Chapitre-5:

Présent- 23 mars 2018

Pour la première fois depuis longtemps, Meika mangea à midi avec son père. Leur discussion se tarit assez rapidement et le bruit des couverts prit le relais. Même en étant bavard, il était difficile pour lui de l'entretenir seul. Au moment de partir, Fabrice s'agita dans l'appartement. Il s'arrêta, la fixant intensément.


— On va chez la psy, lâcha-t-il.

Elle s'en doutait. Leur fille n'alignait plus trois lettres à voix haute depuis un mois. Comment ne pas en être inquiet ? Son crâne chauve luisait, effrayé de connaître sa réaction. Allait-elle se braquer encore plus ? Meika retourna dans sa chambre et prit son précieux carnet. C'était le seul moyen de communication en sa possession. Elle le rassura en lui souriant.

***

La salle d'attente n'était pas bien remplie en ce vendredi après-midi. Un homme du même âge que son père stressait autant que lui. Quel était son problème dans la vie ? Serait-ce à cause d'un boulot qui l'ennuyait ou d'un divorce qui se passait mal ? Un nœud papillon rose ornait son costard. C'était atypique, mais cela faisait son effet.

Fabrice se trouvait toujours dans sa tenue de fleuriste : un polo bleu et un jean. Il avait fait l'effort d'enlever son tablier. Elle observait les alentours pour s'occuper, puisqu'elle avait oublié son téléphone. La porte s'ouvrit et une brunette de la taille d'un mannequin l'accueillit.


Meika s'assit en analysant les alentours. Épurée était le mot pour désigner la pièce. Le sofa rouge manquait à l'appel, il avait été remplacé par un fauteuil en cuir gris. Suite aux formalités, la séance débuta.

— Voudrais-tu écrire pour répondre ?

Elle sortit son carnet de songes et un stylo. Les chaussures encore sur le sol, Meika écouta attentivement. La configuration n'était pas banale, les deux femmes étaient prêtes à rédiger.

« Je veux maîtriser les rêves lucides donc je note chaque rêve que je fais. Ça me permet de comprendre comment je fonctionne et comment j'arrive à prendre conscience que je dors. » écrivit-elle.

Elle indiqua les pages concernées. La professionnelle les lut attentivement.

— Ce monstre te suit depuis tes six ans. Que ressens-tu physiquement après ce cauchemar ?

Meika ferma les yeux et se remit dans le contexte.

« J'ai l'impression qu'il me suit encore, qu'il pourrait attraper mon épaule et m'attirer en arrière » décrit-elle en choisissant ses mots avec soin.

Ses entrailles se nouaient et son stylo resta en l'air un instant.

« Je n'ai pas peur de lui, je crois que c'est... »

C'était absurde, elle raya sa phrase d'un coup sec.

— Tu peux prendre ton temps.

Sa main s'activa : « Je suis en colère après lui ». Elle poursuivit son interrogatoire et elle l'amena à l'origine de tout cela : un abandon. On lui avait volé quelque chose.


— La petite fille de six ans avait besoin de quoi ?

Sa réponse fut spontanée : elle voulait de la compagnie. Être fille unique n'apportait certes pas les disputes fraternelles, mais la solitude l'avait accompagnée toute son enfance.

— Et avant, avais-tu un moyen pour pallier à cela ?

Elle sourit en se rappelant de la conversation avec sa grand-mère, trois semaines auparavant.

— Ce tonton Jojo, qu'est-ce qu'il faisait ?

Son cerveau fit émerger des souvenirs. Il venait jouer avec elle. Sa présence la rassurait. Elle avait la sensation qu'il avait réellement existé.

— Y a-t-il un événement qui l'a fait disparaître ?

Elle réfléchit, mise à part qu'elle avait été punie pour avoir triché à l'école cette année-là, elle ne voyait pas... Si, elle cita les propos de Solange : « George l'a fait fuir ». Elle ne voyait pas vraiment le lien et une fois les mots encrés sur le papier, elle le regretta. Malgré tout, elle lui expliqua la situation.

— Que t'a provoqué l'arrivée de ce nouveau grand-père ?

Les émotions qu'elle avait ressenties étaient les mêmes que dans ses songes. Au lieu d'avoir une nouvelle figure paternelle, elle vit juste un vieil homme en fauteuil roulant, qui avait l'air tout le temps ailleurs. Il faisait figure pour elle, de quelqu'un d'assis à la table au repas de Noël. Le crayon grattait de plus en plus vite sur le papier. Elle rédigeait des longs paragraphes avec ses pattes de mouche.

La psychologue lui parla de sa mort.

Elle resta de marbre et la honte l'accapara. Meika n'était pas triste, c'était plus profond que cela. Elle s'était rendu compte que tout était éphémère et qu'on se prenait la tête pour rien. De plus, ses dernières phrases avaient piqué sa curiosité. Pourquoi lui avait-il dit cela ? Il ne lui adressait qu'un bonjour. Elle gardait cette partie pour elle.

— Est-ce pour cela que tu ne veux plus parler ?

Elle fixa ses pieds.

— Ce n'est pas grave si tu ne réponds pas maintenant, l'apaisa-t-elle.

Elle lui avoua qu'elle ne discutait qu'avec les enfants, mais elle ne voulait pas creuser là-dessus pour le moment.

— Revenons alors à notre point de départ. Quel rêve lucide voudrais-tu faire ? Et en quoi cela permettrait-il de t'aider ?

Elle montra une page avec des flammes dessinées : elle pourrait dompter sa phobie.

— Que penses-tu de l'idée que le feu désigne la force ?

Cet élément étant imprévisible, elle ne le considérait pas ainsi.

— Il ne peut pas s'allumer tout seul, il doit être alimenté.

Meika était perturbée, elle ne savait pas si elle parlait de ce que ça symbolisait ou de l'aspect physique en lui-même.

— C'est à toi de voir.

Elle poursuivit et la patiente se sentait de plus en plus à l'aise.

— C'est terminé, je vais te donner quelques exercices à faire chez toi.

Elle lui expliqua en quoi cela consistait et ensuite sur quoi elles allaient travailler pendant les prochaines séances.

— Est-ce qu'elle a parlé ? demanda son père quand il rentra à l'intérieur.

La psy le rassura, mais il n'était pas convaincu.

Le retour se fit dans un silence de mort. Ses doigts pianotaient sur le volant, il était démoralisé. La porte d'entrée s'ouvrit et il s'affala sur le canapé. Il ne comprenait pas pourquoi sa fille s'obstinait à ce point. Assise sur le bar, elle le regardait tristement. Sa frange avait bien poussé, elle ne râlait plus du coiffeur qui avait raté son carré plongeant. Cela faisait si longtemps qu'il ne l'avait pas observée ainsi. Sa voix lui manquait.

Il ouvrit ses bras et elle se précipita vers lui, comme lorsqu'elle était petite.

— Pardonne-moi. Je ne te prends pas pour une folle, j'ai juste peur, murmura-t-il en resserrant son étreinte.

Elle l'embrassa sur la joue, en lui soufflant qu'elle l'aimait. La culpabilité l'envahit et une rancœur lui prit à la gorge. Aucune explication ne parvenait à franchir ses lèvres. Fabrice ne la retint pas plus longtemps car il devait partir au travail. Il espérait qu'un jour, elle arriverait à s'ouvrir à eux, pour retrouver une vie normale.

Meika se mit à son bureau et commença le premier exercice. L'objectif était d'écrire une lettre à soi-même. Le sujet importait peu. Elle aurait pu éviter de dépenser des dizaines d'euros pour faire cela. Elle laissa son amertume de côté et arracha une page de son cahier.

« C'est bête, mais j'en ai marre de parler. Là, je t'écris, sans filtre. Ça ne t'est jamais arrivé de dire des choses qui n'ont aucun sens pour toi, d'afficher ce sourire hypocrite, alors que tu hais la personne en face. La politesse est devenue une excuse pour être formaté. Le respect envers les autres, c'est normal. Mais combien d'humains ont jugé quelqu'un juste parce qu'il n'a pas fait ce qu'il fallait ? Oui il ne t'a pas demandé si ça allait, il s'en moque. Il ne veut pas savoir que tu ne vas pas bien. En réalité, la réponse sera toujours oui, la vérité sera souvent non.

C'est si injuste ! On se définit par :
je m'appelle, j'habite, je veux faire ça plus tard, j'ai une maison, des enfants. Et pas : j'aime ça, mes combats, mes défauts sont, j'ai eu mal car, j'ai des complexes.

J'ai envie que tout le monde se rende compte de l'absurdité de nos propos. Nos paroles deviennent du poison. C'est un un serpent qui sort ses crochets sans même s'en apercevoir. On se regarde avec nos masques civilisés. « Tu es sociale, tu vas facilement te faire des amis ». Non ! Je sais appliquer ce que j'ai appris lors de mon bourrage de crâne !

Mais si on dit ce qu'on pense, ça va être la foire. On va vexer, faire du mal. Si on arrête de juger les autres et
qu'on apprend à s'aimer, dire ce qu'on pense ne sera pas mauvais. On pourra accepter une opinion et une vision différentes de notre vie.

Ce ne sera jamais le cas, puisqu'il est plus facile de détester celui qui n'a pas ce qu'on souhaite, que d'essayer de l'obtenir. Non, elle n'a pas une vie meilleure que toi ! Oui elle a de l'argent, mais tu en as aussi, tu le dépenses, c'est tout. Il est beau non ? Il vieillira autant, mourra peut-être avant ! J'en ai marre de radoter.

C'est pour tout ça que je me tais. »

À la relecture, elle s'étonna de son texte. N'étant pas une écrivaine aguerrie, cela lui avait fait du bien de dévoiler ce qu'elle avait sur le cœur depuis presque un mois. Elle plia la feuille en deux et la glissa dans son carnet de rêve.

Elle ouvrit ensuite le fichier audio qu'elle avait reçu dans sa boîte mail pour entamer le deuxième exercice. Un casque sur les oreilles, elle s'allongea sur son lit, les volets fermés. Elle suivit les instructions et se détendit tant bien que mal. Son oreiller accueillit son crâne. Son orteil toucha la bouteille d'eau. Elle eut un frisson. Sa respiration se stabilisa. Inspiration. Expiration. Son ventre gargouillait. L'odeur du renfermé lui chatouillait les narines.

Puis, un vide immense la submergea. Toutes ses sensations venaient de s'envoler. La gravité ne s'appliquait plus sur elle. Durant plusieurs secondes, elle ne distinguait même plus les limites de son corps.

Elle ouvrit les yeux brusquement. Son rythme cardiaque s'emballait.

— Ne pas réussir tout de suite, ce n'est pas un problème...

Elle jeta son casque sur le côté et prit la tête entre ses mains tremblantes. Ce n'était pas possible, la méditation ne procurait pas de telles sensations. Sa peau était congelée et un mal de crâne accompagnait le tout.

Lâcher enfin son corps pour parvenir à libérer son esprit, c'est ça la mort. J'espère faire l'inverse dans très peu de temps : je voudrais retrouver la chaleur de la chair et la douceur d'un corps en vie.


₪₪₪₪₪₪

Cette fois-ci, nous venons de rentrer pleinement dans la tête de Meika. La joie de l'adolescence et les milliards de questions qui en découlent.

Pourquoi le Tonton jojo obsède-t-elle autant la jeune fille ?

Franchement, si la méditation procure de telles sensations, j'en ferai tous les jours !

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