SCENE 6 : LES GEÔLES DU PALAIS

Un sombre corridor éclairé de torches, dans les souterrains du palais. Dans le mur de pierre humide sont creusées des cellules que ferment des grilles de métal. L'intérieur des cellules, obscurci, demeure invisible. Deux gardes arpentent le corridor, l'air presque somnambules. Ils s'ennuient.

PREMIER GARDE

Ah ! Vivement la relève, mon frère, je commence à avoir sérieusement faim.

DEUXIEME GARDE

Faim ? Comment peux-tu avoir faim, avec toute cette humidité ? Moi, j'aurais plutôt l'estomac qui tourne.

PREMIER GARDE

Hahaha ! Tu as toujours été une âme sensible, l'ami. C'est à se demander comment tu as fait pour échouer ici. Tu devrais essayer d'obtenir un autre poste, tu sais, les cachots du palais, ce n'est pas fait pour toi.

DEUXIEME GARDE

Oh, ce n'est pas tellement l'ambiance, non : c'est l'humidité. Ca ne me réussit pas, je crois. Je préférerais encore être en poste au bord du désert.

PREMIER GARDE

Ah, ça, non, non merci ! Moi, j'ai déjà donné. J'ai servi près des Montagnes de Sel dans mon jeune temps, je peux te dire que ça t'assèche la gorge pour longtemps. Non, moi je me trouve bien, ici, en fin de compte : on est au frais, même en période de sécheresse, et puis c'est plutôt calme, si on oublie les gémissements et tout ça. Toi, par contre, tu n'as pas bonne mine.

DEUXIEME GARDE

Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

PREMIER GARDE

(le pousse légèrement)

Eh bien, pour tout te dire, je te trouve un peu pâle, et puis regarde ça : tu n'as pas d'équilibre. Et je t'ai entendu tousser, aussi, ces derniers temps : c'est devenu rauque, vraiment.

DEUXIEME GARDE

Tu crois ?

PREMIER GARDE

Oui, oui.

( à gauche arrive discrètement BABAJI, qui se cache derrière un pan de mur et écoute la conversation)

DEUXIEME GARDE

Et pourquoi tu ne m'en as pas parlé avant ?

PREMIER GARDE

Oh, tu sais, je ne voulais pas t'inquiéter, je me disais que ça allait passer.

DEUXIEME GARDE

Et pourquoi tu me le dis maintenant ?

PREMIER GARDE

Justement, parce que ça ne passe pas.

DEUXIEME GARDE

(rit jaune)

Haha ! Tu te paies ma tête, avoue ! Tu essaies de me faire peur. On ne sait jamais quoi penser avec toi. En fait, je me sens très bien, je n'ai jamais été mieux !

PREMIER GARDE

Si c'est toi qui le dis. Moi, je te donne seulement mon opinion.

DEUXIEME GARDE

Haha ! Sacré blagueur, va. Tu as bien failli m'avoir.

(une plainte sourde s'élève de la cellule centrale)

PREMIER GARDE

(à travers la grille)

Silence, terrassier ! Pense à autre chose, ça te fera moins mal ! Tu n'es pas content de sortir demain ? Tu préfères qu'on te garde encore un peu au frais, peut-être ?

(silence : BABAJI, toujours caché, sort quelque chose de sa poche)

Là. Faut savoir les mater. Mais qu'est-ce qu'il y a ? Tu as eu peur ?

DEUXIEME GARDE

Bien sûr que non, qu'est-ce qui te fait penser ça ?

PREMIER GARDE

Tu es tout pâle.

DEUXIEME GARDE

A te croire, je suis pâle tout le temps, ça ne nous change pas de l'ordinaire. Occupe-toi de tes affaires, à la fin !

PREMIER GARDE

Allons, ne t'énerve pas, tu t'énerves facilement ces temps-ci. Je vais te dire une chose...

(BABAJI manipule un petit objet qu'il jette ensuite en l'air dans le corridor : c'est la mouche mécanique de CHAFI, qu'on entend bourdonner suffisamment fort, avec l'écho, pour que les deux GARDES tournent la tête)

Qu'est-ce que c'est que ça ?

DEUXIEME GARDE

Ah, ça, je ne supporte pas ! Où est-elle ?

PREMIER GARDE

Tais-toi ! Je vais la repérer.

DEUXIEME GARDE

Elle doit être énorme...

PREMIER GARDE

Je la vois ! Regarde...

(il montre du doigt un point de l'espace)

DEUXIEME GARDE

Où ça ? Ah oui ! Allah, quel monstre ! Ecrase-la.

PREMIER GARDE

(tire son cimeterre)

Laisse-moi faire, mon frère, j'en fais mon affaire. Sais-tu que dans mon jeune temps, quand je me suis engagé dans les troupes du Sultan, je n'avais pas mon pareil au cimeterre. On m'appelait « le Sabreur des Montagnes de Sel »... pour épater les copains, je coupais en deux les scarabées, les yeux fermés... on faisait même des concours...

(il sabre l'air de son cimeterre, plusieurs fois, mais le bourdonnement continue)

Par la Barbe du Prophète, elle est agile ! Vois ! Elle se dirige par là. Suis-moi, et regarde bien...

(les deux GARDES s'éloignent et sortent par la droite, à la poursuite de la mouche mécanique, tandis que BABAJI s'aventure derrière eux dans le couloir et vient s'appuyer aux barreaux de la cellule du milieu)

BABAJI

Amar ! Amar, c'est moi, vous êtes là ? Vous êtes là ? C'est vous ?

(silence)

Je suis désolé, je... je croyais que mon père vous avait libéré... je le lui ai demandé... mais je n'étais pas sûr, alors je suis venu... je suis désolé, je vais lui redemander... et je vous ai apporté des jouets, pour... pour Rayhan, attendez...

(silence : BABAJI fouille dans son manteau, quand brusquement une main passe entre les barreaux et l'agrippe avec force)

AMAR

(invisible, depuis l'intérieur obscur de la cellule)

Garde tes jouets et tes promesses, fils de chien ! Fourre-les-toi dans la gorge et étrangle-toi avec ! Tu es venu voir Amar ? Je vais te faire voir Amar, dans toute sa splendeur, regarde bien ! Regarde !

(entre les barreaux passe un second bras, terminé par un moignon qu'enveloppe un bandage sanguinolent)

Regarde ce qu'il reste d'Amar, le terrassier du Sultan ! Regarde ce qu'ils m'ont fait, à cause de toi ! Regarde ! Où est-elle ? Dis-moi où elle est ! Dis-moi ce qu'ils en ont fait ! Qu'est-ce qu'ils en font, quand ils les coupent ? Est-ce qu'ils les enterrent, est-ce qu'ils les mangent, est-ce qu'ils les jettent aux chiens comme toi ? Ou est-ce qu'ils en font des jouets, de jolis petits jouets pour t'amuser la nuit, que tu caches sous ton lit ? Combien en as-tu déjà, sous ton lit, dis-moi ? Allah fasse qu'elles pourrissent dans tes draps et t'étouffent dans ton sommeil ! Tu ne dormiras plus, mon prince, crois-moi : tu ne dormiras plus, car le sommeil des assassins n'est qu'une longue maladie, qui ne te laisse t'endormir qu'à la fin ! Et surveille bien tes portes, surtout les portes secrètes, c'est par celles-là qu'entre le Destin !

(BABAJI lutte, parvient à s'arracher à l'emprise d'AMAR et se sauve par où il est venu)

C'est bien, mon prince ! Cours, Sauve-toi ! Et à l'avenir, surveille bien tes portes !

(la lumière retombe, plongeant le couloir dans le noir)

FIN DE LA SCENE 6

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