Javert le rabouin
Ce furent les cris sur le camp au matin qui réveillèrent Jean Valjean. Il n'avait pas si mal dormi en fait. Encore une drôle de nuit dans une vie qui avait basculé à un moment donné. Et Valjean n'arrivait plus vraiment à se rappeler quand le monde avait cessé d'être normal.
Lentement, le vieil homme se leva et remit ses chaussures. Puis il quitta la roulotte. Il n'y avait aucun signe de Javert, l'homme n'était donc pas venu dormir dans la roulotte. Il avait bel et bien passé la nuit ailleurs, dans les bras d'une femme certainement.
Valjean ne comprit pas pourquoi il se sentait tellement fâché.
Le camp grouillait de vie. Des enfants couraient, jouaient, des femmes bavardaient en se chargeant de la nourriture, des hommes travaillaient à réparer des roulottes, à se charger des chevaux.
On vit Valjean. On vint le chercher pour l'amener auprès d'un feu. Et le vieil homme se retrouva assis, un large morceau de gâteau entre les doigts et une tasse de café, noir et fort. Le gâteau était excellent, il était aux noix, et il fit du bien à Valjean.
Une petite fille vint à passer, une poupée de bois brisée dans les mains, un peu perdue. Valjean l'appela et lui montra le jouet. La petite hésita puis, comme tous les adultes étaient affairés, elle s'approcha de ce vieil homme, à l'aspect vénérable avec ses cheveux blancs et son sourire si doux. Valjean tendit la main et la petite lui donna sa poupée.
Et M. Madeleine réapparut un instant, au-milieu de ce campement gitan. Il se mit en quête de colle pour réparer l'objet. On vit venir avec surprise ce vieux « gadjé » [non-gitan] accompagné par la fillette, quémander de la colle pour réparer un jouet. Un homme chargé de refaire une roue donna de la colle de poisson à Valjean. Bientôt, Valjean fut entouré par une ribambelle d'enfants et était chargé de rafistoler de son mieux des jouets par dizaines. On l'aimait bien, on l'appelait « cacou » [grand-père] et Valjean faisait rire les enfants en apprenant des mots en langue romani.
Puis une voix profonde et grave le fit sursauter et détruisit l'ambiance, faisant fuir les enfants comme une volée de moineaux.
« Où M. Madeleine trouvait-il le temps de faire les jouets des enfants de Montreuil ?
- C'était sa bouffée d'oxygène. Il trouvait toujours le temps pour les enfants. »
Le policier se laissa tomber au côté de Valjean. Il avait l'air épuisé.
« Bonjour Javert. Bien dormi ? »
La langue était un peu perfide, Valjean ne pouvait pas s'en empêcher. Cela n'échappa pas à Javert qui eut un petit sourire amusé.
« Mariana a une sœur, si vous voulez que je vous la présente ?
- Javert ! »
La voix de M. Madeleine avec la même intonation autoritaire. Cela ne fit que rire Javert. Un vrai rire.
« Mariana était la tante de la petite fille tuée. Dolorès. Elle m'a présenté à des parents d'autres enfants assassinés.
- D'autres enfants assassinés ? Je croyais qu'il n'y en avait que trois ?!
- Il y a eu deux autres enfants disparus dans ce camp.
- Et la police ?
- Des klistés pour aider des rabouins ? Vous divaguez monsieur le maire ! Ils n'ont parlé de cela à personne et ont essayé de régler cette affaire eux-mêmes. Mais ils n'ont pas trouvé le tueur.
- Qu'avez-vous appris ?
- Peu de choses en réalité. Les enfants ont été vu jouant aux abords du campement avant de disparaître. Leurs corps ont toujours été retrouvé le lendemain et enterré après les funérailles d'usage.
- Donc vous n'avez rien ?!
- Vous me prenez vraiment pour un policier exceptionnel, Valjean ! Non, je n'ai rien, monsieur le maire, à part la description des enfants et le fait qu'ils étaient tous destinés au même avenir.
- Lequel ?
- Tire-laine.
- Vous pensez que cela a un lien ?
- Je ne sais pas. Peut-être les enfants ont voulu voler la mauvaise poche mais cela me semblerait une drôle de coïncidence que tous aient choisi la même.
- Donc, ils sont tombés sur leur assassin par hasard ?
- Trois enfants tués sur le même lieu, je n'appelle plus cela un hasard ! Il doit y avoir une méthode de chasse que notre gibier utilise. A nous de la découvrir.
- Nous ?
- Sauf si vous préférez retourner chasser le fagot dans les champs ?
- Non, non ! « Nous » me plaît beaucoup. »
Javert se mit à rire, encore, doucement. Il était fatigué et la fatigue l'enivrait toujours un peu. Une nuit blanche à interroger, écouter, prendre des notes. Des jours précis, des horaires, des lieux à visiter... Où les enfants étaient envoyés accomplir leur forfait. Où ils avaient l'habitude de mendier. Où les parents les avaient perdus de vue. Aujourd'hui, les enfants ne quittaient plus le campement. En fait, la mort de la petite Dolorès avait été un accident. Les Tziganes s'étaient déplacés la veille de sa mort pour un autre quartier de Paris et la petite était revenue ici toute seule. Un pari qu'elle avait fait avec d'autres enfants. Javert aurait voulu interroger les enfants...mais c'était la nuit et les enfants dormaient. Et Javert se savait impressionnant pour un enfant, il ne le savait que trop bien. Et Javert avait appris aussi que d'autres enfants avaient disparu dans les autres campements gitans... Mais les enfants ne sont que de l'écume. La police ne s'intéressait pas à eux. Javert était le premier à le faire. D'où l'accueil, la conversation, la méfiance...le soutien... Javert était fatigué et il avait envie d'un verre. Ses pensées vagabondaient et ce n'était jamais bon.
« Donc d'autres enfants ont disparu ?, » demanda Valjean pour reprendre la discussion, recentrer Javert sur le présent.
L'ancien forçat commençait à comprendre que le policier perdait facilement le lien avec la réalité.
« Il y a toujours des enfants qui disparaissent Valjean. Des enfants dans les rues, laissés à eux-mêmes. Comme ce petit à la barricade.
- Gavroche ?
- Que croyez-vous qu'il serait devenu aujourd'hui Valjean ?
- Je ne sais pas. Un voleur ?
- Voleur un jour... Tiens commenceriez-vous à penser comme moi ?
- Je ne vois pas ce qu'il aurait pu être d'autre. Un tueur comme Montparnasse ? »
Ce nom honni fit se crisper la mâchoire de Javert. La fatigue diminuait le contrôle sur soi-même du policier, ses sentiments transparaissaient encore plus que d'habitude.
« Il serait sûrement mort, Valjean. De faim, de froid, de maladie, de maltraitance... J'ai vu cela des dizaines de fois. Voler n'est que la meilleure des options. »
Puis d'une voix sourde, il ajouta :
« Et se prostituer n'est pas la pire... »
Un silence consterné. Valjean entrevoyait l'esprit de Javert, ses pensées n'étaient pas joyeuses.
« Vous devriez dormir Javert.
- Un jour, durant une patrouille, je suis tombé sur un homme qui proposait sa fille dans la rue. Il la tenait en laisse comme un chien. La gosse avait bien sept ans. Il vantait les mérites de sa pratique en termes bien choisis. »
Valjean regardait Javert. Jamais il n'aurait imaginé voir l'inspecteur aussi ébranlé.
Cependant ce n'était pas nouveau. A Toulon, Valjean avait assisté à des échanges de ce genre, on vendait sa rosette pour quelques francs...ou alors on vendait celle du forçat avec lequel on était accouplé. Il va sans dire que Valjean n'avait jamais participé à ce genre de commerce. Mais les hommes qui se vendaient ainsi...ou étaient vendus..., jeunes ou vieux, n'étaient plus des enfants. Tout à coup, Valjean comprit que Javert avait vécu bien plus que lui et avait beaucoup vu. Bien plus que lui.
« Que s'est-il passé ?
- J'étais en uniforme et cependant il m'a proposé la gamine. Je l'ai laissé me faire le boniment de sa vente. Il m'a vu intéressé et a fait le détail de tout ce que savait faire la gosse. Et moi, j'examinais la gosse. Elle regardait le sol, soumise. Son père ! Je crois que je l'aurais tué si mon sergent ne m'avait pas retenu.
- Tué ?!
- Je suis plutôt bon à la matraque, comme vous devez vous en souvenir, n'est-ce-pas ? Jean-Le-Cric.
- Qu'est-il arrivé ?
- L'homme a été condamné à de la prison. La gamine a fini dans un orphelinat. J'ai été personnellement remercié et on m'a clairement fait comprendre de ne pas m'impliquer davantage.
- Dieu du Ciel ! »
Javert laissa sa tête partir en arrière, la plaquant contre la cloison d'une roulotte, fermant les yeux...puis la voix profonde résonna, remplie d'humour.
« Ainsi tu as vraiment cru que Mariana et moi...
- Je suis désolé Javert... Je...
- Nous avons parlé d'enfants disparus et elle m'a proposé de m'aider.
- Je n'ai jamais cru... Je...
- Petite Fleur-de-Bagne ! Tu vois le mal partout... Il faut que tu arrêtes de côtoyer des criminels.
- Ce n'est pas ça...
- Et puis, franchement, tu me vois séduire une femme en si peu de temps ? Je suis flatté.
- Javert... »
La femme de la veille réapparut. Elle était avec un enfant et semblait si jeune. Elle salua Javert d'un hochement de tête que le policier lui rendit tout en continuant son chemin. On vint donner une part de gâteau aux noix et une tasse de café à Javert. Il remercia dans la langue romani « catchess ».
Le silence retomba entre eux. Valjean pensait à Cosette, à sa vie sans elle, à son désespoir d'être séparé d'elle... Puis un homme les rejoignit.
« Je suis le père, lança-t-il en guise de salutation.
- Je suis un policier, rétorqua Javert, et voici mon collègue. Nous cherchons qui a tué votre fille. »
L'homme hocha la tête, compréhensif.
« Ils ont pas voulu nous rendre le corps. »
Moreau et ses principes. Pas tout de suite, pas pour un meurtre. Javert ne put que secouer la tête.
« Je peux faire quelque chose pour cela. »
L'homme hocha à nouveau la tête, encore plus compréhensif.
« Que voulez-vous savoir ?
- Ce que vous pouvez. »
C'était maigre et ressemblait aux autres témoignages. La fille avait filé sans rien dire, on avait découvert son absence que plusieurs heures après le départ, on la chercha partout puis un des enfants avait avoué. Le pari, stupide, la cause de la mort. Javert demanda à parler aux enfants. L'homme acquiesça.
Les enfants sont sacrés chez les romani, on surveillait avec soin les deux hommes entourés d'une ribambelle d'enfants. Les enfants étaient contents de retrouver le « cacou », on espérait le voir réparer d'autres jouets. Valjean était aux anges. Mais on avait peur du grand policier, avec sa taille si imposante, ses favoris si touffus, ses yeux si étincelants. C'était un loup. Valjean pensa ironiquement que les enfants avaient peur du chien-loup de la police et étaient tombés sur un loup bien plus dangereux que Javert.
Même le fait de parler en romani ne changeait rien. Les enfants restaient bouche close. Javert s'énervait, ce qui n'améliorait pas les choses, bien au contraire. Valjean leva une main pour apaiser son compagnon.
« Savent-ils parler le français ?
- Oui, monsieur, répondit une petite fille.
- Alors, nous allons pouvoir parler de votre malheureuse amie.
- Malheureuse ?
- Zinda Dolorès, » expliqua Javert.
Et les enfants comprirent enfin pourquoi ces deux inconnus étaient là et plusieurs s'enfuirent de toute la vitesse de leurs jambes. Javert soupira. Mais il restait quelques courageux gamins devant eux, dont la petite fille.
« Votre amie s'appelait Dolorès ?, demanda Valjean, le cacou.
- Oui, monsieur.
- Parlez-nous d'elle... »
Valjean et son si doux sourire. Valjean et M. Fauchelevent. Javert dut s'avouer que cela payait. Les enfants parlèrent, parlèrent et parlèrent, aiguillonnés par les questions de Valjean, puis de Javert, et finalement, sans s'en rendre vraiment compte, les enfants se mirent à répondre à l'inspecteur de police, si impressionnant.
Jusqu'à ce qu'on les appelle pour déjeuner. Les deux hommes n'eurent pas voix au chapitre et se retrouvèrent avec une gamelle dans les mains, remplie de ragoût de mouton avec des haricots et du pain noir et épais. Ils durent manger en compagnie des gitans.
Et la question tant attendue par Javert arriva, invariablement, il était juste surpris qu'elle ait mis si longtemps à être posée.
« Où sont vos parents ? »
C'était un jeune homme qui regardait Javert, avec intérêt. La méfiance restait là mais on s'interrogeait maintenant sur ce gitan devenu policier. Et Valjean se sentit furieusement intéressé à son tour.
« Morts.
- Tous les deux ?
- Oui. »
On interrogeait Javert, certes, mais il ne fallait pas s'attendre à ce que le policier soit coopératif.
« D'où venez-vous ?
- Toulon.
- Le bagne ? »
Cette fois, c'était le chef qui parlait. Manolo. Et Javert sut dés cet instant qu'on savait qui il était et qui étaient ses parents. Son histoire devait être assez exceptionnelle pour être connue de toutes les familles de gitans de France. Un fils de bagnard né en prison et devenu garde-chiourme ! Qui avait abandonné ses parents à leur sort ! Qui avait trahi les gens de sa race ! Mais peut-être Javert se faisait des idées, un peu trop égocentrique le rabouin... C'était juste un gitan devenu un cogne...
Javert sourit sans répondre. Le chef le regardait avec stupeur.
« Je trouverais celui qui a tué la petite Dolorès et je vais essayer de vous faire rendre le corps aujourd'hui. »
C'était tout. Javert se leva, conscient que l'atmosphère avait changé.
« En route Jean, nous devons rentrer au poste.
- Merci pour votre hospitalité, » fit Valjean, un peu décontenancé par ce départ précipité.
On hocha la tête et ce fut le départ.
Le retour à la réalité parut tellement étrange à Valjean. Quelques rues plus loin et c'était le XIXe siècle, les fiacres, la vie moderne... Javert marchait la tête baissée sur le sol, une posture de vaincu.
« Et maintenant ?, demanda Valjean.
- Maintenant, je vais informer Leroux. Il va devoir chercher dans les archives de la préfecture. Il y a peut-être d'autres cas d'enfants assassinés qui ressemblent à ce que nous avons. Je dois également faire le tour de mes mouchards, quelqu'un quelque part sait quelque chose ! »
Javert bâilla à s'en décrocher la mâchoire.
« J'ai aussi demandé à Mariana d'entrer en contact avec les autres familles de gitans. Il va peut-être y avoir du mouvement rue Petite Sainte-Anne... »
Nouveau bâillement. Valjean ne put s'empêcher de sourire.
« Il faut aussi dormir, admit Javert. Je ne suis plus bon à rien dans cet état.
- Voilà quelque chose de censé.
- Trouvons un fiacre, j'ai passé l'âge des nuits blanches. »
Un fiacre fut en effet mis à contribution. Javert laissa sa tête partir en arrière, les yeux cachés par la casquette dans laquelle les cheveux étaient enveloppés. Il ne lui fallut pas longtemps pour s'endormir.
Rue Petite-Sainte-Anne, les affaires étaient calmes.
Javert réclama du café et de la tranquillité.
Bref, il chassa Valjean sans ménagement.
« Plus tard Petite Fleur-de-Bagne. J'ai du turbin à régler mais je te sonnerais quand j'aurai besoin de toi. »
Valjean retrouva son domicile avec stupeur. Quelle vie étrange il menait ! Et puis, il fut atterré ! Un message de Cosette lui avait été apporté par sa logeuse. La chère femme observa le vieil homme sans indulgence. Elle devait se dire que c'était honteux de découcher ainsi à son âge.
Le message était simple :
M. Jean,
Je suis passée aujourd'hui pour vous voir. On m'a dit que vous étiez absent. J'ai envie de vous revoir, monsieur, vous me manquez. Peut-être demain ? Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en prie.
Euphrasie de Pontmercy
Jean Valjean se mit à pleurer. Il eut envie de mourir à nouveau. Au diable le pardon ! Au diable Javert ! Sa vie ne valait plus rien depuis qu'il avait perdu Cosette...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top