Chapitre 38
Hiver 1879 - 1880
Une lueur tremblante danse sur les parois de la pièce, projetée par les lanternes suspendues aux murs. Le silence est seulement troublé par le bruit feutré du thé versé dans des tasses de porcelaine fine. Tian, assis dans l'un des divans confortables qui se trouvent dans le salon, écoute les conseillers de son parti lui faire leur rapport, le dos droit, l'air serein, mais l'éclat glacial de ses yeux ne trompe personne.
Le conseiller Zhang, un homme d'une cinquantaine d'année, à l'air particulièrement austère, après une gorgée de thé, se décide à briser le silence qui s'est installé. D'une voix mesurée, il se lance, en se tournant à demi en direction de Tian.
- Comme vous l'avez ordonné, Excellence, nous avons placé toutes les résidences des réformistes sous surveillance. Des hommes stationnent aux abords de leurs maisons. La police est active en ce sens également.
Un autre conseiller, un certain Wu, petit en taille et bien replet, à la barbiche longue pendant presque sur son ventre, ajoute quelques paroles, un air grave au visage.
- Chaque déplacement, chaque visiteur est consigné. Jusqu'ici, rien d'anormal n'a été détecté, mais... il est évident qu'ils se méfient.
Tian tapote du bout des doigts sur l'accoudoir du siège dans lequel il est installé. Il semble pensif, mais secoue doucement la tête.
- Ils seraient bien idiots de ne pas le faire. Mais dites-moi... avons-nous enfin des preuves de leur implication dans les attaques ? Il nous en faut pour les éradiquer une bonne fois pour toute.
Zhang se dandine un peu dans le divan sur lequel il est installé et grimace légèrement.
- Pas encore directement. Nous savons seulement qu'ils ferment les yeux sur ces attaques, peut-être même qu'ils les encouragent.
A côté de lui, Wu hoche la tête, sa barbiche s'agitant en tous sens comme pour appuyer son geste. On peut lire la préoccupation qu'il ressent, sur son visage.
- Nos convois d'Omega ont subi de lourdes pertes ces dernières semaines et depuis la fin de cet été. Plusieurs groupes de transport ont été attaqués sur la route des montagnes, et les captifs ont disparu sans laisser de trace. Mais si on sait qui fait partie de ces forcenés, on n'arrive pas à mettre la main dessus. Pourtant on avait réussi à en blesser mais c'est comme s'ils se remettaient sur pieds de manière étrange. A croire que ce sont des fantômes.
Et Zhang de renchérir,
- Certains de nos hommes ont été tués. D'autres ont simplement... changé de camp. Il semblerait que certains gardes aient été achetés ou convaincus de trahir.
Les longs doigts de Tian Shennong jouent avec la porcelaine de la tasse de thé, en faisant le tour comme s'il voulait en tirer un son. Le regard plongé dans le liquide ambré, il serre les mâchoires mais son ton reste égal.
- Des lâches. Vous avez déjà pris des mesures ?
Le conseiller replet opine du chef, avant de se lever pour faire quelques pas dans la pièce.
- Nous avons exécuté ceux que nous avons identifiés. Mais cela ne suffira pas si nous ne trouvons pas la source du problème. Quelqu'un doit forcément les envoyer, et ils ont des informations qu'ils ne devraient pas avoir. A moins que nous ayons des espions dans les rangs...
A cette idée, le regard du grand alpha s'assombrit et l'odeur poivrée commence à envahir la pièce de manière un peu trop vive, forçant les deux autres conseillers à froncer le nez.
- Alors trouvons-la. Nous allons augmenter la sécurité des convois restants et piéger les prochaines livraisons. Si quelqu'un tente une attaque, il tombera dans nos filets. Comme cela avait été fait en septembre. Trouvez Lee Minho, et faites le interroger, qu'il parle et dise ce qu'il sait.
Un silence pesant s'installe. Les deux conseillers échangent un regard avant que Zhang ne prenne la parole, hésitant.
- Excellence... si nous ne parvenons pas à endiguer ces attaques rapidement, nos partenaires en Chine risquent de perdre patience. La traite est un commerce fragile. Moins il y a d'Omega livrés, plus les prix grimpent. Si nous ne respectons pas nos engagements, Pékin pourrait... réévaluer son soutien. Quant à trouver cet homme...
Tian se lève à son tour, dans le bruissement soyeux des tissus de ses robes, il plisse les yeux, en s'approchant du petit conseiller au ventre proéminent, et sa voix devient tranchante.
- La Chine sait à quel point nous lui sommes utiles. Ils ne nous lâcheront pas. Mais vous avez raison sur un point : nous devons réaffirmer notre position.
Il se redresse lentement et esquisse un sourire, un de ces sourires lents et froids qui ne présagent jamais rien de bon. Il se tourne vers l'un des gardes en faction devant la porte, que personne de la maisonnée n'entre dans la pièce.
- Faites appeler Jisung.
Les conseillers se figent une fraction de seconde avant que le garde incline la tête en signe d'assentiment. Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvre doucement, laissant apparaître l'oméga. Vêtu d'un hanbok sobre, ses cheveux sagement noués malgré quelques mèches échappées, il s'avance avec une grâce mesurée. Il s'incline légèrement en guise de salut sans un regard pour personne, son visage impassible, mais Tian devine la tension sous cette façade maîtrisée. Ce dernier tend une main en direction de sa précieuse petite chose, et d'une voix douce, lui demande d'approcher. Obéissant, Jisung le fait, et lorsqu'il arrive à portée de l'alpha, Tian referme ses doigts autour du poignet du noiraud, tirant légèrement pour l'amener plus près de lui. Passant dans son dos, le chinois ouvre légèrement le col du hanbok. Sous le regard des deux conseillers, il effleure les cicatrices des marques qu'il a laissé sur la peau fine entre l'épaule et le cou, sur cette glande goûteuse dont il a bien du mal à se passer, comme pour chercher à rappeler sa propriété. Son sourire est mesquin tandis qu'il reprend son discours.
- Vous vous inquiétez tant pour la traite des Omegas... mais voyez-vous, lorsqu'ils comprennent leur place, tout devient bien plus simple.
Jisung se refuse à la moindre réaction. Oh il entend bien et comprend la situation, mais il ne lui fera pas ce plaisir. Pas encore, et ce malgré la prise de l'alpha qui se resserre sur son poignet, comme s'il cherchait à le faire réagir d'une manière ou d'une autre. Le conseiller Zhang hoche la tête et sourit en coin en observant le couple.
- C'est une évidence. La discipline forge l'obéissance. Mais cela va prendre un certain temps pour que tous en soient conscients.
- Ça viendra. Par la force ou la persuasion, voire les deux, ils finiront par comprendre. Même les plus têtus et résistants finissent par savoir.
Tian marque une pause, le nez posé dans le cou chaud du noiraud, à humer son délicat parfum, savourant l'instant, avant de reprendre, et son ton se fait plus insidieux quand il plonge le regard dans celui de Jisung, après lui avoir saisit le menton pour le forcer à le regarder.
- D'ailleurs... nous avons eu une surprise il y a quelques temps.
Jisung ne répond pas, mais Tian sent la tension dans son poignet. Il voit aussi ce muscle qui se contracte sur son visage, signe qu'il sert les dents. Cela amuse l'alpha qui se régale de la vision qu'il a.
Le chinois poursuit alors, l'air de rien, non sans détailler un peu plus les yeux ronds de l'oméga et ces cils si longs qui papillonnent et cachent son regard si coléreux, à la teinte si particulière.
- Un de nos convois a été attaqué il y a quelques temps. Une embuscade bien préparée... brutale, efficace. Nos hommes n'ont même pas eu le temps de riposter correctement, malgré la présence de la police.
Il laisse un silence s'installer, observant le visage impassible de Jisung, puis penche légèrement la tête, son sourire se faisant venimeux alors qu'il s'étale lentement sur son visage.
- Parmi les assaillants... il y avait une vieille connaissance. Tu connais Lee Minho, n'est-ce pas ?
Le nom claque l'air comme un fouet et Jisung sent ses jambes vaciller l'espace d'une seconde. Les conseillers échangent un regard entendu. Ils sont au courant de l'affaire et ils se laissent aller à l'ironie de la chose. Wu s'est réinstallé dans le divan, écrasant de son volumineux fessier les coussins de soie aux broderies complexes, et s'est resservi un thé qu'il déguste tout en admirant la scène et Zhang s'est penché en avant, montré par là tout l'intérêt qu'il éprouve également. Jisung n'en mène pas large. Ses mâchoires se sont de nouveau serrées, et le regard acéré qu'il lance à son mari signifie tant de choses... Toutefois il reste silencieux, ne désirant pas offrir la moindre satisfaction à l'alpha. Alpha qui sent bien les doigts de Jisung se crisper. Et sa voix douce, si pleine de perfidie poursuit.
- J'ai entendu dire qu'il avait été grièvement blessé lors de cette attaque. Depuis personne n'a de nouvelles. Crois-tu toujours qu'il saura venir te chercher ?
Levant sa main libre, il glisse lentement son pouce sur la marque de Jisung, comme pour souligner l'échec de Minho. Si l'oméga ne dit rien, ses yeux se remplissent de larmes qu'il peine à contenir, et ses membres se font tremblant sous les doigts de l'alpha qui sourit, comme pour le consoler, le chérir et lui faire comprendre qu'il n'est pas seul dans sa souffrance. La douleur et la colère se mêlent tellement dans l'esprit de Jisung, qu'il pourrait en oublier de respirer, et son souffle se fait erratique tandis qu'il cherche à se soustraire aux doigts de Tian, qui vient lui chuchoter quelques paroles à l'oreille.
- S'il n'est pas déjà mort, il perdra, de toutes façons.
Jisung, toujours silencieux, n'offre aucune réponse. Il finit par s'arracher à la poigne de l'alpha et sort de là sans se retourner, sous le rire amusé des conseillers chinois. Il heurte sans le voir l'un des domestiques, mais ne se retourne pas non plus. Il ne pense qu'à une chose : Minho. Seungmin continue de venir le visiter, mais il est vrai que les nouvelles concernant son lié se font rares. Le médecin lui a expliqué que le groupe a dû se séparer quelques temps pour des raisons de sécurité, mais non. Non. Minho n'est pas mort. Il est là, quelque part, vivant, à faire ce qu'il pense être juste. A faire ce qui est juste.
Les jours défilent au point de s'y perdre, et l'oméga tente de combattre cette peur qui le paralyse. Il veut s'enfuir, il le pourrait parfois. Mais à l'idée d'être retrouvé, de recevoir une punition telle qu'il a déjà connu... Il y renonce. Comme si des chaines invisibles le retenaient là sans qu'il puisse rien y faire. La crainte des conséquences pèse tellement sur son coeur... Et les semaines s'en vont sans qu'il ait trouvé le courage de rejoindre Minho. Sans qu'il ait su puiser au fond de lui, les ressources nécessaires pour recouvrer une pseudo liberté. Et que lui dirait son alpha de toutes façons ? Voudrait-il vraiment d'un oméga souillé ? Il peine tellement à un croire...
Ses chaleurs se sont relancées depuis les premières dans cette demeure. Mais maintenant prévenu, il sait gérer une potentielle grossesse, et met à mal toutes les tentatives de Tian via des décoctions particulièrement fortes que Seungmin lui fournit en cachette. Oh il pense bien que l'alpha se doute de quelque chose, malade comme il est après chacune de ses périodes. Mais pour l'instant, rien ne l'empêche de poursuivre en ce sens.
Son Père a été invité pour le nouvel an lunaire. Tian a également invité un nombre conséquent de personnes, des hauts responsables pour la plupart, exception faite des réformistes avec qui il ne semble plus vouloir frayer. L'alpha a exposé son oméga comme un trophée, fier d'en avoir trouvé un qui soit si sage et obéissant après avoir fait ce qu'il fallait pour qu'il écoute ainsi. Monsieur Han s' est enorgueilli de la chose et fait savoir à tout un chacun qu'il était son fils, si tant est qu'ils ne le savaient pas encore. Et tout cela, Jisung le subit tout en tentant de conserver un semblant de dignité.
Mars 1880.
Jisung se tient droit dans l'entrée de la demeure de Tian, les muscles tendus, le regard rivé devant lui.
La porte est grande ouverte. Les domestiques, affairés à transporter de lourdes caisses, n'ont pas pris la peine de la refermer, tout comme la grille qui donne sur la rue, plus loin.
Le chinois est occupé dans l'un des salons, entouré de plusieurs conseillers qu'il a fait venir pour des discussions auxquelles l'oméga n'a pas accès. Il est seul. Seul face à sa liberté.
Il lui suffirait d'un pas. D'un seul pas.
Son cœur cogne si fort qu'il en a la nausée, ses tempes battent au rythme effréné de son angoisse. La peur l'étouffe, broie sa cage thoracique. Et pourtant, au milieu du chaos qui le paralyse, une certitude s'impose : c'est maintenant ou jamais.
Il bondit.
Ses jambes le portent jusqu'au bureau de son époux, qu'il ouvre à la volée. Il sait déjà où chercher, il n'a plus le luxe de l'hésitation. Ses mains tremblent, refusent d'obéir, mais il parvient à ouvrir le tiroir et à saisir le carnet de cuir noir. D'un geste fébrile, il l'ouvre, vérifie qu'il s'agit bien du bon. Il va refermer le carnet et s'éclipser lorsque ses yeux tombent sur une lettre, soigneusement pliée entre les pages.
Il reconnaît immédiatement la calligraphie. Celle de son père.
Un frisson glacé le traverse. Sa gorge se serre. Pourquoi Tian conserve-t-il une lettre de cet homme ? Qu'a-t-il pu lui écrire ? L'oméga n'a pas le temps de la lire maintenant. Il glisse la missive entre les pages et s'apprête à partir quand un objet, posé avec soin sur le bureau, capte son attention.
Un bishan* en porcelaine blanche.
L'idée l'électrise. Une impulsion incontrôlable s'empare de lui. Il attrape un pinceau, le trempe dans l'encre noire, et d'un geste sûr, court jusqu'à l'entrée.
La porte est toujours ouverte.
Les voix graves des conseillers résonnent dans le couloir, se rapprochent dangereusement. Le temps presse.
Jisung grimpe sur un meuble placé sous un miroir à l'européenne, au tain d'argent poli. Il élève le pinceau, sa main hésite un instant, puis il trace des caractères nets, rageurs, indélébiles dans son meilleur chinois : « La Corée Libérée » puis sous l'impulsion de la fureur, il ajoute « A bas la Chine »
L'encre dégouline en traînées épaisses sur le verre. Jisung laisse tomber le pinceau sur le sol de marbre sans un regard en arrière. Un bruit mat. Une tache noire. Une souillure sur l'orgueil de Tian.
Il saute au sol et recule d'un pas, le souffle court, admirant son œuvre. Un symbole de rébellion, une preuve qu'il n'est pas brisé.
C'est à ce moment précis que Chaton émerge de l'ombre, l'observant de ses grands yeux curieux.
Le noiraud a un sursaut, le cœur serré. L'espace d'une seconde, il est tenté de le prendre avec lui. Mais il se ravise. Non. Il ne veut rien emporter de cette vie. Lorsqu'il lève la tête, il les voit.
Tian. Son père. Les autres conseillers.
Ils sont figés au seuil de l'entrée, leurs regards rivés sur les mots inscrits sur le miroir.
Un silence de plomb s'abat sur la pièce.
Jisung retient son souffle. Il est coincé.
Mais lorsque Tian tourne enfin son regard vers lui, lorsque leurs yeux se croisent dans un choc silencieux, l'oméga sent une rage pure l'envahir.
Lentement, il crache au sol, juste devant les pieds de son époux.
Puis, sans un mot, il agite le carnet à bout de bras, en un geste de défi clair, tout en retirant le ruban qui maintient ses cheveux noués**, le laissant tomber au sol.
Et il court.
Il entend un conseiller crier quelque chose. Tian jurer dans sa langue. Des bruits de pas précipités derrière lui. Mais c'est trop tard.
Jisung s'est déjà jeté au dehors, ses jambes le portant à toute vitesse à travers les ruelles sinueuses de la ville. Il ne sait pas où aller. Il ne sait pas combien de temps il pourra fuir avant qu'on ne le rattrape.
Mais il court.
Il court vers sa liberté.
* repose pinceau ( montagne à pinceaux littéralement)
** en ancienne Chine comme en ancienne Corée, un homme lâchant ses cheveux est signe de rebellion, il va contre l'ordre établi
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YEAAAAAH VAZY DOUDOU!
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