13. Concurrence

La nouvelle bécane ronronne comme une panthère. Je la pousse un peu sur l'autoroute, et je touche les deux cents kilomètres heure sans trop forcer. Je dois me faire flasher au moins trois fois mais walah je m'en bats le steak. J'ai mis de la bombe réfléchissante, et en plus le numéro est faux.

Mon nouveau matos sent le cuir neuf et le plastique fraîchement moulé. J'ai l'impression de me trouver dans un bel écrin brillant. Et le bijou, c'est moi. Le vent siffle dans la visière teintée de mon casque modulaire, tandis que je slalome d'une file à l'autre entre les crevards qui se traînent à quatre-vingt-dix. Enfin la liberté.

Mais j'ai surtout un objectif bien précis vers lequel je file comme une flèche sur la cible. Je prends la sortie habituelle et je rejoins le boulevard. Ils ne vont pas me voir venir.

Ou plutôt, quand ils me verront il sera trop tard. Le petit chouffe m'a déjà calculé. Il n'écoute plus ses srab, son petit visage s'inquiète, il porte la main à la poche de son jean oversize, ses doigts carressent l'écran fêlé du portable qu'on lui a confié, et son regard ne me quitte plus. Je cale la moto sur la béquille, je retire mon casque et je tire mes lunettes de mon blouson pour les poser très lentement sur mes yeux, puis je relève peu à peu la tête dans sa direction.

Je vois l'inquiétude se changer en panique à chaque pas que je fais vers lui, les yeux toujours perçant sa maigre carapace. On lui a montré ma photo, et prévenu de donner l'alarme si jamais je me pointais. Il espérait ne jamais avoir à gérer le doss, que ça tomberait sur quelqu'un d'autre, ou que ça n'arriverait jamais. Mais me voilà. J'aurais presque pitié de lui, meskine. Il n'a rien demandé, c'est qu'un tipeu.

D'autres paires d'yeux se sont posées sur moi, et suivent ma trajectoire, le sourcil soudain froncé. L'après-midi touche à sa fin, les fatmas vont faire quelques courses tardives, ou se hâtent de rentrer pour préparer le repas. Les enfants sont rentrés de l'école, j'en reconnais certains avec qui j'ai un peu joué au foot, à l'époque où je commençais à peine à traîner dans cette téci. Les bruits et les cris continuent, pourtant je jurerais que le temps s'est suspendu, comme si le monde retenait son souffle.

J'arrive à deux mètres du pauvre gosse tremblant, dont je crois entendre le cœur s'affoler, et une barrière humaine se forme devant lui.

« Wesh pélo, tu veux quoi ? me fait un lascar d'à peine seize piges, un peu plus large que les autres.

— Il est là, Youssef ? lâché-je directement à celui qui tient le tel, ignorant son srab.

— Il arrive. » me répond-il avec toute la désinvolture dont il est capable. Mais ces trois courtes syllabes chevrotantes trahissent sa nervosité.

Je respire à fond par le nez en balayant le paysage du regard.

« Je vais l'attendre. Ça va wesh les jeunes ? »

Je suis mort de rire à l'intérieur, rien qu'à voir leurs tronches affolées quand je pose mon cul sur le mur en béton juste à coté d'eux. Ils n'arrêtent pas de me jeter des regards à la dérobée, et ils chuchotent entre eux. Mais j'entends tout.

Je coupe leur conciliabule inutile en sortant un billet de dix. Je pointe du doigt le plus jeune de la bande.

« Toi le tipeu, tu vas me chercher un coca. » ordonné-je en agitant le papier rose au vent.

Le gamin ne se fait pas prier et attrape le flouze avant de détaler sous les regards outrés de ses aînés.

Il ne lui faut qu'une poignée de minutes pour me ramener une pleine bouteille de soda bulleux. Je suis tranquillement en train de me la descendre quand je perçois dans l'air la vibration d'une grosse cylindrée. Les choses sérieuses vont enfin commencer.

Les mômes n'ont encore rien capté, mais je me lève pour me placer juste devant l'allée, ignorant les « Téma. » et les « Qu'est-ce qu'y fout le pélo ? ». Ils comprennent en voyant débarquer la grosse BM bleue qui s'engage dans la cité et vient lentement se garer juste devant moi.

« Wesh frérot ! me lance Youssef en descendant de son coupé sport.

— Téma le bogoss, réponds-je avec un grand sourire. Psartek la gova.

— Y a le business qui tourne, lâche-t-il en levant les épaules comme pour s'excuser d'avoir plein de blé à claquer.

— T'as fait péter les huarache aussi. La classe, seh, comment ça va, hamdulah ? lui fais-je en écartant les bras pour l'étreindre.

— Hamdulilah, ça fait du bien de te voir, me souffle-t-il en me rendant mon étreinte. L'espace d'un instant, je sens son corps se raidir à mon contact, trahissant son apparente décontraction.

— Faut qu'on parle affaires, lui murmuré-je d'un ton soudain sérieux.

— Pas ici. Viens on monte. » me rétorque-t-il le visage tendu.

Je lui emboîte le pas et tout le trajet en ascenseur jusqu'à son appartement se fait dans un silence religieux. Je lui remarque comme des soubresauts, des tics involontaires au bout des doigts, des perles de sueur sur le front. Des symptômes de nervosité ? Ou bien de manque ? Il exhale de ses vêtements des odeurs de clope, d'alcool, de shit, de viande graisseuse, mais aussi un genre de javel ou d'alcali. Le dealer se serait-il mis à consommer sa propre came ? Tout le monde sait que ce genre d'erreur mène direct au cimetière. Ça pourrait faire mes affaires, mais je suis trop pressé et je n'ai pas le temps d'attendre qu'il crève d'une overdose dans le coin VIP d'une boîte miteuse.

Il s'engage dans l'appartement où des cousins sont en train de jouer à FIFA sur la Play. Tous les regards se tournent vers moi, et le PSG en profite pour planter un but au Barça. Des protestations s'ensuivent, et le débat commence à s'animer. Je m'attends à ce que Youssef leur demande à tous de dégager, mais il n'en fait rien. Au lieu de cela, il m'invite à prendre place dans un coin moins agité du salon.

« Tu veux boire quoi ? demande-t-il par pure hospitalité.

— Pas soif, éludé-je la question. Alors comment ça va les affaires ?

— Ça roule nickel, rétorque-t-il en se calant dans le fauteuil, sa main tâtonnant dans la poche de son manteau.

— Content pour toi, mon frère. Maintenant que je suis de retour, on va pouvoir passer la vitesse supérieure, affirmé-je en me penchant vers lui.

— Y a pas de vitesse supérieure, tranche-t-il. On roule déjà à plein régime, mec. J'ai tout le business que je veux.

— Tu sais bien que je peux te fournir comme personne. Du matos, la qualité, la quantité. Tellement qu'il te faudra des mois pour tout écouler, promets-je d'un ton assuré.

— Je veux pas que tu prennes mal ce que je vais te dire, commence-t-il d'une voix douce. J'ai un super fournisseur, je touche de la marchandise pas cher, des grosses livraisons, et sah je peux pas gérer plus. Tu comprends, c'est pas contre toi. J'ai juste un deal qui tourne nickel et on se fait tous des couilles en or. Pas vrai les gars ? »

Les autres acquiescent en se marrant, pendant que Neymar tente un grand pont dans la surface. Youssef se penche sur la table, un petit sachet de poudre entre les doigts. Il commence à faire sa ligne avec un bout de carton OCB. Il croit qu'il a évité le pire. Il n'a fait que déplacer ma cible.

« Y a pas de souci, fais-je comme pour admettre ma défaite. T'as bien le droit de kiffer ton deal. Comment t'as réussi à trouver ton super fournisseur ? Il relève la tête, l'œil suspicieux, puis entreprend de sniffer son rail.

— Un gang de Tchétchènes, à Bruges. Faut pas les faire chier, mais ils sont réglos.

— T'es un big boss maintenant, ris-je, et intérieurement je jubile de l'erreur qu'il vient de commettre en me révélant l'info.

— On peut dire comme ça, ouais, glousse-t-il alors que la poudre lui monte au cerveau. Tiens mon pote, un petit cadeau en souvenir du bon temps. » me dit-il en me claquant la main sur l'épaule, sortant de sa poche un autre petit sachet à mon attention.

Deuxième erreur fatale, pensé-je en examinant la poudre blanche dans l'ascenseur qui me ramène au niveau du sol. Non seulement il m'a donné une zone géographique, il m'a aussi fourni un échantillon du produit. Je sais exactement qui pourra exploiter ces deux indices pour débusquer le troupeau de vermines qui me sape le marché. Et quand ce sera fait, il suffira de passer le relais à l'Autre, qui en fera son affaire. Je pourrai alors revenir en sauveur pour récupérer le réseau avant que la pénurie ne se fasse trop insupportable, et je reprendrai ma place comme chef. Quant à Youssef... une fois qu'il m'aura supplié de le sortir de la mouize, et que j'aurai réglé son problème d'approvisionnement, on ira faire un tour pour fêter ça. Et je m'assurerai qu'il dispose en abondance de sa chère petite poudre.

J'oubliais Piaget. Il faudra faire en sorte qu'il ne puisse rien prouver. Ou mieux encore, maintenant que j'y pense, pourquoi ne pas faire en sorte de l'impliquer dans l'opération ? S'il se mouille un peu trop, je n'aurai pas de mal à le convaincre de fermer les yeux sur la sordide overdose d'un minable dealer de banlieue. L'appât est tout trouvé. Faire tomber un réseau de drogue en Belgique, voilà une noble cause. Comme sa jurisprudence ne lui permet pas d'intervenir officiellement, je devrais arriver à lui faire entendre la nécessité d'agir en-dehors du cadre de ses fonctions. A partir de là, je le tiendrai à ma merci.

En attendant, une fois n'est pas coutume, j'ai un grand service à demander à Dizrye.

***

Les odeurs de charbon et d'huile de cuisine se mêlent à celles de la gomme et de l'asphalte, et les lumières blafardes des phares de voitures défilent dans la nuit froide et humide. Je croise un panneau. E403 Brugge / Haven Zeebrugge.

Je pousse la moto jusqu'au centre ville et je m'arrête sur le trottoir le long d'un espace vert sur Grauwerkstraat. Je retire mon casque, éteins les écouteurs Bluetooth, et tue l'appli GPS sur le smartphone. La chasse peut commencer.

Brahim a placé en moi une confiance absolue. Je m'en voudrais de le décevoir. D'ordinaire, je joue le rôle de donneur d'ordres, car la mission repose sur mes épaules avant tout. Dans le cas présent, je dois entrer en action, car le succès du projet de Brahim conditionne l'avancée de mes propres efforts. La promesse que j'ai faite en dépend.

Je laisse mon regard se poser sur la rue endormie. Il est deux heures quinze du matin. Pas une âme à l'horizon. J'extrais de ma poche intérieure le sachet en plastique qui me mènera à la cible. Depuis l'épisode du parc, avec ce renard enragé, j'ai senti s'éveiller en moi ce pouvoir. L'instinct du traqueur. La capacité de sentir la direction, et l'emplacement d'une proie, sans avoir recours à la vue, l'ouïe ou l'odorat, mais davantage à une sorte de sixième sens. Pour peu que je dispose d'un début de piste, d'un objet, d'une odeur. Et dans un périmètre géographique relativement proche. Cette nouvelle capacité, ce pouvoir de Myslivec qui coule dans mon sang, je vais m'en servir pour trouver ce que m'a demandé Brahim.

Je prends une grande inspiration et je laisse couler à travers moi les impressions fugaces, les saveurs vaguement familières. Une direction se dessine. Il est temps de se mettre en marche.

À mesure que je roule dans la banlieue de Sint-Michiels, le sentiment se renforce. Il en devient viscéral. Je quadrille les rues à lente allure, tournant ici ou là, au gré de mes intuitions. La sensation de proximité m'emplit si brutalement l'estomac, que j'ai de la difficulté à distinguer les nuances de la piste. Mais je sais avec certitude que je suis tout proche.

Je tourne sur Vijerhoflaan, puis encore une fois. C'est alors que j'aperçois l'éclat d'une lumière entre des volets dans la rue adjacente. Quatre heures du matin, qui ne dort pas ? Je coupe le moteur et me rapproche silencieusement. Plusieurs voix à l'intérieur, mais pas encore assez distinctes. Des effluves d'emballages de cuisine à emporter, ainsi que de bière éventée, me proviennent des poubelles. Je ne détecte encore aucune odeur suspecte, cependant je décide de me rapprocher. Je m'arrête net lorsque je décèle la présence de chiens derrière la clôture du jardin. Un léger vent souffle contre moi, sans quoi ils m'auraient repéré. Immobile, je tends l'oreille. La respiration régulière d'au moins deux canidés endormis. Les voix à l'intérieur sont plus précises. L'accent ne ressemble clairement pas à du français, ni à du flamand. Je ne peux me risquer à approcher davantage. Mon cœur me hurle que c'est bien d'ici que vient le sac de poudre que je détiens. Mais comment le confirmer ?

Comme pour répondre à mes prières, la porte d'entrée s'ouvre, une silhouette s'avance sous le porche, et un briquet éclaire un instant un visage qui se voile derrière un écran de fumée de cigarette. Et un parfum s'échappe de l'intérieur de la maison. Tapi dans l'ombre de ma cachette, je souris à pleines dents. Je les ai trouvés.

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Bonsoir cher.e.s lecteur.rice.s

Je fais des efforts d'écriture inclusive, mais c'est compliqué.

Vous aimez mes petits poissons? Je sais, c'est pas du grand art, mais je n'ai jamais prétendu avoir du talent avec un crayon, et puis la fonction est tout sauf esthétique. Après le bleu, voilà maintenant le jaune et le vert. Vous avez compris ou je vous fais encore un dessin? 😅

Normalement, le prochain chapitre devrait vous montrer le dernier, qui sera de couleur... enfin, vous verrez bien.

Je fais des efforts pour bien différencier les façons de parler de mes différents narrateurs. J'espère que vous y êtes sensibles. Que pensez-vous de Brahim? Et de Dizrye? Donnez-moi votre avis, ça me fera plaisir.

Et comme toujours, faites briller la petite étoile. 😉👇⭐

Garnath out

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