31. Opportunité


Une brise d'altitude soufflait doucement sur la passerelle, où déambulaient une douzaine de touristes malgré l'heure plutôt matinale. Accoudé à la rambarde de protection, Mike observait le panorama en silence. La vue valait de se lever tôt pour braver les longues files d'attente ainsi que les nombreuses marches menant jusqu'au deuxième étage du monument le plus célèbre de la capitale française...


Éclairé par le soleil matinal, Paris s'étalait devant lui comme une maquette assemblée avec une précision infinie, s'étendant jusqu'à l'horizon. Au milieu des rues et des immeubles rendus minuscules par la distance émergeait parfois des structures plus imposantes, que l'adolescent reconnaissait parfois: la tour Montparnasse par exemple, un gratte-ciel bleu et noir qui s'élevait très au dessus des bâtiments qui l'entouraient, ou encore la coupole dorée du Sacré-Cœur. À moins que ce ne soit celle des Invalides?


L'agent se désintéressa vite de cette question, et se tourna vers sa coéquipière, qui observait elle aussi la ville. Contrairement à lui, qui s'était contenté d'enfiler un sweat à capuche sombre, des converses et un jean, Émilie portait une tenue plutôt élégante: une chemise blanche aux manches artistiquement retroussées, des bracelets tressés et une longue jupe plissée. Depuis leur arrivée dans la capitale, Mike avait remarqué qu'elle semblait particulièrement soucieuse de son apparence.

La jeune fille avait dépensé un peu de son argent de poche pour utiliser une des longues-vues installées sur le site. Il s'agissait d'étranges appareils au style rétro-futuriste, mélange de chrome et de dorures, qui s'intégrait parfaitement au style hors du temps de la Tour Eiffel.


-On y voit bien avec ces trucs? demanda l'adolescent, curieux.

-Pas assez pour surveiller Thomas, répondit sa coéquipière avec sérieux sans quitter la ville des yeux.


Mike fronça les sourcils. Il soupçonnait qu'Émilie se moquait de son côté trop sérieux en mission, mais il n'en était pas assez certain pour protester. En effet s'il plaisantait volontiers au campus, il n'en allait pas de même sur le terrain. Là il se concentrait presque exclusivement sur l'objectif, les ordres, et devenait psychorigide. Un changement de caractère que ses coéquipiers ne manquaient jamais de remarquer... À un moment on l'avait même surnommé ''Docteur Wagner et Mister Mike'', en référence à Jekyll et Hyde, mais le sobriquet n'avait pas fait long feu, sans doute parce qu'il était trop compliqué.


L'agent soupira discrètement. Malgré son implication quasi obsessionnelle dans la mission, celle-ci ne semblait pas en bonne voie pour qu'il décroche son T-Shirt bleu marine. Depuis qu'il avait placé Thomas sous surveillance, les choses ne bougeaient plus vraiment. L'équipe de CHERUB était venue à Paris dans l'espoir de dénicher un groupe de hackers visant les banques britanniques, Rouge 17, mais pour le moment ces derniers ne semblaient pas avoir repris contact avec leur cible. Une unité spéciale du GCHQ analysait chaque ligne de code écrite par Thomas faute de meilleure piste, mais pour le moment ils ne voyaient dans son fameux ''projet'' qu'une grossière analyse d'un algorithme de prédiction des marchés boursier, un programme de valeur certes, mais qui semblait totalement inoffensif. Frustrant.


L'opération semblait partie pour durer et Sarah, leur contrôleuse de mission, parlait même d'inscrire Mike au Lycée dès la rentrée prochaine... Seule avancée positive en ce mois d'août, Émilie avait enfin réussi à devenir amie avec leur cible, par l'entremise de Mike. Peut-être parviendrait-elle mieux à le faire parler que lui. Après tout que ne dirait pas un adolescent pour impressionner une jolie fille?


-Tu veux essayer? proposa soudain l'intéressée en s'écartant de la longue vue.


Après quelques secondes d'hésitation, l'agent accepta volontiers et échangea sa place avec sa coéquipière.

Le grossissement était suffisant pour pouvoir observer le ballet des piétons qui battaient le pavé parisien. À travers la longue-vue, on aurait dit une colonie de fourmis minuscules.

Mike fit doucement bouger la lunette, balayant les rues, les arbres et les toits de la capitale à la recherche d'un repère familier, mais il abandonna vite et se redressa pour observer à nouveau le panorama de ses propres yeux. Sur la Seine, les bateaux ressemblaient à des jouets d'enfant.


-Alors, tu penses quoi de Paris? demanda Émilie.

-C'est assez cool, admit l'agent.

-Assez cool? C'est la plus belle ville du monde! le corrigea-t-elle rêveusement, posant son menton sur ses poings.


Son coéquipier se garda bien de la contredire, même s'il n'était pas tout à fait du même avis, et s'accouda à côté d'elle. Pour la jeune fille, Paris était bien plus qu'une ville. C'était un rêve de gamine, un morceau de son identité.

Un silence s'installa, mais Mike le trouva rapidement inconfortable et chercha un autre sujet de discussion. Son regard suivit machinalement le tressage complexe des câbles de métal qui constituaient la dame de fer. On ne pouvait qu'admirer l'ingéniosité et les efforts qui avaient dut être nécessaires pour bâtir cette tour en plein cœur de Paris. À l'origine, elle ne devait pas durer plus de quelques années, mais plus d'un siècle plus tard, elle était toujours là.


-Tu savais qu'un gars a réussi à la vendre? demanda-t-il soudain à sa camarade.

-Paris? lâcha Émilie en fronçant les sourcils, un peu déconcertée par ce soudain changement de sujet.


L'agent secoua négativement la tête.


-Non, la Tour Eiffel. Un escroc qui s'appelait Victor Lustig a réussi à se faire passer pour un haut fonctionnaire du gouvernement avant de présenter à plusieurs ferrailleurs un contrat secret pour racheter et démanteler la Tour Eiffel.

-Sérieux? Et comment ça c'est finit?

-Un des acheteurs était plus crédule que les autres, et Lustig a réussi à lui faire payer une avance avant de disparaître avec l'argent. Plus de 100 000 francs quand même... Ça faisait vraiment beaucoup d'argent.


L'anecdote fit secouer la tête à la jeune fille. Son coéquipier ne put s'empêcher de regarder ses longs cheveux noirs onduler. Elle les avait laissés pousser depuis le début de la mission, ce qui faisaient qu'ils lui arrivaient maintenant au milieu du dos.


-Un vrai pigeon ce gars... lâcha la jeune fille, apparemment inconsciente de son trouble. Vendre la tour Eiffel. Qui pourrait croire qu'on voudrait se débarrasser d'une telle merveille?

-C'était dans les années 20, et à l'époque les autorités envisageaient effectivement de la démonter, à cause du coût de l'entretien, la contredit Mike. Mais il y avait une antenne radio et... Quoi?


Émilie le regardait, un drôle de sourire aux lèvres.


-Tu aimes, pas vrai? Montrer que tu sais tout ça?


Mal à l'aise, l'agent haussa les épaules et détourna les yeux. Les pupilles vert émeraude de l'adolescente étaient trop perturbantes pour qu'il se risque à les fixer.


-Désolé, lâcha-t-il.


Parfois quand il discutait d'un sujet intéressant ou qu'il connaissait bien, il se laissait entraîner et pouvait parler encore et encore, jusqu'à agacer complètement son ou ses interlocuteurs. Mais contrairement à ce qu'il craignait, Émilie continuait de sourire avec bonne humeur.


-Je trouve ça mignon.


Cette réponse désorienta son ami au plus haut point. Il risqua un rapide coup d'œil vers sa camarade avant de se concentrer à nouveau sur le panorama, les joues vaguement rougies. Il ne savait pas vraiment s'il s'agissait d'une moquerie, d'une gentille critique ou bien...


-Pourquoi il ne se passe rien entre nous Mike? demanda soudain Émilie.


L'agent resta silencieux de longues secondes.


-Tu étais avec Peter, lâcha-t-il finalement. Et pour être honnête...


Mike marqua une pause, cherchant ses mots, le regard plongé dans la Seine. Les choses s'enchaînaient trop vite pour qu'il puisse correctement réfléchir.


-... J'ai l'impression que c'est toujours un peu le cas, avoua-t-il.

-On est plus ensem... commença Émilie.

-Tu l'as quitté et je ne sais pas pourquoi, mais tout n'est pas fini entre vous deux, la coupa son coéquipier en se tournant vers elle.


Il vit que la jeune fille ouvrait la bouche pour dire quelque chose, mais il fut plus rapide.


-Je sais que vous vous êtes embrassés après l'exercice tactique, lâcha-t-il d'un ton calme. Il n'a pas fait une croix sur toi, et tu as encore des sentiments pour lui. Voilà pourquoi il ne se passe rien entre nous. Même si...


L'adolescent s'interrompit soudain, regrettant d'avoir lâché ces deux derniers mots. Qu'aurait-il bien put vouloir dire après tout ça? Qu'il aurait aimé que les choses soient différentes? Non. Il n'y avait rien de plus à ajouter. Dans la relation entre ses amis, il n'était que l'élément perturbateur. Rien d'autre.

Émilie semblait traversée par une multitude d'émotions, qui passaient sur son visage sans qu'on puisse les décrypter.


-Je... commença-t-elle.


Mais elle ne continua pas sa phrase. Pendant une seconde Mike crut qu'elle allait le faire, mais il sentit soudain son portable vibrer furieusement dans sa poche. Au léger sursaut de sa coéquipière, il comprit qu'elle aussi recevait le même appel. En sortant son téléphone il découvrit sans surprise que le coup de fil venait de Sarah.


-Allo? lança-t-il en décrochant sans hésiter tandis qu'Émilie restait immobile.

-Il y a du nouveau, annonça la contrôleuse de mission. Rouge 17 a reprit contact avec Thomas. J'ai besoin que vous rappliquiez en vitesse à l'appartement.


L'agent jeta un rapide regard à sa coéquipière.


-Reçu, on arrive, lâcha-t-il avant de raccrocher. Allons-y, on a du travail.

-Alors c'est tout? demanda Émilie, l'air triste.


Mike resta silencieux de longues secondes.


-Allons-y, répéta-t-il finalement.


De toute façon qu'est-ce que je peux dire après tout ça?


La descente puis le voyage en métro depuis la Tour Eiffel se firent dans une ambiance maussade et lourde. C'est tout juste si les deux adolescents échangèrent quelques mots, et leurs regards se fuyaient. Retrouver Jason et Sarah pour parler de la mission était finalement une distraction plus que bienvenue...


Quand Mike pénétra dans le salon, l'analyste était seul. Installé sur un des confortables canapés -qui lui servait aussi de lit, échangeant à tour de rôle avec Sarah- il fixait l'écran de l'ordinateur portable posé devant lui, sur la table basse. Il portait un de ses costumes de travail, mais avait posé sa veste sur une chaise et se trouvait donc en chemise.


-Qu'est-ce qu'on a? demanda Émilie en entrant à son tour dans la pièce.


Jason leva la tête vers eux, souriant. Sa cravate à moitié dénouée lui donnait un air décontracté, mais Mike ne tarda pas à identifier un sentiment familier dans les yeux de leur équipier: l'excitation de tenir une piste décisive.


-On a une opportunité, lâcha l'homme, confirmant son impression. Venez voir.


Il tourna l'écran en direction des agents qui s'approchèrent en même temps. Mais alors que Mike se penchait vers l'ordinateur portable, Émilie recula, sans doute pour éviter une trop grande proximité entre eux. Le mouvement n'échappa pas à son coéquipier, mais il ne fit aucun commentaire. Que pouvait-il dire? La scène qui s'était déroulée un peu plus tôt lui laissait un goût amer, même s'il avait l'impression d'avoir agit de la seule manière possible. Maintenant, il devait se concentrer sur l'opération. Il n'avait pas le droit de se laisser distraire alors que la mission progressait enfin...


-Qu'est-ce que c'est? demanda la jeune fille après quelques instants.

-Des captures écrans d'un chat en ligne, répondit Mike sans quitter l'écran des yeux. Un dialogue entre Rouge 17 et un certain ''Auraël'', sûrement Thomas. On dirait qu'ils se disputent à propos des délais. D'après ce que je lis, son travail pour eux devrait déjà être bouclé depuis des semaines, et lui demande encore plus de temps. Rouge 17 n'a pas l'air content; il menace implicitement de s'en prendre à son frère s'il ne travaille pas assez vite. Mais...


Il marqua une pause.


-Oui tu as bien lu, lâcha Jason, ravi. Pourtant c'était bien Thomas dans le cybercafé.

-Vous m'expliquez? lança Émilie un peu sèchement, bras croisés.


Son coéquipier se redressa, pensif, regardant sans la voir la cheminée du salon.


-Ils menacent son petit frère ''T''. Je doute qu'on ai raté un troisième Gaudry, donc...

-Donc ils pensent parler à Anthony, le grand frère de Thomas. Un expert en cybersécurité, qui travaille à son compte pour plusieurs banques, compléta Jason. C'est logique... On pensait bien que la coopération entre les hackers de Rouge 17 et notre ado avait un rapport avec le travail de son aîné, mais il s'est tout simplement fait passer pour lui. C'est logique quand on y pense. Son frère était le type idéal pour obtenir le logiciel d'analyse et y faire les modifications que ceux qui sont derrière le pseudonyme Rouge 17 veulent, mais maintenant ils doivent penser que ''Auraël'' cherche volontairement à gagner du temps. Un ingénieur informatique confirmé comme Anthony aurait fait ce travail en seulement quelques semaines, pas en plusieurs mois. D'où les menaces... Ils perdent patience. Et je ne suis même pas certain que Thomas soit un jour en mesure de leur donner ce qu'ils attendent.


Un silence pensif s'installa durant près d'une minute, le temps pour les agents de réfléchir à toutes ces nouveaux éléments. L'équipe du GCHQ avaient déjà déterminé que Thomas s'était procuré le logiciel grâce aux codes professionnels de son frère. Mais ce chat donnait la preuve que l'adolescent faisait bien cavalier seul avec Rouge 17. Restait à comprendre ses motivations et ses objectifs...


-Et Thomas, comment réagit-il? demanda Émilie.

-Difficile à dire, il s'est déconnecté sans répondre. On le suit par le GPS dans son téléphone, il est dans un parc depuis presque une heure. Sarah est dans la chambre. Elle téléphone en ce moment même au campus pour faire approuver son plan d'action, ajouta Jason. Et on va avoir besoin de vous deux pour le mettre en œuvre.

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