Première Partie | Chapitre 1

Aurélien tapota son stylo à billes contre la table en bois pour la centième fois. Il essayait de faire des musiques en mélangeant l'intensité et les fréquences. Mis à part lui, ses camarades semblaient peu enjoués par ce bruit parasite. Presque aussitôt, son voisin lui assena un coup de coude en lui demandant sèchement d'arrêter.

Aurélien regarda la salle autour de lui, sa prof de français qui récitait des vers de Baudelaire, les affiches sur les murs qui incitaient à la lecture, les élèves avachis sur leurs sièges qui ne rêvaient que de rentrer chez eux. Parmi eux, ses trois copains qu'il connaissait depuis des lustres, Dino, Zacaria et Clément.

La sonnerie avait enfin retenti, clairsemée de voix d'enfants. Comme depuis qu'ils se connaissaient, ils filaient tous les soirs au parc de la Maternité, un square de quartier qu'ils adoraient. Ils s'y amusaient comme des gamins, mais c'était ce qu'ils étaient, même à quatorze ballais. Vers dix-huit heures, ils se quittaient tous pour rejoindre le foyer familial et les corvées : les parents, les devoirs et la télé, en quelques sortes. Aurélien détestait ce moment de la journée. Il préférait vivre dehors avec ses amis dans le parc. Il adulait leurs escapades du mercredi après-midi à la plage, aux calanques et à la Ciotat, où ils partaient en bus pour parcourir trente kilomètres et se balader dans les rues, sans en tenir un mot à leurs parents.

Le parc était devenu au fil des années leur havre de paix, un paradis que nul autre endroit sur Terre ne pouvait égaler. Pourtant, il ne contenait que quelques malheureux séquoias, quelques jeux pour enfants et un terrain de foot qu'ils s'appropriaient, rien qui pouvait faire pâlir les adultes et leur monde.

En arrivant, Zacaria, Dino et Clément partaient déjà à l'assaut du petit plateau où ils réalisaient habituellement leur sport favori, un mélange de foot et de hand, initié par Dino et son grand-frère de dix-huit ans que tout le monde admirait. L'adolescent avait toujours une balle dans son sac, remplaçant ses cahiers de cours qu'il n'emportait jamais, à la détresse de ses professeurs qui enchaînaient les mots dans le carnet de correspondance et les convocations des parents.

Les vieux de Zac' et Dino étaient Italiens, des immigrés venus dans leur jeunesse pour travailler dans la manufacture à tabac de Marseille, avant son déclin, au début des années quatre-vingt-dix. Cette époque où Dino, Zacaria, Clément et Aurélien étaient encore comme des gosses à s'amuser aux jeux pour enfants alors que leurs parents se retrouvaient peu à peu sans travail, plans sociaux sur plans sociaux. Huit ans plus tard, ils s'étaient presque tous reconvertis dans des boulots moins bien payés, qui baissaient leur qualité de vie. Les parents des deux Italiens avaient renoncé à revenir sur leur terre natale, à Bari, une ville portuaire de la mer Adriatique qui avait tout d'une ancienne cité romaine. La famille d'Aurélien était proche, en Provence, sa grand-mère maternelle habitait Vitrolles, ses deux autres grands parents vivaient dans un petit village non loin de Gap. Il ne leur rendait visite qu'aux vacances scolaires, quand la voiture familiale daignait marcher et que ses parents avaient quelques jours de congé ainsi qu'un peu d'argent pour l'essence à payer.

— Auré ! Auré passe-la moi ! braillait Clément à tout rompre avec son accent marseillais à couper au couteau

Aurélien se déchaînait, il était cette fois-ci en équipe avec son ami Clément, et ils tentaient de faire tomber leurs adversaires, mais sans grand succès. Le jeune blond se donnait à fond, tout comme son ami, se demandant qui serait le prochain Zidane de la cité Phocéenne, bien qu'ils savaient très bien qu'ils ne deviendraient jamais footballeurs. Dans la dure réalité, ils avaient compris à quel point ils étaient nuls. Ils s'en foutaient, ils s'initiaient à ce sport pour se défouler et oublier les moroses journées qu'ils traversaient, pimentant quelques instants leurs vies.

Exténués, les garçons avaient fini par s'arrêter de jouer et avaient demandé l'heure à Zacaria, l'unique de la bande à posséder une montre, avec un bracelet de cuir marron, ça faisait très sérieux.

— Dix-huit heures sept, compta Zac'

— J'ai pas envie de rentrer... avait maugrée Clément, pour qui sa maisonnette délabrée ne faisait pas envie

Aurélien aussi, était meurtri de quitter ses amis, même s'ils se revoyaient tous les jours, et le lendemain, c'était son jour préféré, le mercredi, ils iraient sans doute aux calanques, à Aix-en-Provence pour se balader ou sur les plages de la Ciotat. Auré était donc rentré chez lui rue Jobin, croisant son frère, passant son temps à ruminer dans l'appartement familial ou chez son ami dans le septième qui avait un ordinateur sur lequel ils s'amusaient tous les deux en feignant d'oublier leurs vies d'ados crapuleux.

Nicolas avait la chance d'aller au lycée Saint-Charles, de l'autre côté de son quartier, dans le premier arrondissement. Il s'était fait des amis qui venaient de tout Marseille, de toutes les mixités sociales et ethniques. Sébastien, qui faisait partie des bourges du septième, mais aussi Chahid et Hassan qui venaient des quartiers nord, Jo' qui habitait dans le quartier riche voisin... Il passait sa vie chez son ami bourgeois, qui possédait un ordinateur et qui lui montrait toutes sortes de jeux. Le début de l'ère internet avait commencé. Les ordinateurs fleurissaient dans les magasins avec des promos folles, les classes moyennes avaient peu à peu accès à cette nouvelle technologie prometteuse. Les gamins des pavillons passaient leurs après-midi sur MSN à tchatter avec des autres jeunes d'une quinzaine d'années. La démocratisation avait permis à toutes ces classes moyennes de pouvoir se payer un ordi sans avoir à aller à la médiathèque pour squatter. Apple avait annoncé la sortie de son premier IMac pour août, et Google faisait son entrée dans le monde encore restreint des nouvelles technologies. A l'époque, à la Belle de Mai, peu de personnes avaient un ordi. Ça coûtait une blinde ces trucs-là, c'était pour les riches, on en voyait pas trop l'intérêt. Alors, on se déplaçait chez le seul gars qui en avait un pour se créér une adresse e-mail, mater des photos de trucs ou jouer à des jeux en ligne.

L'appartement minuscule dans lequel vivait la famille était néanmoins animé, entre Aurélien et son grand frère, ainsi que leurs parents, sans cesse rattrapés par la réalité. Le boulot, l'argent, la scolarité de leurs enfants et les problèmes qui semblaient s'empiler sans jamais rétrécir.

Le jeune blondinet s'était retranché sur la table de sa chambre qui faisait office de bureau en essayant de résoudre ses problèmes de maths sur Pythagore, le carré de la longueur de l'hypoténuse étant égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Aurélien galérait, et il avait presque envie de lever le camp et de rejoindre Clément qui était un petit génie en maths, pour qu'il lui explique tout ce que sa prof de maths n'avait pas réussi à lui inculquer.

L'appartement était si étroit qu'Aurélien pouvait sentir l'odeur des crêpes de sa mère depuis sa chambre, et en tendant l'oreille, il pouvait même entendre le bruit de la louche qui déversait la pâte sur la poêle. Le jeune garçon avait faim, et il bâcla son exercice, se dépêchant de faire son sac pour rejoindre sa mère et pourquoi pas croquer dans la dernière crêpe trop petite pour être mangée avant tout le monde, sous le regard plein d'amour de sa mère. Aurélien avait beau avoir quatorze ans, il n'en demeurait pas moins un enfant. Il se considérait comme tel, la définition le rassurait, il n'avait pas encore à se soucier de tous les problèmes des adultes, avoir de l'argent pour payer le loyer et la nourriture, avoir un emploi stable pour subvenir aux besoins qu'un ménage pouvait avoir. Il avait en quelques sortes le syndrome de Peter Pan. Il était à mille lieux de cette vie, de ce que vivaient ses parents, alors que ses professeurs commençaient à leur parler d'orientation, de l'après-brevet, qu'ils n'étaient même pas en troisième, et continuaient de se voir comme des gamins pour qui l'âge adulte était lointain. Les profs s'entêtaient à leur parler sans cesse de brevets, de classes prépa-pro, de l'avenir. Ils n'avaient pour certains même pas quatorze ans que déjà on les matraquait d'infos sur cet avenir incertain, on leur mettait la pression pour choisir entre la troisième professionnelle, sous-entendu pour les branleurs, et la troisième générale, qui amènerait ensuite au cursus banal du lycée, scientifique pour les meilleurs, économique et social pour ceux qui savaient pas quoi faire, littéraire pour les planeurs. La techno pour les autres. Auré irait probablement dans une de ces filières, il n'aimait pas l'école, il ne voyait pas ce à quoi pouvait bien mener de bosser des matières qui ne servaient à rien, dont il oubliait l'essentiel une fois les contrôles passés.

Ces notions abstraites d'orientation leur était inculquées dès le départ avec la sacro-sainte règle du « si vous voulez avoir un bon travail il faut faire de bonnes études » comme si les masters, les licences et les doctorats apportaient de bons boulots. La plupart du temps, ceux qui avaient arpenté les bancs des universités ne trouvaient pas de travail à la hauteur de leurs qualifications. Ils finissaient avec un poste de merde dans une entreprise et se contentaient d'un salaire moyen en s'ennuyant dans leur taff.

Aurélien vit passer dans sa rue la silhouette familière d'une de ses camarades de classes, c'était Ichrak, Aurélien savait qu'elle vivait en Irak avant, et puis c'était à peu près tout. Pourtant, il aurait voulu en savoir plus. Qui était-elle ? Pourquoi était-elle arrivée en France ? La guerre du Golfe, ou ce qui s'en était suivit, la guerre civile dans sa province, sans doute. Son visage arrondi et sa peau mate, son regard si adulte l'intriguait. Elle souriait souvent, contractant ses belles fossettes. Elle portait une chemise à carreaux rouge et noir, avait des cheveux noirs coupés avec négligence, s'approchant d'une coupe à la garçonne, et c'est ce qui étonnait Aurélien. Il ne connaissait aucune fille qui avait le culot de se couper les cheveux avec une paire de ciseaux, et c'était justement ce qu'il l'enchantait. Cette attitude rebelle lui était inconnue, personne dans son entourage n'osait défier les règles, jouer avec les injonctions des parents. Catherine et Pierre n'auraient jamais voulu que leur fils s'habille à la manière grunge en vogue à l'époque, parce que c'était trop non-conformiste et qu'ils avaient besoin de se rassurer, de se dire que leurs gosses rentraient bien dans le moule qui leur était imposé, qu'ils ne déviaient pas. Aurélien l'admirait, pourtant. Elle s'assumait, restait droite dans ses bottes et la tête haute. Lui, il n'était pas capable d'un truc pareil.

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