Chapitre 16 - Pribam

Ils marchaient dans la neige depuis deux heures, et n'avaient parcouru qu'une poignée de kilomètres depuis la ferme. Havel s'arrêtait fréquemment, humait l'air, s'accroupissait pour dégager le sol et toucher la terre. Puis il repartait sans un mot.

La route arriva bientôt à un embranchement. Cette fois, le vieux chasseur hésita. Il fouilla le fossé, écouta le souffle du vent, leva les yeux vers le soleil, pour finalement retourner à l'intersection et regarder le poteau indicateur d'un air pensif.

« Qu'y a-t-il, maître ? s'enquit Lumir.

Je suppose qu'il est passé par ici, pourtant j'ai un doute. Il aurait pu choisir de partir à l'Est vers la plaine de Bohême. Ou bien il a pris vers le Sud-Ouest en direction de Hradec Kravole.

Les terres de la Maison de Lubos ? Son ancienne tribu ? Il sera tué s'il y retourne.

Pas s'il leur apporte ce qu'ils attendent depuis longtemps. Un prétexte pour nous déclarer la guerre. Nous devons décider maintenant quelle piste suivre. La neige a recouvert la moindre trace, il faut faire appel à la logique pour continuer. Qu'en penses-tu, Miracle ?

J'en sais rien, rétorqua la jeune fille entre deux claquements de dents. On pourrait se dépêcher de choisir ? Je gèle sur place.

La belle affaire, si on part dans la mauvaise direction, intervint Jocelyn.

Jocelyn a raison. Nous n'avons pas droit à l'erreur. Miracle, approche. »

La jeune fille s'étonna de cette requête mais s'exécuta. Les deux apprentis se détournèrent, tandis que le maître la prenait à part.

« Est-ce que tu as vu quoi que ce soit qui serait susceptible de nous indiquer où se trouvait Lukas la nuit dernière ? murmura-t-il.

Non, je vous jure. J'ai juste vu son visage. Il dormait appuyé sur un sac.

Décris-le. Y avait-il des inscriptions ?

Non, c'était un simple sac en toile, comme celui que j'ai sur la tête. Attendez, je crois avoir remarqué deux lettres, à peine le début d'un mot. U et H. »

Le visage du doyen de l'Ordre s'illumina. Il redressa le visage et se tourna vers le poteau indicateur.

« Allons-y, lâcha-t-il en se remettant en marche. direction le Sud-Ouest.

Attendez, on va où ?

J'aurais dû m'en douter. Il a choisi le moyen de transport le plus rapide et le plus accessible.

À quoi pensez-vous, maître ? s'affola Lumir. Pensez-vous vraiment que Lukas soit suicidaire au point de retourner dans la tribu qui l'a exilé ?

Je n'en suis pas certain, non. Mais je crois qu'il va suivre la Morava. Il a rejoint le fleuve, direction le Sud.

Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? haleta Miracle qui prenait déjà du retard sur la cadence soutenue du groupe.

Il suit la route de uhli.

— Quoi ?

— Le charbon. »

Il cheminèrent dans la direction choisie par le chasseur, pendant deux autres heures, puis bifurquèrent à un nouveau croisement, une route défoncée qui descendait en pente douce vers le fond de la vallée, à travers une forêt dense. La température chuta, alors qu'ils progressaient sur le sentier ombragé, privé des rayons du soleil. Encore plus d'une heure s'écoula, durant laquelle ils ne ralentirent pas l'allure. Les pieds de Miracle la faisaient souffrir, autant du froid que des ampoules. Mais elle ne se plaignit pas et serra les dents. Plutôt crever que de donner la satisfaction à Jocelyn de se montrer faible.

Au bout de ce calvaire, les côtés arborés de la route laissèrent place à des champs entiers de souches coupées. Au loin dans le sous-bois, des craquements de branches ponctuaient des cris d'ouvriers. Un cheval de trait harnaché de longs troncs de sapins remontait un chemin de halage, sous les coups de fouet de son maître. Puis la vue se dégagea vers le fond de la vallée pour révéler en contrebas un vaste ensemble de toits recouverts de blanc. Des bruits de scies et de marteaux montaient depuis ce chantier. Entre ce site animé et la falaise abrupte qui lui faisait face, coulait une large rivière.

« Nous y sommes, déclara Havel. Ne dites rien. Miracle, veille à bien garder ton masque. »

À l'intérieur de son sac à patate, la jeune fille roula les yeux. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le camp, elle comprit que la précaution n'était pas vaine. Un silence tomba sur le chantier, alors que le rabotage, le sciage et l'ajustage se turent. Les ouvriers qui s'étaient interrompus les pointèrent du doigt. Leurs regards suivaient les quatre inconnus et pesaient plus particulièrement sur la jeune fille masquée en troisième position. Miracle se souvint de ce que lui avait dit Havel sur le sac qui dissimulait sa couleur de peau. Elle ne souffrait pas de lèpre, mais comprenait et même vivait le poids social de cette affliction. Il ne lui manquait que la crécelle pour faire fuir les enfants...

Havel ne montra aucun signe d'inconfort et ignora royalement les expressions hostiles qui accompagnaient leur passage. Miracle et Lumir ne purent s'empêcher de jeter des regards inquiets en direction des ouvriers. Chacun tenait en main un outil qui servirait tout aussi bien d'arme. Si l'idée les prenait de les lyncher, rien ne saurait les arrêter.

Le maître les conduisit à une bâtisse en bois plus petite que les autres, mais dotée de quatre murs plutôt que trois, comme les ateliers, et où fumait une cheminée. Un écriteau surmontait la porte, indiquant : RETDIEL. Ou plutôt REDITEL. Directeur.

« Restez dehors. Je vais discuter avec le gérant. »

Les trois jeunes se regardèrent d'un air soucieux, tandis que Havel claquait la porte derrière lui. Aucun des ouvriers n'avait repris le travail. L'atmosphère qui régnait était si tendue que Miracle n'aurait pas été étonnée de voir débarquer une armée d'indiens sauvages prêts à égorger jusqu'au dernier blanc. Sauf que la seule peau étrangère, ici, lui appartenait. Pour chasser la vision sanglante de ces rustres travailleurs l'écorchant de leurs haches et leurs rabots, elle s'intéressa à ce qu'ils fabriquaient. Les longues planches étaient assemblées pour former une coque étroite, mais de plus de vingt mètres de long. Elle repéra également une sorte de grand gouvernail attaché à une perche, mais ne vit nulle part de rames ou de mâts ni de voiles.

Après d'interminables minutes, Havel sortit sur le seuil de la cabane du régisseur. Un quarantenaire moustachu, doté d'un fort embonpoint, serré dans une redingote qui le distinguait immédiatement de la foule des ouvriers, ôta un cigare fumant de sa bouche et aboya sur ses hommes.

« Qu'est-ce que vous regardez, bande de fainéants ? Remettez-vous au travail, ou je retire un jour de votre solde. » Puis ses yeux cernés de doubles valises se baissèrent sur la pestiférée, où ils restèrent une seconde. Il remit le cigare entre ses dents et serra la main de Havel. « Marché conclu. »

***

Les berges du fleuve se garnissaient d'entrepôts et de petites cabanes de pêcheurs, signe que la capitale approchait. Bientôt, la barge atteindrait le port fluvial de Pribam. Là, sa cargaison serait déchargée et l'embarcation serait démantelée, le bois vendu comme combustible, parfois comme matériau de construction. Miracle s'étonna de la logique atrocement poétique de cette existence éphémère. Mais Havel l'assura qu'il n'y avait là qu'une simple considération économique. Il reviendrait trop cher d'équiper ces bateaux de rames, ou d'employer des bêtes de trait pour les haler à contre-courant. Cela n'enlevait rien à la beauté tragique du procédé, pensa la jeune fille. Pas plus, remarqua-t-elle, que cela n'arrangeait le désastre écologique qui s'abattait sur les forêts en amont. Là encore, cette considération était bien insignifiante aux yeux pragmatiques des exploitants de la voie fluviale.

Alors qu'elle se faisait ces réflexions, un bateau les croisa à contre-courant. Plus courte, mais aussi plus large que leur rustique barge, l'embarcation toussait par sa cheminée un épais nuage de fumée noire et son moteur hoquetant entraînait deux imposantes roues à aube. Le bateleur qui manœuvrait le gouvernail derrière Miracle regarda passer ce curieux esquif et cracha dans l'eau.

« Il est beau, le progrès » ironisa-t-il en tordant sa moustache.

La remarque n'était destinée à personne en particulier, et surtout pas à la jeune fille masquée, à laquelle il n'avait pas décroché un mot de tout le voyage. Le contremaître du chantier l'avait convaincu, en échange de sa part d'une belle somme en monnaie sonnante et trébuchante, de charger quatre passagers en sus de la cargaison de charbon prévue le lendemain matin. Le capitaine leur avait arrangé des repas chauds à chaque escale, qu'ils prirent à l'écart. Toutefois, il s'était avéré inflexible sur le logement. La petite troupe avait dû se débrouiller pour trouver un abri pour chaque nuit. Autant dire que le premier hébergement du voyage, dans l'étable pendant la tempête de neige, passait pour un hôtel cinq étoiles en comparaison des cabanes de jardin et des abris à bois sous lesquels ils avaient vainement tenté de prendre une poignée d'heures de sommeil. La croisière dura trois jours et trois nuits. Chaque soir, Miracle se concentrait sur son esquisse de Lukas, et glanait des images de plus en plus fugaces du fuyard, qui fermait chaque jour davantage son esprit aux tentatives de contact de la sorcière. Elle retirait néanmoins de ses visions de vagues indices sur sa localisation. Le gérant du chantier avait confirmé l'avoir engagé comme manouvrier, contre un salaire fixe et dérisoire, pour aider au chargement et au déchargement des marchandises. Il les précédait d'une journée et avait décidé de ne pas quitter le fleuve jusqu'à la capitale. Une stratégie habile, avait remarqué Havel, car une fois débarqué, il pourrait aisément se fondre dans la foule des quartiers populaires de Pribam.

« Je me réjouis qu'il n'ait pas choisi de bifurquer vers la Maison de Lubos, nota Lumir. Mais comment compte-t-il survivre sans argent dans une grande ville ? »

La question demeura en suspens.

Le soir se couchait sur leur quatrième et dernière journée de navigation. Le temps s'était considérablement adouci, à mesure qu'ils descendaient le cours du fleuve, mais les températures demeuraient fraîches. Emmitouflée dans sa couverture, Miracle regardait la manœuvre d'amarrage avec détachement. Ses pensées étaient ailleurs. Lukas résistait désormais à toute tentative de liaison, il pouvait se trouver n'importe où dans les rues de l'immense capitale. Lorsqu'ils eurent enfin accosté, Havel paya le bateleur pour le voyage, avant que les hommes n'entreprennent de décharger la cargaison. À peine débarquée sur le port, Miracle fut frappée par l'odeur aigre et nauséabonde de poisson pourri, à laquelle venaient se mêler les effluves acres des fumées de charbon. Une grisaille perpétuelle recouvrait le paysage, et elle ne discernait que des silhouettes voûtées de dockers attelés à leur besogne entre les bateaux et les entrepôts. Elle se tourna vers Havel, les yeux pleins de questions.

« Cherchons un endroit où dormir, répondit-il à l'interrogation silencieuse. Ces quartiers ne sont pas sûrs la nuit. »

La jeune fille resserra sa prise sur son bâton et emboîta le pas du doyen. Il mena les jeunes par des ruelles pavées tortueuses qui les éloignèrent du port, et les firent s'enfoncer plus profondément au cœur du dédale urbain. La lumière diminuait rapidement, et l'absence d'éclairage rendait la balade plus que lugubre. L'oppressante impression de marcher dans un coupe-gorge, droit vers une embuscade, grandissait à chaque pas. Les pavés irréguliers et le caniveau central mis à part, elle se serait crue dans un quartier craignos de région parisienne, de ceux qu'elle voyait à la télé, où les poubelles et les camions de pompiers cramaient toutes les semaines, où les trottoirs sentaient la pisse, et où les étrangers égarés ne repartaient pas déçus du voyage. Enfin, d'après ce qu'on en disait aux infos.

Havel fit soudain halte au coin d'une place, où coulait une fontaine. Des éclats de rire fusaient depuis la façade en torchis traditionnel d'une échoppe. Une enseigne en fer forgé surmontait la porte. Le symbole d'une chope ne laissait guère de doute sur la nature de l'établissement. Le maître se tourna vers ses compagnons et hocha la tête, puis ouvrit la porte.

L'atmosphère de la guinguette leur sauta au visage. Dans la chaleur étouffante et les relents d'alcool, la lumière vacillante des lampes à huile se voilait des volutes laiteuses des cigares et pipes, les chopes tintaient entrecoupées de hurlements d'ivrognes qui tentaient de se faire comprendre de leurs camarades de beuverie. Havel lui-même resta une seconde ou deux abasourdi sur le seuil de la porte, avant qu'un aubergiste rustre et bouffi lui intime l'ordre de fermer, ajoutant au passage qu'on ne chauffait pas la rue.

Au grand soulagement de Miracle, les clients paraissaient trop occupés à leurs jeux de cartes et leurs conversations de comptoir pour noter l'arrivée de l'étrange équipe. Havel se dirigea vers le bar et se pencha vers le tenancier pour lui hurler quelque requête à l'oreille. L'homme eut un geste de recul, dévisagea les deux apprentis, puis le masque de la pestiférée, et secoua la tête. Le vieux maître fouilla dans sa ceinture et déposa une poignée de pièces sur le zinc. Elles disparurent en une fraction de seconde. Le patron aux bajoues tremblotantes prononça quelques mots qu'il appuya de gestes exagérés, puis déposa une clé dans la main de son nouveau client.

Havel fit signe aux trois autres de le suivre. Ils contournèrent le bar et passèrent une porte de service. Le vacarme se fit plus supportable, l'odeur tolérable et l'air respirable. Ils longèrent un couloir de service qui déboucha sur une écurie flanquée de portes en planches vermoulues, à la peinture blanche écaillée. Le maître glissa sa clef dans celle qui portait le numéro quatre.

« Oh mais merde, protesta Miracle. J'en ai marre de pioncer avec le bétail. On peut pas se dégoter un vrai lit, pour une fois ?

Toniyah, essaie de parler la langue, s'il te plaît, rabroua Havel. Nous serons assez confortables ici, pour un jour ou deux. Regarde, il y a des matelas. »

Effectivement, la pièce d'environ douze mètres carré contenait des couches de paille recouverte de tissu de couleur brune, constellé de taches suspectes. Les murs autrefois blancs portaient eux aussi les traces de fluides corporels divers. Dans un coin, une lampe à huile était posée sur un tabouret. Sur le sol entre les couchages, la jeune fille remarqua de petites boules sombres, comme des excréments de souris.

« Ne me dites pas combien vous payez pour ce taudis.

Je n'ai rien pu obtenir de mieux, mon enfant. Crois-moi, j'aurais aimé nous offrir davantage. »

La jeune fille décela une lueur de détresse dans le regard du vieil homme, qui eut pour effet de refroidir instantanément son indignation. Elle haussa les épaules et se laissa tomber sur un matelas.

« Au moins, on ne sera pas trop gênés par le bruit. »

Les quatre compagnons s'installèrent, terrassés par la fatigue du voyage, et ne mirent pas longtemps à s'endormir. Sauf Miracle, qui ne pouvait s'empêcher de se gratter là où des insectes invisibles et insidieux venaient lui irriter la peau. À bout de patience, elle se redressa, fouilla dans son sac et en sortit sa petite fiole d'élixir de sommeil. Une simple gorgée serait suffisante. Elle eut le temps de ranger la bouteille, puis le lourd rideau de l'inconscience tomba sur son esprit, et elle s'effondra.

Lorsqu'elle reprit conscience, les bruits de la rue lui parvenaient depuis l'autre côté du mur. Le soleil s'était levé depuis longtemps déjà, et une lumière dorée entrait par le trou de la serrure et les interstices de la porte. Des claquements de sabots, d'humains et de chevaux. Des apostrophes et des exclamations de badauds et de marchands. Aucune trace de Havel, Lumir, ni même de Jocelyn. Inquiète, elle s'équipa de son masque et de ses gants, prit son bâton et sortit. La clé était restée sur la porte, à l'intérieur. Elle s'en saisit et ferma derrière elle. Sous ses vêtements, sa peau la démangeait comme jamais, mais elle n'y prêta pas attention et se contenta de se gratter une grappe de boutons dans le cou.

Dans l'écurie, un cheval alezan tapait du pied sur le sol. Elle s'approcha et lui flatta l'encolure. Puis elle sortit par la grande porte et se retrouva dans la rue. Les passants s'écartaient pour éviter de la frôler de trop près et lui jetaient au passage des expressions de dégoût. Elle les ignora et jeta un regard à la rue, un tortueux passage qui descendait en pente douce vers les toits de la ville qui fumaient lentement leur fumée grisâtre.

Lukas se trouvait ici, elle en était certaine. Il ne restait plus qu'à le débusquer.

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Ah le rythme a pas mal ralenti. Je n'ai pas encore réussi à concilier l'écriture avec mon boulot. Quelqu'un pourrait nous démarrer quelques clusters de variant indien ? J'ai besoin de trois ou quatre semaines de confinement pour avancer. Sinon tant pis, je trouverai bien un nouveau rythme.

Quelques indications géographiques se sont glissées dans ce chapitre. Avant que vous ne me le demandiez, oui, j'ai fait la carte, mais je n'ai pas prévu de la publier parce que ça me gonfle. Je veux dire que j'aime pas voir ça chez les autres, alors j'essaie de rester cohérent. Pour moi, on doit pouvoir comprendre l'histoire sans regarder la carte. Je la mettrai peut-être en bonus, une fois que l'arc Svata Zeme sera bouclé.

J'ai aussi glissé une discrète allusion au niveau technologique. L'absence d'électricité n'empêche pas l'utilisation de la vapeur. Le progrès est évidemment concentré à la capitale, mais c'est aussi là que se trouve la pauvreté la plus extrême. Et vous n'avez encore rien vu.

Un peu de patience avant le prochain chapitre. En attendant, pensez à allumer une étoile. 😁👇⭐

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