgré ses jupons, Élara grimpa avec agilité. Elle accepta la main que l'homme lui tendait pour la dernière enjambée plus par politesse que par besoin.

— Maître Arn est à la barre, lui dit-il.

Maître. L'Aventure n'avait pas de capitaine. Elle sourit avec nostalgie. Son père était décédé depuis des années. Erik aurait pu nommer un autre à sa place. Qu'il ne l'ait pas fait témoignait de l'immense respect qu'il continuait de lui vouer.

— Merci, je sais où le trouver.

Elle s'enfonça dans les entrailles du vaisseau, en direction de la cabine où son père la faisait sauter sur ses genoux jusqu'à lui donner le mal de mer. Deux décennies avaient beau s'être écoulées depuis son dernier voyage à bord, rien n'avait changé. Bien sûr quelques griffures supplémentaires étaient venues s'additionner à celles qu'elle connaissait par cœur, mais il avait la même odeur, la même âme.

La porte s'ouvrait sur une cabine telle que dans ses souvenirs. Les meubles, les atlas, jusqu'aux fauteuils et bibelots étaient ceux qu'elle avait connus. Seuls ses dessins n'ornaient plus les murs boisés, remplacés par d'autres portraits. Maître Arn étudiait de vieilles cartes dispersées devant lui. Elle se racla doucement la gorge pour attirer son attention. Il leva un œil, puis l'autre. Figé un instant, il sourit en la reconnaissant.

— Élara Nordal !

— Maître Arn, répondit-elle en inclinant légèrement la tête. Quel bon vent vous emmène à Blanc-Port ?

— Nous faisons simplement office de messagers. Le temps de remplir la cale et nous repartons dès ce soir.

— Quelque chose pour moi ?

Cela faisait des semaines qu'elle espérait des nouvelles de son cousin. Pour le savoir en sécurité et bien portant, évidemment, mais aussi par pur égoïsme. De ses mots, il soignait son mal du pays, l'emmenait dans ses voyages, la transportait jusqu'aux fjords de son île natale. Son humour la faisait sourire même quand l'espoir semblait la déserter, comme une bouffée d'air frais dans l'atmosphère suffocante qu'était devenu le palais impérial. Devant sa mine optimiste. Le cinquantenaire pinça les lèvres et secoua la tête :

— Je suis désolé.

Elle soupira, déçue, mais son intérêt était piqué. Un séjour éclair était souvent secret. Moins de vingt-quatre heures au port impliquaient une absence de mention sur le registre. Qu'est-ce qu'Erik manigançait ? Elle élimina l'idée de cuisiner le pauvre Arn. Il ne piperait pas mot et cela n'aurait d'autre effet que de le mettre mal à l'aise.

— J'aurais bien aimé qu'il m'écrive plus souvent, se lamenta-t-elle. A-t-il prévu de me rendre visite prochainement ?

— Pas à ma connaissance.

— Tant pis, souffla-t-elle à nouveau. Si vous mettez les voiles ce soir, je tâcherai de vous faire porter une missive à son attention. Si cela ne vous ennuie pas ?

— Pas le moins du monde !

— Merci, Maître. Je vous laisse donc à vos travaux.

L'homme la salua d'un signe de la tête et elle fit demi-tour à contrecœur. Les deux pieds sur le quai, bercée par le chant des vagues, elle glissa un dernier regard vers L'Aventure. La vie à laquelle elle avait renoncé par amour. Un vif rayon l'aveugla. Elle n'avait que trop tardé. Ce matin, comme depuis des jours.

Son capuchon rabattu, elle longea la mer vers la ville. Du coin de l'œil, elle observa l'attroupement qui se créait autour d'un réverbère épinglé de feuillets, la rumeur approbatrice qui commençait à s'y faire entendre. Un relent amer la prit à la gorge et un nouveau frisson lui glaça le sang. Chassant tant bien que mal ce mauvais présage, elle baissa la tête et accéléra le pas.

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